DIX-SEPT
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JEAN ET GEORGE étaient blottis l'un contre l'autre, sur leur fine planche de bois. N'étant pas capable de dormir seule dans ces conditions une deuxième nuit, elle lui avait demandé de s'engouffrer dans le même lit que lui. Ils étaient dos à dos, recroquevillés comme des fœtus. Le silence pesait sur la baraque où les déportés tentaient en vain de trouver le sommeil, pour passer quelques heures de véritable repos qui leur serait utile pour le lendemain. Les lèvres gercées, la bouche sèche, Jean porta sa main à la peau qui s'effritait sur son visage. Elle se gratta la joue, pour se rendre compte qu'elle était recouverte d'une fine pellicule de poussière. Elle souffla, le regard fixé sur les ténèbres environnantes.
- Jean ? Un appel grave provint de derrière elle, et elle sourit lorsqu'elle s'aperçut que son jumeau était lui aussi incapable de dormir.
- Ouais, lui répondit-elle de sa voix faible.
- Tu n'aurais pas dû venir ici.
- Tu penses que j'ai eu le choix ? Les allemands ont attaqué le camp. Et puis, ce n'est pas une si mauvaise chose, sinon je ne t'aurais jam...
- Non, tu n'aurais pas dû t'engager dans l'armée.
Jean prit du temps à répondre. C'était la première fois qu'ils discutaient vraiment de ça. Durant les deux jours qui avaient précédés, ils se contentaient d'être l'un avec l'autre, sans rien dire. Jean poussa un soupir, et se passa la main dans sa chevelure masculine.
- Eh bien, c'est fait, maintenant.
- Eh bien, maintenant, t'es en enfer.
- On ne va pas y rester. J'te jure George, on va se tirer d'ici.
Jean le sentis frissonner derrière elle. Elle ne savait pas encore comment, mais le plus tôt sera le mieux. Rester ici revenait à s'affaiblir de jour en jour. Plus le temps passait, plus les muscles lâchaient un à un, et si ils voulaient avoir une chance de fuir Hinzert, il fallait qu'ils aient un minimum de force. George restait silencieux, et Jean en vint à penser que ça ne mènerait nulle part de discuter avec lui sur la décision qu'elle avait prise. Il ne pouvait pas possiblement lui en vouloir de toute manière : un caprice en plus n'aurait servit à rien.
Jean bougea contre la matière dure qui leur servait de matelas à tout les deux. Elle plissa les yeux quand sa hanche heurta le solide, et instantanément, elle porta sa main à sa blessure. Est-ce qu'elle parviendrait à courir, avec une telle plaie ? Elle n'avait pas posé le regard dessus depuis qu'elle arrivée au camp. Si la plaie était infectée, ça ne servait à strictement à rien de se décourager et de penser qu'elle n'était qu'un cas désespéré. Si elle la gardait hors de sa vue, au moins, elle ne risquait pas de paniquer. Ses doigts jouant avec des fils égarés de l'épais bandage, elle avala difficilement sa salive lorsqu'elle accorda une pensée à James.
Est-ce qu'elle l'avait aimé ? Pendant si peu de temps, d'une manière si éloignée ? Les mots qu'ils s'étaient échangés n'avaient jamais été plus simple que les banalités que se disent les soldats et leur sergent. Elle avait sauvé sa vie et celle des autres soldats au village, il avait sauvé la sienne l'arrachant des griffes de la mort. Ils s'égalaient. Elle imaginait sa voix forte, ses traits précis, et ses yeux qui faisaient penser aux abysses des mers froides. Où est-ce qu'il était à présent ? Est-ce qu'il s'en était tiré, ou est-ce qu'il s'était fait prisonnier ? Est-ce qu'il était mort, comme Peter ? À cette pensée, Jean étouffa un sanglot, et se força à ne pas se faire remarquer. Son corps tressaillit, quand l'image du corps mort de son ami lui traversa l'esprit.
Elle voulait revoir James. Et elle se fit la promesse, qu'à la fin de cette guerre, elle ferait tout pour le trouver, voir son visage, même de loin.
+ + +
- George, faut qu'on parte d'ici.
Depuis qu'elle avait mis le pied ici, c'était la quatrième fois que Jean le répétait. Elle le disait comme pour se convaincre elle-même, pour se donner un peu de courage. George souffla, comme toutes les autres fois. En temps normal, il lui aurait crié dessus en lui disant d'arrêter de répéter sans cesse la même chose, mais il ne pouvait qu'approuver cette phrase si simple.
- Peut pas, lui dit-il, alors qu'il levait son visage vers le ciel sans soleil.
