QUATRE
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DANS LE MIROIR DE LA SALLE DE BAIN, Jean se regardait. La glace n'était pas claire, comme voilée d'un brouillard fin et ne reflétait pas les traits exacts de la jeune femme. Ses contours en bois sombres faisait pensait au cadre d'une œuvre d'art, mais l'image de Jean qu'il renvoyait n'avait rien d'une belle peinture. Les murs de la pièce étaient peints d'un jaune fade, absolument abominable. L'humidité faisait pourrir le plafond, et le petit lavabo n'offrait pas beaucoup de place pour s'y laver les mains. L'esprit perdu dans le vide, Jean passa son regard endormi sur les quatre coins de la pièce. Avec un soupir, elle se déshabilla, et fit tomber ses vêtements sur le sol froid et carrelé. Becky lui avait donné un gros bandage, qui lui servait habituellement à soigner les plaies les plus grosses de ses patients. La jeune fille le déroula devant elle et ses seins nus, puis se mise au travail.
Pressant l'un de ses bouts sur sa poitrine, elle tira fort sur l'autre extrémité pour s'entourer dedans. L'appliquant contre son buste, elle fit plusieurs fois le tour du haut de son corps, s'appuyant sur les seins pour qu'ils diminuent de taille sous le bandage. La courte opération fut douloureuse, mais Jean ne cessa pas son petit manège. Elle l'attacha maladroitement, et rejeta un coup d'œil dans le miroir. Voilà qui l'aiderait à se faire passer pour un homme. Ça aller être dur de faire croire aux autres qu'elle était bien du sexe masculin, avec sa petite taille et ses courbes un peu trop visibles. Mais bon, elle pouvait facilement cacher son corps de femme sous les uniformes de soldats.
Ce qui restait le plus gros des problèmes, c'était son visage. Il était trop doux et ses lèvres étaient bien trop pulpeuses pour pouvoir appartenir à un homme. Et puis, elle se dit qu'il deviendra tellement sale que plus personnes ne fera attention. Ça allait marcher. Ça devait marcher. Et si les autres comprenait que c'est une femme ? Elle serait immédiatement renvoyée au pays. Il y avait des femmes, qui s'engageaient dans cette guerre, mais elles n'avaient pas de rôle au front. Elles faisait parties des officiers, planifiaient les attaques, cartographiaient les camps ennemis, aux côtés des sergents et des chefs de troupes.
Elle enfila la chemise de George qu'elle avait emmené ici, et constata qu'elle était en effet beaucoup trop grande. Elle lui arrivait sous les fesses, et ses manches pendaient. On aurait dit une petite fille dans le manteau du père noël, elle avait l'air complètement idiote. Elle rentra le bas de sa chemise dans son pantalon, et s'arrangea avec les manches pour ne pas avoir l'air trop ridicule. La ceinture du pantalon lui arrivait au dessus du nombril, et elle prit soin à l'attacher solidement, pour ne pas qu'il tombe. Lorsqu'elle sortit enfin de la salle de bain, Becky était sur son fauteuil, à lire le journal. Le bruit de papier qui se froisse résonna à travers la pièce vide, alors que Becky reposa les large et fragiles feuilles de papier sur la table à côté d'elle. Elle lui adressa un regard triste, puis elles quittèrent ensemble l'appartement.
Jean fit glisser ses doigts sur les murs couverts par le papier peint verdâtre du rez-de-chaussé, et poussa la porte de verre qui les séparait du dehors. Un nuage blanc sortit d'entre ses lèvres alors qu'elle souffla dans l'air frais de ce matin sans lueurs. Les réverbères étaient encore allumés, et à part un vieux chat qui errer sur les dalles de la route, les paysage était désert. Pas une seule présence humaine : c'était bizarre, mais en même temps, Jean ne put s'empêcher de trouver cela réconfortant. Derrière elle, la voix de Becky l'interpella :
- Tu ressemble au gosse qui nous amène le courrier avec sa bicyclette, lui aussi il porte la taille de son pantalon aussi haut que toi. Jean se retourna, et lui sourit.
