SEPT
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LES JOURNÉES ÉTAIENT tellement chargées que Jean ne voyait pas le soleil effectuer sa trajectoire. Elles semblaient tellement courtes, et les heures défilaient vite. Allongée dans la boue, avec à ses côté les membres de son unité, elle avait un fusil en main. Le souffle court, l'œil contre la visière et le doigt qui caressait la détente, Jean avait une cible devant elle. Un vulgaire morceau de métal, où étaient tracés plusieurs cercles les uns dans les autres. Toute cabossée, la parcelle de fer était suspendue contre un arbre, et attendait qu'une balle la percute.
Elle vida son esprit, et sentait la matière froide de l'arme contre sa joue. Entre ses lèvres, elle laissa sortir un dernier soupir, puis oublia complètement sa respiration. Son doigt glissa sur la gâchette, et la balle sortit du canon en un bruit sourd. Celle-ci ne rencontra même pas sa cible, et alla s'enfoncer plus loin, entre les arbres. Jean baissa les yeux. Voilà quatre heures que les six soldats de son unité s'entrainer au tir de précision. C'était le tir le plus facile : il avait le temps de souffler, viser, tirer. Pourtant Jean n'y arrivait pas. Et ce n'était pas le premier entrainement qu'ils effectuaient : voilà quatre jours qu'ils venaient ici, chaque matin pour dégommer ces couvercles de poubelle. Si Jean n'était même pas capable d'atteindre une cible immobile, comment allait-elle faire sur le champ de bataille ?
Les autres y arrivaient, eux. Même si la balle n'allait pas s'engouffrer au beau milieu de la plaque, elle la touchait, c'était déjà ça. Malgré tous ses essais en vain, Jean n'abandonna pas. Elle ne comptait absolument pas se défiler devant le reste des hommes qui n'attendaient que de la voir céder. Elle se positionna, ferma un œil, et déplaça son doigt sur la queue de détente. Elle élimina ses autres pensées, jusqu'à ce qu'elle ne perçoive plus que la cible. Ses poumons se vidèrent, et elle appuya de nouveau sur la gâchette. La balle s'enfonça dans le côté droit du couvercle de poubelle. Le jeune soldat sourit, et sentis la joie exploser dans sa poitrine. Elle se redressa et éleva ses deux bras dans les airs, fière d'elle.
- OUI !
Son fusil brandit au-dessus de sa tête, elle était debout, comme un sportif qui venait de gagner une médaille d'or. Tous les autres soldats étaient allongés sur le ventre, et la regardaient d'un air confus. Jean ignorait leurs coups d'œil, trop contente devant la balle qu'elle avait finalement réussie à tirer au bon endroit.
- Landcaster, vous êtes mort !
Jean se retourna et vu Carleton, qui se tenait juste derrière elle. Le sergent gardait toujours un œil sur son unité, et avait passé les deux premières heures avec eux, à s'entrainer au tir. La plupart de ses balles atteignaient la plaque de métal à peu près en son milieu, et il était clair que ce n'était pas lui qui avait le plus besoin de s'entrainer. Il avait passé du temps à tous leur expliquer, à leur montrer comment s'y prendre, et les jeunes soldats apprenaient vite. Excepté Jean. C'était pour l'instant la moins douée de tous, mais elle ne comptait pas le montrer aux autres.
- Si vous sautez de joie lors d'une bataille car vous avez atteint votre cible, on vous tirera dessus en une demi-seconde.
Jean ravala sa salive, puis regarda ses pieds. Elle savait bien qu'il avait raison, son comportement maladroit et puéril risquait de la faire tuer sur le champ de bataille. Elle releva la tête en marmonnant :
- Oui, oui...
Il lui fit signe de retourner s'entraîner, et Jean obéis. Il ne lui adressa pas une seule autre parole, et le jeune soldat profita qu'il ait le dos tourné pour s'accorder une seconde de repos. Les coudes dans la boue, le visage au même niveau de la poussière et des cailloux, elle aurait juré le voir sourire.
+ + +
La lune sortit vite, et les ombres recouvrèrent la forêt. Son fusil en bandoulière, Jean revenait d'une patrouille avec son unité. Ils avaient marchés le long de la frontière française le long des tranchées qu'ils avaient creusés à leur arrivé. Jean était plus intéressé par les oiseaux qui peuplaient les branches des arbres plutôt que les ordres que gueulait Carleton, et son étourdisse faillit lui coûter une chute à l'intérieur de la tranchée. Si Peter n'avait pas été là pour la rattraper par le col de son uniforme, elle aurait surement fini au fond, dans un état qui aurait été hilarant pour le reste des hommes.
