DIX-NEUF
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GEORGE SE HISSA en dehors de sa couchette, et lorsqu'il eut les pieds sur le ciment des dortoirs, il offrit sa main à sa sœur. Elle fit de même, étourdie par la fièvre qui semblait ne faire qu'augmenter. Elle se leva lentement, et se mise en avant, pour qu'elle puisse ouvrir le chemin jusqu'aux vitres des baraques. Dans l'espace qui était complètement dépourvu de lumière, elle eut du mal à faire ses quelques pas vers la fenêtre sans se cogner la tête contre plusieurs autres lits. Des formes tremblaient dans la pénombre, et la jeune femme perçut les visages des autres détenus, qui se redressaient tous sur leur couchette, curieux de voir ce que les deux jumeaux allaient faire.
- Ils ne vont pas nous dénoncer ? chuchota Jean, à l'attention de son frère. Il la regarda, et lorsqu'il vu que ses yeux se perdaient dans le noir, il comprit qu'elle parlait des autres prisonniers.
- Pourquoi est-ce qu'ils le feraient ?
- Ils vont nous aider, alors ? Elle sentie que sa question mit George mal à l'aise, il la poussa vers la fenêtre, et l'obligeant à quitter de regard les traits presque invisible des autres êtres avec qui ils partageaient le dortoir.
- Tu sais, on n'est pas les premiers à tenter de s'enfuir... annonça George. Jean se raidit, car au ton de ses paroles, il était facile de deviner que ceux qui avaient tenté leur chance précédemment n'avaient pas du finir avec un couronne de lauriers et un immense sourire sur le visage. Si ils ne leurs apportaient pas leur aide, c'était parce qu'ils étaient tous morts de peur.
Ils connaissaient les dangers et les risques que ce choix offrait, et préféraient rester en vie ici, plutôt que de mourir là-bas. Lâches, pensa Jean, alors que pourtant, elle-même était paniquée à l'idée que leur tentative de fuite tourne mal. George aplati sa main sur le matériel transparent et flou, qui laissait à peine passer quelques pâles rayons de lune. Il pressa ses doigts dessus, et sans un bruit, la large et fine vitre bascula de l'avant, leur offrant une ouverture pour s'évader.
Doucement, Jean grimpa sur le rebord, et en s'agrippant aux extrémités, elle parvint à se glisser à travers la fenêtre, malgré son crâne qui lui faisait atrocement mal. George fit de même, avec moins de grâce, et ils retombèrent tous les deux sur le sol poussiéreux et sale qu'ils connaissaient maintenant si bien. Jean releva la tête vers le ciel, et constata qu'il était parsemé de petits nuages sombres, et sans étoiles. Elle sourit à ce constat, car l'absence d'astres voulait dire qu'ils approchaient de l'aube. En gros, les officiers étaient complètement endormis, ayant passé la nuit entière à veiller. C'est quelque chose qui allait jouer en leur avantage.
Sans rien dire, elle fit un signe de la main à George pour lui dire de se cacher en l'attendant, et dans la nuit, elle discerna le mouvement de sa tête qui approuvait sa décision. Sans un regard en arrière, elle se précipita vers les cuisines, le cœur tambourinant contre sa poitrine. Il cognait si fort que pendant un instant, elle eut peur de se trahir à cause de la cacophonie qui résonnait dans ses entrailles, mais par chance, aucune silhouette monstrueuse d'un des gardes chargé de patrouille ne croisa son chemin. Elle rasait les murs, essoufflée, et quand elle arriva enfin à l'endroit exact où elle avait fait la découverte de son bidon d'essence un peu plus tôt, elle n'hésita même pas une seule seconde, et pressa sa paume contre le carreau. George avait raison, les fenêtres étaient toutes petites, au point qu'on négligeait leur fermeture pendant la nuit. De la même manière qui l'avait permis de s'y infiltrait quelques longues heures auparavant, elle passa la tête la première à travers la petite lucarne, et dégringola en faisant le moins de bruit possible de l'autre côté.