Elle ne lui répondit pas, elle savait bien que Becky comprendrai un simple sourire.
Le ciel de Londres était encore sombre, et les vieux lampadaires illuminaient encore les rues. Sur le quai du Chelsea Harbor, Becky était emmitouflée dans un gros manteau à fourrure, avec Jean en face d'elle. Celle-ci avait son cœur qui battait la chamade, et pouvait sentir l'adrénaline couler dans ses veines. L'excitation l'avait prise tout entière, mais la nervosité lui rongeait les os. Toutes les secondes, elle se demandait si elle devait vraiment y aller, en se remettant sans cesse en question. Ses yeux, émerveillés par le navire qui se dressait devant elle, souriaient. Celui-ci était un petit bateau de marchandise, pas plus grand que les navires de pêche. Des hommes hissaient des malles à sa surface, probablement des fournitures à emmener en France pour du commerce. Le port était énorme, mais comme le bateau dans lequel elle embarquait était petit, ils se trouvaient un peu à part des paquebots gigantesques. Le sol était construit de pavés, et humide, il en émanait des senteurs de poussière et d'eau de mer. Les nuages gris semblaient si bas qu'on aurait pu lever sa main en les attraper.
Le ciel n'était pas visible, chacune de ses parcelles caché par l'épais brouillard qui enveloppait la capitale chaque matin. Une lanterne éclairait le mat de l'énorme barque sur laquelle Jean allait embarquer, et le clapotis presque muet de l'eau salée contre les dalles de ciments était un véritable concert aux oreilles de Jean.
Elle aperçue plusieurs autres soldats qui traînaient par-là, embrassant leur compagne pour se rendre sur les planches de bois de navire. Il n'y en avait pas beaucoup, à peine une dizaine. Jean sentit qu'elle devait faire de même, et se retourna vers Becky. Elle se jeta dans ses bras, pour lui adresser un ultime adieu, et lorsqu'elle se décala pour observer le visage de son amie, celle-ci avait les larmes aux yeux. L'infirmière lui sourit, avant de lui dire :
- Bonne chance, soldat.
Jean rigola en balançant la tête vers le ciel, et commença à s'éloigner en marche arrière. Elle faisait de grands pas, pour prendre garde à ne pas trébucher, puis le sol changea sous ses pied, et prit la forme d'une pente en bois. Elle baissa les yeux, les pieds sur l'infime pont qui reliait la terre ferme au bateau. Becky se tenait toute droite sur le quais, les mains repliées devant elle. Jean la regarda une dernière fois, se promettant de revenir la voir, et cette fois, ce serait avec George. Elle lui adressa un signe de la main, puis lui cria :
- Merci, Becky !
Cette dernière la regarda grimper dans le navire, essayant tant bien que mal de retenir les larmes qui étaient sur le point de sortir. Jean monta sur le pont, devant la masse de matelots et de nouveaux soldats qui s'apprêter à larguer les amarres. Le brouillard était si opaque qu'on aurait dit qu'on flottait sur des nuages. Dans le lointain, le cri d'une mouette résonna, comme pour annoncer le départ du bateau.
+ + +
Les pieds pendant dans le vide, Jean était assise sur le bord du petit bateau. Ce n'était vraiment pas un grand navire, c'était un petit ferry se rendait à Calais pour livrer des cargaisons. Les bras enroulés autour de la rambarde, la jeune femme ressemblait à un petit garçon malade. C'était la première fois qu'elle grimpait à bord d'un navire, et visiblement son estomac n'aimait pas du tout ça. Elle devait à tout prix rester près de la mer qui écoulait ses flots sombres sous elle, au risque d'étaler son vomi autre part que dans l'eau. Voilà une heure qu'ils étaient en pleine mer, et l'absence de terre dans toutes les directions donnait la nausée à Jean.
- Eh, gamin, est-ce que ça va ?