Le plus troublant dans ce paysage, c'était l'absence permanente de l'ennemi allemand. Comme le citait George dans ses lettres, il ne se passait absolument rien, que ça en devenait presque terrifiant. Pas le moindre nuage de fumée, pas la moindre silhouette humaine à l'horizon. C'était à se demander s'il y avait véritablement une guerre à l'heure qu'il était. Alors que les paroles des soldats emplissaient l'atmosphère des phrases et de mots plus souvent mâchés que parlés, leurs bottes frottaient sur le sol au fil de leur pas. Ils rentrèrent un à un dans les dortoirs, et alors que Jean allait faire de même, l'entente de son nom la força à rester sur place.
- Landcaster.
Elle sentit une main sur son épaule, et reconnue la voix du sergent à présent devenue presque familière.
- J'ai à vous parler.
Jean se retourna, et sourit à l'homme qui se tenait devant elle. Il fallait dire qu'il s'en prenait beaucoup à elle, mais elle sentait que ce n'était jamais méchant. Le sergent n'était autre qu'un homme bon, avec un travail à faire.
- Je vous écoute.
Elle fit glisser ses doigts sur la bandoulière de son arme en attendant qu'il prenne la parole. Jean cligna des yeux plusieurs fois, devant le sergent qui semblait soigneusement choisir ses mots. Son sourire s'effaça peu à peu, au fur et à mesure qu'elle se rendait compte que ce qu'il était sur le point de lui annoncer n'était rien de bon.
- Demain, aux premières lueurs, un de nos véhicules part pour Calais. Une fois là-bas, un bateau de pêche prend la route de Londres. Si vous vous présentait en tant que soldat anglais, il vous acceptera et vous offriront le voyage. Le...
- Vous voulez me faire rentrer ? s'exclama Jean, alors qu'elle venait de comprendre. Elle écarquilla les yeux, en réalisant ce que le sergent pensait réellement d'elle. Elle était faible à un point que l'armée anglaise préfèrerait la voir rentrer au pays que se battre dans ses rangs. Elle sentit les larmes monter, à l'idée de cesser ses recherches sur la disparition de son frère. Elle s'était promis de ne pas repartir sans lui, et tant pis ce que pensaient les autres. Ce qu'elle faisait n'avait rien à voir avec cette guerre. Elle était là pour sa famille, et pour rien d'autre. Carleton répondit sans hésiter, comme si tout cela était évident :
- Vous n'avez pas votre place ici.
- Oh non, monsieur. Je l'ai autant que vous, ma place ici. Et j'suis désolée de vous annoncer que je ne suivrais pas vos ordres.
Le sergent soupira, en regardant son soldat. Il ne le voyait que comme un gosse jeune et inconscient, qui ne se rendait même pas compte de ce qu'il était en train de faire. C'était une réelle surprise qu'on ait autorisé ce moustique à joindre les rangs, et James était en train de se poser des questions sur ce qu'il avait réellement fait pour en venir jusqu'ici.
Son enrôlement dans l'armée à lui n'avait pas été facile. Poussé par ses résultats scolaires catastrophiques, Carleton n'avait trouvé refuge qu'au sein du domaine. Pourtant la guerre, c'est bien la dernière chose qu'il voulait voir en face, et il tentait désespérément de cacher le nombre de vies qu'il avait déjà pris. Il fut gradé en tant que sergent et envoyé dans à la base où il se situait actuellement, et avait la peur au ventre, comme le reste des soldats. Même si le sentiment ne se montrait pas si leur visage, il leur bouffait les artères et chassait le sommeil de leurs nuit. Jean ne la connaissait pas, cette peur. Et Carleton l'avait bien remarqué, et il ne put dire s'il s'agissait d'une bonne chose ou d'une mauvaise. C'est calmement qu'il décida de lui répondre :
- Vous allez crever, si vous restez ici. Vous ne vous rendez même pas compte de l'offre que je suis en train de vous faire ! La plupart des soldats tueraient pour pouvoir rentrer chez eux.
Jean ne put pas répondre. Une boule dans la gorge, elle savait que continuer de répondre ne servirai à rien, mais ce n'est pas avec ces menaces qu'elle avait été convaincu. Elle se contenta d'hocher la tête, pour ne pas placer un autre mot. Il était pourtant évident qu'elle ne comptait absolument pas mettre le pied dans ce camion qui partait demain, et le sergent allait encore la voir longtemps, à son grand malheur. D'une voix d'enfant, elle se contenta de dire :
- À demain, m'sieur.
Elle lui lança ces mots comme ça, en quelques paroles, juste pour qu'il comprenne qu'il la reverrait bientôt.
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— Femmes dans l'armée soviétique ; 1942
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