Ses mains la réceptionnèrent sur le sol de ciment, et à l'aveuglette, elle tâta les alentours de ses doigts hésitants, pour tenter de percevoir dans le plus grand des ténèbres où se trouvait la fameuse fiole. Ses yeux s'habituèrent progressivement à l'obscurité, et elle devina le grand flacon rouge dans un des coins de la pièce, sous l'établi, exactement là où elle l'avait laissé. Elle ne perdit pas une minute de plus, et enroula ses doigts autour de son métal froid. Elle le caressa, et sa peau couru contre les tâches de rouilles qui le recouvrait, enfin, elle se redressa, et plongea vers la faible lueur du dehors. Elle s'apprêtait à pousser de nouveau la fenêtre, quand des bruits de pas l'alarmèrent. Lent et réguliers, il ne faisait aucun doute qu'il ne s'agissait pas de George. Le bidon entre ses mains, elle s'écroula sur le sol, contre le mur, alors que son sang lui battait aux tempes. La symphonie de la boue qui s'étale, se détache, vole sous les semelles lourdes des S.S. sonna dans ses oreilles avec la violence qu'a un coup de tonnerre, et elle grimaçait, se mordait la langue pour se forcer à rester immobile, sans faire de bruit.
L'homme ne ralentit pas la cadence, et passa devant la fenêtre sans aucune interférence, mais Jean resta une longue minute de plus dans la cuisine noire, pour être sûre de ne plus entendre la cruelle mélodie du pas d'un de ces meurtriers. Ses membres tremblaient comme jamais, et avec un soupir de douleur qui traversa sa hanche lorsqu'elle tordit son buste, elle passa sa main dans l'air frais de la nuit, et sortit de la même manière qu'elle était entrée. Une fois les deux pieds de nouveau sur la terre grise, elle ne s'accorda pas une seule seconde pour souffler, et avec une course silencieuse et des yeux à l'affût, elle se dirigea vers le mur de la cabane des officiers.
Une silhouette de face, habillé d'un uniforme s'sévère défigura la nuit lorsqu'elle prit son dernier virage, et ses os semblèrent se liquéfier. Jean se plaqua contre une façade d'en face, les yeux écarquillés d'horreur, alors qu'elle n'entendait aucune exclamation. Elle repassa la tête, et remarqua que l'homme avait disparu : il devait lui faire dos. Jean remercia le ciel avec un sourire et un battement de cils, et s'approcha à grand pas du mur en bois brute.
Elle ne regarda même pas aux alentours : le temps lui était trop précieux, et les secondes perdues à hésiter et en laissant la peur s'installer un peu plus ne servaient à rien. De sa main maladroite, Jean déboucha le bidon, et avec des gestes à la fois tressaillants et précis, elle arrosa le mur entier. Elle prit soin d'en envoyer même aux hauteurs de la paroi, et de grosses gouttes glissèrent sur sa texture rugueuse. Elle continua son petit manège jusqu'à la toute dernière gourde, et lorsqu'elle était sûre et certaine qu'il ne restait plus rien, elle balança le récipient à côté. Sa petite danse lui avait coûté des douleurs à la hanche, et pendant un instant, elle crut s'être déchirée la peau de la même manière que l'on déchire un tissu. Elle s'était décidé à regarder sa plaie vite fait, mais cela ne servait à rien, la lumière était absente.
La fièvre lui dévorant le crâne, l'infection lui arrachant la peau du ventre, elle avait sorti de sa main crasseuse le petit briquet de la poche de sa veste. Elle dut faire glisser son pouce plusieurs fois sur la roulette pour que l'étincelle donne naissance à une flamme longue et chaleureuse. Pendant un court instant, elle regarda la chose, en se disant que c'était elle, cette flamme, qui allait les délivrer. D'un mouvement vif et rapide, elle jeta le petit objet sur le mur de bois, qui s'enflamma en entier en moins de quelques secondes. Son sang ne fit qu'un tour, comme si le feu qu'elle venait d'allumer sur cette vulgaire bâtisse c'était aussi déclaré dans son cœur, lui redonnant force et espoir. Les pieds foulant la terre, les cris ne tardèrent pas à arriver, et un sourire de satisfaction déforma le visage de la jeune fille. Le peu de gardes qui étaient de service se précipitèrent tous sans exception vers le drôle de phénomène qui venait de secouer leur nuit, y compris ceux de l'énorme portail. Jean se dirigeait sans réfléchir vers la sortie à présent sans surveillance, et cherchant son frère du regard.