Jean tourna sa face pâle vers l'homme qui venait de l'interpeller. Sans sourire, elle leva son pouce, pour lui dire que tout allait bien. Pas convaincu, celui-ci s'installa à ces côtés. Les matelots se distinguaient de leurs habit sales et de leur odeur de sel et de poisson : celui qui était à côté d'elle n'en était pas un. Il devait être quelqu'un se rendant à Calais, un soldat, peut-être. Que venait-il faire ici, aux côtés de Jean ? Personne ne lui avait demandé son avis ou ne l'avait invité. Pourtant, Jean était en manque cruel de compagnie, et être seule était quelque chose qui ne lui avait jamais vraiment plus. Elle ne répondit pas à sa question pourtant, ne se sentant pas en humeur de parler. Ce ne fut pas le cas de l'homme, puisqu'il s'assit à coté d'elle, en espérant en tirer une discussion potable. Il était sacrément grand, et devait avoir la trentaine. Ses cheveux blonds et sales remuaient au rythme des bourrasques régulières, comme un énorme champ d'herbe verte.
L'herbe verte.
Jean pensa pendant quelques secondes aux énormes espaces qui s'étendaient derrière la côte de Plymouth, dans lesquels elle, son frère et les autres gosses du village passaient leur temps à courir comme des idiots. Une fois, George avait volé la peinture de leur père, et discrètement Jean et lui était allés peindre sur une pauvre vache qui n'avait rien demandé à personne et qui broutait paisiblement dans les pâturages. L'animal n'avait pas bronché et c'était fait laissé faire, comme un vieux chien domestiqué. Avec leurs doigts, les deux enfants s'étaient amusés à tracer sur son pelage toutes sortes de formes et de figures. Quand le fermier avait découvert sa pauvre bête recouverte de peinture rouge, il avait d'abord cru qu'il y avait un démon qui rôdait dans les parages, puis quand il avait vu les oiseaux et les poissons dessinés grossièrement avec de la peinture, il avait chopé les jumeaux Landcaster et ceux-ci n'avaient pas passé un bon moment. La voix du jeune homme tira la jeune fille de ses rêveries.
- Je m'appelle Peter. Et toi ?
Elle le regarda, et admira quelques secondes sa mâchoire si bien tracée. Oh, Jean allait avoir du mal à ne pas mater chaque soldat dont elle croisera la route. Elle détourna les yeux, et se concentra. Elle adopta une voix plus grave, plus masculine, avant d'annoncer :
- Jea – Ryan. Je suis le soldat Ryan Landcaster. Elle bégaya, en se reprenant sur son prénom. Depuis sa naissance, elle répétait "Jean" à tout ceux qui lui demandait comment elle s'appelait. Si elle voulait être plus convaincante, elle allait devoir annoncer son nouveau prénom au autres avec un peu moins de mal.
Peter se retourna, et lui adressa un sourire.
- J'vois que tu supportes mal le voyage !
- C'est terrible Monsieur !
Peter rigola doucement. Jean sourit. C'était la première personne qu'elle rencontrait, et pour l'instant, il ne semblait pas être quelqu'un de très horrible. La jeune femme avait le regard perdu à l'horizon, puis, au fur et à mesure que ses pensées défilaient dans sa tête, son sourire disparu. Elle n'était plus sûre. Pourquoi est-ce que des gens aussi bons qu'elle et George devaient aller à la guerre ? Elle prit peur. Et si jamais elle ne retrouvait George ? Il pourrait être n'importe où ! En soufflant, l'idée qu'il soit mort lui traversa l'esprit. Elle grimaça, et ravala les larmes qui menaçaient de sortir. De sa voix faible et puérile, elle demanda au soldat assis à côté d'elle :
- Vous savez ce qu'on va nous faire faire, une fois qu'on aura posé le pied là-bas ?
- Je n'en ai pas la moindre idée.
- Et... Vous voulez tuer des nazis ?
- C'est pour ça que je suis là.
Jean avala sa salive. C'est bizarre tout de même, ce désir de tuer un autre humain. Elle qui y allait pour sauver son frère, n'avait jamais imaginé le scénario où elle devrait tuer un homme... si elle ne se faisait pas tuer avant. Un frisson remonta le long de son échine, et n'en pouvant plus, elle vomit son petit déjeuner à la mer, sous le fou-rire de Peter.
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— Une église catholique de Londres, entièrement détruite ; 1940
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