La journée s'était déroulée comme la dernière : longue et épuisante. Leurs forces les quittaient à chaque pas, et Jean n'avait qu'une crainte; devenir comme ces cadavres vivants, incapables de faire quoi que ce soit, sur le bord du gouffre de la mort. Arrivé à ce stage, il était impossible de s'enfuir. C'était dégueulasse comme pensée, mais c'était la réalité, violente et horrible à regarder en face.
- Y'a des gardes partout Jean, peut pas.
Jean inspecta encore une fois l'enclos dans lequel ils se trouvaient. Une seule porte. Des barbelés lui décoraient le sommet ; impossible de l'escalader sans se déchirer la chair comme du papier de soie. Deux gardes étaient postés devant, et ils étaient le plus gros problème. Le portail lui, s'ouvrait facilement, ce qui était dur, c'était de faire trois pas en dehors du camp sans se faire abattre. Si pendant quelques minutes, la porte était libre, ça leur laisserait le temps dont ils auraient besoin pour se perdre dans la forêt, sans se faire attraper.
- Faut une diversion, annonça Jean, en se tournant vers son frère. Ils étaient adossés contre le mur d'un de leur dortoir, le travail fini, en attente de l'heure du dîner. Son frère souffla, et répondit :
- Si c'était aussi simple, j'pense que quelqu'un aurait déjà essayé. Tu veux quoi comme diversion, hein ? Jean baissa la tête, et ses yeux rencontrent ses mains sales. Elles lui firent penser aux doigts qu'elle avait quand elle n'était qu'une enfant, et qu'elle creusait la terre de Plymouth avec ses ongles. À présent, fermer les poings lui faisait mal, et elle les retourna, pour pouvoir inspecter ses paumes. En ligne, des petites boules blanches décoraient leur surface. Certaines étaient explosées, et la terre s'y infiltrait vite à l'intérieur. Et surtout, elles faisaient mal. Jean pouvait à peine saisir les choses avec ces ampoules.
Quand elle releva la figure, ses yeux tombèrent sur un garde, sa matraque à la main, un air grave sur le visage. Après quelques secondes d'hésitation, il plongea ses doigts dans la poche de son uniforme, et lentement, il sortit un paquet de cigarettes de sa veste. Accompagné de sa clope, il s'empoigna de la petite boite d'allumettes qu'il traînait toujours avec ses bâtons de tabac, et lorsqu'il en craqua une, et que sa flamme éclaira les traits de son visage alors qu'il la portait à sa bouche, les yeux de Jean s'illuminèrent. Dans la nuit, des petits nuages de fine fumée claire s'élevaient, et une braise fleurissait un peu plus à chaque fois que le garde tirait dessus.
- J'pense que le feu, ça marcherais bien, annonça-t-elle.
George se redressa, et offrit sa main à sa sœur, pour qu'elle puisse se redresser. Elle l'attrapa, et en s'appuyant de son autre coude sur le mur derrière elle, elle se releva. Lorsqu'elle fut à son niveau, son frère fronça les sourcils, comme pour lui demander ce qu'elle voulait dire par ce qu'elle de lui proposer. Elle lui sourit, persuadée qu'elle venait peut-être de trouver quelque chose qui pourrait aider.
- Dans les cuisines, ils chauffent les soupes avec quoi ?
- Comment je suis censé savoir ? répliqua George, en se retournant. Comme tous les soirs, les prisonniers se dirigeaient vers le plus gros des bâtiments pour avaler leur maigre soupe. Jean trottina pour le rejoindre, mais ces quelques pas lui coûtèrent une douleur à la hanche et une grimace sur le visage. Elle était d'accord avec son frère : trouver un bidon d'essence n'allait pas être très facile à faire.
- Est-ce qu'ils verrouillent la cuisine, la nuit ? demanda-t-elle, curieuse.
- Ils verrouillent tout, même nos dortoirs. Les seules ouvertures par lesquelles on peut entrer en sortir, c'est les fenêtres, annonça George. En disant cette phrase, il avait donné un coup de tête en direction d'une des grandes vitres, qui s'ouvraient à un mètre du sol sur les façades des cuisines.
Il y avait forcément une d'entre elles qui menait à l'arrière de l'édifice, là où on cuisait les soupes. En ignorant la masse de gens qui se pressait autour d'elle, impatients d'avaler quelque chose, Jean se fraya un passa entre les formes squelettiques qui l'encombraient. Elle longea le mur, et pencha la tête sur le côté pour tenter d'apercevoir une lucarne. Elle continua son inspection, décidé à trouver quelque chose qui pourrait jouer en sa faveur.
