ONZE
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IL ÉTAIT REVENU pour elle ! Jean ne put s'empêcher de lâcher un petit rire. Un son joyeux sortit de sa gorge, mêlé à une plainte, qui signifiait que même si sa douleur était supportable, elle n'était pas agréable. Elle balança son arme à feu sur le côté, et repoussa le cadavre qu'elle avait tiré sur son buste. L'odeur de la mort qui émanait de lui était épouvantable, et pendant une brève seconde, elle fut heureuse de savoir qu'elle n'emmétrait pas cette odeur aujourd'hui, elle aussi.
Carleton s'avançait, prudent. Lorsqu'il eut décerné les traits familiers du soldat Ryan, il se précipita vers lui. Il s'agenouilla, et rangea son pistolet à sa ceinture. Ses yeux inspectèrent la blessée, qui elle, était tellement heureuse de savoir qu'il avait pris des risques en revenant pour elle qu'elle ne pouvait s'empêcher de le regarder avec des yeux remplis d'étincelles de joie.
- Merci... laissa-t-elle échapper. Si elle pensait que ce remerciement ferait sourire le sergent, ce ne fut pas le cas : l'effroi lui couvrait le visage lorsqu'il se rendit compte dans quel état était son soldat.
- Bon dieu, Ryan...
Jean se courba, en tentant tant bien que mal de se relever. Elle appuyait sur sa plaie avec sa main gauche, mais ce geste ne semblait pas arrêter le sang de couler. Le liquide semblait être en ébullition sous ses doigts, tellement il était épais et chaud.
La jeune femme n'osait même pas regarder à quoi ressemblait le désastre qu'il y avait à se hanche. Elle grimaça, laissa échapper un gémissement discret, et se mordit la langue pour ne pas laisser sortir les sanglots qui menaçaient d'exploser dans le creux de sa gorge. Elle avait encore les joues humides d'il y a une vingtaine de minutes, lorsque Peter s'était écroulé mort, devant elle. Elle avait cessé de pleurer avec l'adrénaline de l'instant présent, mais maintenant, alors que toute l'action s'était achevée, les évènements précédents vinrent la bouleverser alors qu'elle y accorda une pensée. Il fallait se rendre à l'évidence que Peter n'était plus de ce monde, et que si le sergent n'était pas venu pour la ramener, elle l'aurait sûrement rejoint.
Le sergent posa sa main sur son épaule, et la poussa en arrière, pour qu'elle s'adosse contre le mur. Il passa son regard sur sa plaie béante, et délicatement, souleva la main de Jean qui exerçait une pression dessus pour pouvoir mieux inspecter la blessure. Ses yeux s'élargirent de crainte lorsqu'il vu à qu'il ne s'agissait pas que d'une plaie superficielle, et il regarda Jean avec un regard qui voulait tout dire. Celle-ci inspira longuement, et lâcha :
- C'est juste une égratignure, pas vrai ? Rien de bien grave ?
- Rien de bien grave, mentit le sergent.
Il voulut inspecter la plaie de plus près, et ce n'était tout simplement pas possible avec tous ces habits que Jean avait sur le dos. Alors qu'il s'apprêtait à soulever sa veste, Jean l'en empêcha. Elle attrapa son poignet pour l'arrêter avant qu'il aille plus loin, et lorsqu'il la regarda pour la questionner du regard en lui demandant pourquoi elle ne voulait pas le laisser faire, elle se contenta de secouer lentement la tête, le cœur au bord des lèvres. Et sans le contrôler, les larmes sortirent enfin, et roulèrent sur ses joues. Le sergent lui, voulait à tout prix la sortir de là, et ça ne pouvait se faire sans arrêter l'hémorragie.
- Tu veux crever, Ryan ? lui lança-t-il, un air grave imprimé sur le visage.
Jean se contentait de secouer la tête encore et encore, en lui faisant comprendre qu'elle ne voulait pas qu'il regarde son corps.
Pourtant, lorsqu'il repoussa sa main, elle le laissa faire, consciente qu'ils n'iraient nulle part si elle continuait d'agir comme cela. Il souleva la veste et le fin débardeur blanc qui ornait son corps, et inspecta sa plaie. La chair était à vif, et salie par la boue et la poussière de l'endroit crasseux. La coupure était une bouche entre-ouverte, crachant un liquide sombre et poisseux, qui menaçait de ne pas s'arrêter. Pourtant, ce n'est pas si que le choqua le plus. Son soldat avait des courbes, et un ventre de femme.