- Hé ! entendit-elle, et elle se raidit tout entière. Alors qu'elle pensait qu'on venait de l'apercevoir, elle redoubla la cadence, mais remarqua que les coups de feu ne tiraient pas en sa direction, mais vers celle d'une autre frêle silhouette dans la nuit. George.
Un S.S. n'hésitait pas à presser la détente encore et encore, les yeux braqués sur les formes floues de son jumeau. Sans perdre une seconde de plus, la jeune femme s'enlaça vers le garde, et trop concentré sur le fuyard, il ne la vit pas se précipiter vers lui pour lui plonger dessus. Ils tombèrent tous les deux à terre, et dans sa confusion, l'homme en uniforme perdit son arme. Jean la récupéra, et sous celui qui se débattait sous elle, elle hurla, et écrasa sa crosse contre son crâne. Trois fois.
Elle ne souffla même pas, et alors qu'elle entendait le monde s'agiter derrière elle, elle empoigna son flingue comme on lui avait si bien apprit à le faire. George qui avait vu toute la scène, s'était empressé d'ouvrir la grille, et de l'euphorie brilla dans ses yeux lorsqu'il aperçut les traits hésitants des autres déportés, des prisonniers qui dégoulinaient des fenêtres, et qui prenaient la situation à leur avantage. Ils y avaient vu une chance, une opportunité de s'enfuir, et sans hésiter, ils s'étaient tous mis à courir vers cette sortie qui les accueillaient comme un arc de triomphe.
Quatre s'écroulèrent, les uns après les autres, et le visage de Jean se remplit d'effroi lorsqu'elle comprit que quelques gardes avaient compris leur petit jeu. Elle se précipita vers le portail ouvert, sous le sifflement des balles qui déchiraient l'aube encore jeune. Elle se nicha aux côtés de son jumeau, derrière un des énormes colonnes de ciment qui marquaient l'entrée du camp, et sortit le bout de son canon, pour viser les ombres qui tiraient. Elle pressait la détente, encore et encore, sans vraiment savoir où aller s'enfuir ses balles. Quand elle pressa la gâchette de sa carabine pour la énième fois, la plus proche s'écroula, avec un sanglot. George tira sa sœur contre lui, et elle, suivit le mouvement, en oubliant toute la douleur qui lui tenaillait le corps. Les arbres s'élevaient devant eux, la terre s'épaississait, et bientôt, leurs pieds fouettaient l'herbe.
Le seul son qui battait dans leurs tympans était celui de leur propre respiration, et des coups de feu qui n'en finissaient plus.
- Galope, galope... laissa échapper George entre deux bouffées d'air. Jean laissa tomber son arme sur le parterre de la forêt, et elle ne prit même pas la peine de la ramasser. Ils étaient encore poursuivis, et avançaient beaucoup plus lentement que les autres, qui gueulaient à s'en fendre les poumons. Dans la pénombre qui commençait à s'estomper, on discernait les flammes destructrices que Jean avait allumées. Elles avaient dévoré la moitié de la chambre des officiers, et sur le chemin de la liberté qui s'était ouvert aux détenus, les corps des malchanceux s'empilaient, sous les traces de pas de ceux qui avaient réussis à partir, vers la forêt. Le soleil, tout droit derrière eux, éclos comme une graine, et le jour épousa la nuit. Les cieux s'embrasèrent, et les rayons de l'astre éternel poussaient de l'horizon, indiquant l'est qu'ils fuyaient tant. Alors que la terre ne devenait plus qu'un brasier dans leur dos, les jumeaux avançaient, les blessures sanglantes, le cœur comme un tambour sonnant la mélodie entraînante de leur liberté.
- Galope, galope...
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— Un soldat américain partage ses jumelles avec trois petites filles après la libération de la Normandie ; 1944
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