De la vapeur émanait de l'une d'entre elle. Elle se précipita, ses pieds glissant dans la boue. Elle manqua de trébucher plusieurs fois, et elle se rattrapa maladroitement, sans perdre la fine fumée blanche des yeux. Le grillage qui les séparait du monde extérieur était parallèle au mur des cuisines, le longeant de près. Elle s'approcha, et lorsqu'elle fut au bon niveau, elle jeta un coup d'œil à l'intérieur. Il y avait quelqu'un. D'abord, elle prit peur, et se cacha. Mais lorsqu'elle regarda à nouveau, elle comprit qu'il ne pouvait pas la voir – il lui faisait dos. Dans une énorme cuve, la soupe bouillait. Ça devait être la deuxième tournée, une autre marmite vide résidait dans l'évier. Jean inspecta tous les angles de la fenêtre, en faisant glisser son regard sur chacun de ses rebords. Au centre, il y avait une petite poignée qui sortait de l'intérieur, pour pouvoir la tirer contre nous lorsqu'on la refermait.
Quand Jean sentit une ombre trembler dans la pièce derrière elle, elle se baissa, et comprit que c'était le cuisinier, l'homme qui devait amener la deuxième marmite aux prisonniers qui s'en allait. Elle releva la tête à peine quelques secondes plus tard, en balayant la pièce de ses yeux. Si il y avait un bidon d'essence ici, elle devait savoir où il se trouvait. En espérant qu'un simple coup d'œil lui apporterait sa réponse, elle se pencha dangereusement à l'intérieur de la pièce aux senteurs de sel et de légumes cuits. Et là, sous le feu, il y avait une petite caisse rouge. Pas très grande, mais sa forme rappelait les récipients dans lesquels on transportait le diesel. Mais Jean voulait en être sûre. Sans attendre une seconde de plus, elle passa à travers la fenêtre ouverte, alors qu'un mal de tête lui transperça le crâne.
On allait arriver d'une seconde à l'autre, et le cœur de la jeune femme battait à tout rompre. Dans le plus grands des affolements, Jean s'accroupis devant ce qu'elle pensait être un liquide inflammable, et de ses doigts tremblants, elle agrippa le petit bouchon noir de la cuve en métal. Quand elle parvenu à l'enlever, une odeur forte lui monta jusqu'aux narines, et elle n'eut même pas besoin de de mettre le nez dedans pour en venir à la conclusion que c'était bien le liquide qui l'intéressait. Secouée par des nausées, elle revissa le bouchon dessus, et d'un coup de pied indiscret, repoussa la grosse fiole là où elle était précédemment. Sans attendre, elle sauta par la fenêtre, en laissant son bien à l'intérieur. Les membres affolés, elle s'écroula contre le mur, pour se reprendre. Après quelques respirations, elle entendit du bruit derrière elle, et comprit qu'il s'agissait de quelqu'un qui s'agitait dans la cuisine. Elle était sortie juste à temps.
Son idée avait pris plus d'ampleur, plus de sens. Elle avait laissé le flacon d'essence à sa place – si elle s'en été emparée, elle n'aurait eu nulle part où le cacher, et ce serait fait prendre. À présent, elle savait où il était, il fallait juste espérer qu'on ne le change pas de place, et c'est justement pour cela qu'il fallait agir le plus vite possible. Du coin de l'œil, Jean distingua des formes, qui crièrent son nom. Sa main à la hanche, elle se releva avec difficulté vers son frère qui venait de l'appeler. Pendant un instant, le monde tangua autour d'elle, mais elle se reprit tout de suite, et titubant sur quelques pas.
- Qu'est-ce que tu fous ? lui dit-il, et elle leva le menton, vers sa figure, pour annoncer :
- J'ai trouvé l'essence, d'un geste las, elle montra de l'index la petite fenêtre par laquelle elle venait de sortir.
George vit Jean chanceler sur place, et la prit par les épaules, comme pour la forcer à se ressaisir.
- Jean ?
- Je vais bien, je te jure ! George hocha la tête, et lentement, il porta sa main à son front. La peau bouillonnante, la jeune femme avait les enfers qui se déchaînaient sous sa chair. Son frère paniqua lorsqu'il se rendit compte qu'elle était malade, et s'écria, de sa voix affolée :
- Jean, t'as de la fièvre !
- Génial. Raison de plus pour se barrer ce soir.
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— Des femmes qui travaillent à la chaîne, dans un usine d'armes à Moscou ; 1943
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