Alarmé, il souleva le T-shirt assez haut pour apercevoir le bout du grand bandage de Jean, qui était entouré autour de toute sa poitrine et qui lui descendait au milieu du ventre. N'y croyant pas, il releva sa tête vers celui qu'il croyait s'appeler Ryan, qui soutenu son regard sans rien dire, la vue brouillée par ses larmes qui n'en finissait plus de couler. Là, il savait maintenant. Ça se voyait trop bien dans son regard qu'il avait compris. Les secondes semblèrent s'étendre, alors qu'ils étaient là, à se regarder. Pas une pointe d'amour dans cette œillade, de la crainte et de la surprise pour Carleton, et les yeux de Jean ne voulait dire qu'un mot : « pardon ». Elle savait bien qu'elle n'avait pas vraiment à s'excuser, mais qu'est qu'elle pouvait dire d'autre ? Peut-être que de l'admiration transperça pendant un instant l'expression du soldat, mais elle fut vite remplacer par de la pitié. Maintenant qu'il savait, il semblait voir tous ses petits détails qu'il avait négligés précédemment. Ses lèvres qui étaient plus épaisses, sa taille plus fine, ses doigts plus longs. Il n'y avait vu que du feu, comme tous les autres. Qu'est-ce qu'il allait faire ? Il se contenta de froncer les sourcils, et annonça :
- Quel merdier.
Il ne posa pas de question dessus. Pas un autre mot, pas de demande d'explication.
Il avait l'air plus énervé qu'autre chose. La surprise avait dû laisser place à la colère, tourmenté de ne pas l'avoir remarqué plus tôt. En vitesse, il se contenta de bander la plaie de Jean, en ignorant les cris minimes qui sortaient d'entre ses lèvres lorsqu'il tirait trop fort sur le bandage. Ses mains étaient froides au contact de sa peau, et Jean se sentait comme bonne-à-rien. Inutile, dépendante de quelqu'un pour pouvoir s'en sortir la vie sauve, et ça ne lui plut pas du tout.
Lorsqu'il eut fini, il se releva, et Jean baissa les yeux vers la blessure. Un épais tissu la recouvrait à présent, et même si il était provisoire, Jean espérait qu'il tiendrait jusqu'au camp. De sa main frêle, elle s'agrippa au grillage qu'il y avait derrière elle. Elle poussa avec sa paume, et délicatement, elle réussit à poser ses deux pieds sur le sol de gravier. À chaque mouvement, aussi minuscule soit-il, elle avait l'impression que la peau au niveau de sa hanche se déchirait de nouveau. Une sensation horrible, qui lui arrachait le peu d'énergie qui lui restait. Elle sentit la main de James la secourir lorsqu'il la posa sur ses côtes, en passant son bras autour de son dos. Il attrapa le bras droit de Jean en l'incitant à s'accrocher à son cou, et ensemble, ils quittèrent la ruelle. Le son des semelles de ses bottes raclait contre la terre sans couleurs, et Jean avança, en n'adressant pas un seul regard au cadavre qu'ils avaient laissé derrière eux.
Lorsqu'ils sortirent de la ruelle, Jean eut peur, en pensant que les allemands n'était pas partis, et qu'ils n'hésiteraient pas à refaire pleuvoir des balles sur eux. James avait l'air confiant, et elle décida de ne rien demander, et que si il ne voyait pas de danger, c'est qu'il ne devait plus y en avoir. Ils mirent le pied sur les dalles du petit pont, et sentaient la chaleur du soleil qui les bombardait au-dessus de leur tête. Jean trouva ça drôle, elle pensait toujours qu'on ne ressentait plus que le froid, lorsqu'on frôlait la mort de près. Pourtant, la chaleur qui lui tombait dessus n'était pas du tout réconfortante. Elle appuyait lourdement sur ses épaules, l'attirant vers le sol, où elle avait l'impression que dansaient les flammes des enfers.
Une bosse déformait le paysage devant eux. Ils s'en rapprochèrent vite, et Jean remarqua avec horreur qu'il s'agissait de Peter. Les bras en croix, comme si il embrassait la terre de ciment. Les traits détendus, le visage couvert de sang. Il ressemblait à l'homme que Jean avait laissé derrière elle, serein, aux portes de la mort.
Il n'y eut pas de mots échangés pendant le trajet. Juste des essoufflements, et des gémissements de la part de Jean. Sa hanche lui faisait affreusement mal, et Carleton l'avait pris sur son dos. Elle s'y accrochait comme si il s'agissait de sa vie, ses bras autour de son cou. Elle avait le visage qui reposait sur le bas de sa nuque, la bouche entrouverte pour souffler à chaque secousse que provoquait un de ses pas. Elle entendait la respiration lourde du sergent qui se fatiguait, au fur et à mesure qu'ils avançaient, sur le chemin de leur camp. Il s'exténuait, et plusieurs fois Jean lui avait dit qu'elle ne voulait pas l'épuiser et qu'elle pouvait tenter de marcher, plusieurs fois il l'ignora, en gardant le regard droit devant lui. Il avait passé ses mains au creux de ses genoux, pour la soutenir. Elle n'était pas très lourde, et même si le voyage était encombrant, il avait été plus rapide que si Jean avait marché. Elle se serait fort contre lui, en respirant son parfum de poudre à canon et de sueur qu'il portait dans les mailles de ses vêtements. Pour la première fois, Jean ne faisait pas attention au paysage. Elle avait les yeux fermés, les sourcils froncés, en encaissant chaque mouvement qui blessait sa hanche. Elle se contentait de se concentrer sur la veste du sergent contre sa joue. Le textile sombre contre sa peau, et pendant un instant, elle se sentie tellement faible qu'elle allait couler toute entière à travers les failles minuscules de l'habit du sergent. Il était chaud et humide, à cause de l'effort, et les pieds de Jean pendaient dans le vide, et parfois, ils rencontraient la jambe de l'homme sur qui elle était.
Cette balade n'avait rien d'un jeu d'enfant. George la prenait sur ses épaules, lui aussi, autrefois. Il se plaignait qu'elle était trop lourde, et voulait tout le temps la reposer à terre. Il courrait avec elle sur ses épaules, et s'écroulait en rigolant sur le sable froid de la plage de Plymouth. Jean aussi s'amusait à porter son frère, elle tournait sur elle-même, en essayant de ne pas céder sous l'ivresse et le poids de George.
C'était lui, qui la portait sur ses épaules, pour qu'elle puisse attraper les cerises de l'arbre qui s'élevait dans les champs d'à côté de l'école. Elle le soutenait lorsqu'il voulait s'introduire quelque part par extraction, comme la fois où il était entré par la fenêtre du voisin, pour récupérer leur balle que l'homme leur avait pris, et qu'il gardait bien caché chez lui. George ne l'a même pas retrouvé, il avait trop la frousse, et après avoir regardé sous trois fauteuils, il s'était dépêché de sortir en sautant par la fenêtre d'où Jean l'avait hissé. Ils se soutenaient l'un l'autre, dans tous les domaines. Et aujourd'hui, les souvenirs de son frère lui arrachèrent des larmes plutôt qu'un sourire. Le sergent la sentait sangloter sur son dos, et avala difficilement. Qu'est-ce qu'il allait faire d'elle ?
Les questions tempêtaient dans la tête de Jean. Pourquoi est-ce qu'ils étaient là, les allemands ? Ce n'était censé être qu'une mission de reconnaissance dans laquelle leur petite unité, est-ce qu'ils étaient tombés sur une patrouille parce qu'ils n'avaient pas eu de chance ? Est-ce que ce qui était arrivé à Peter aurait pu être la même chose qui serait arrivé à George ? Jean frissonna lors de cette dernière hypothèse. Aucun mot ne sortait de la bouche de Carleton, et elle se demandait à quoi il pouvait bien penser. Même si ses respirations devenaient plus lourdes, plus profondes et trahissaient sa fatigue, il ne ralentissait pas la cadence.
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— Une attaque russe pour tenter de repousser les allemands de leur territoire ; 1943
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