Retour parmi les vivants
-Tout va bien, Madame Rosson?
-Oui, très bien.
-Vous êtes sûre ? Vous n'êtes pas blessée ? Ils ne vous ont rien fait ?
-Ne vous inquiétez pas, officier. Contentez-vous d'appréhender ces maudits mafieux.
Enroulée dans une couverture de survie, je contemplais les feux des sirènes de police qui tournoyaient tout autour de moi sur le toit des véhicules, tandis que les experts commençaient déjà à enquêter dans la petite maisonnette dans laquelle j'avais été retenue pendant deux semaines par les hommes d'un mafieux que j'avais aidé à faire tomber. C'était, en tout cas, la version officielle construite par Hen'Ruay, et à laquelle je devais me tenir. Celle de Thomas était simplement qu'il était parti en road trip, mais vu qu'il n'y avait pas eu mort d'homme durant son enlèvement, et connaissant le caractère de mon caméraman, l'excuse était parfaite. J'avais décidé de jouer le jeu, pour l'instant, sans réellement savoir ce qui me poussait à ne pas dénoncer les Suomens qui m'avaient fait subir cela. Après tout, si ce que m'avait dit Hen'Ruay était vrai, alors il ne lui arriverait rien, ni à elle, ni aux autres innocents. Seul les coupables, ces traditionalistes, ces terroristes, seraient arrêtés et condamnés pour leurs crimes. Il suffisait d'un mot de ma part pour que cela advienne.
Mais l'image de Kaya'olm, la jeune femme de l'Ayl'Dee Khobon, suspendue dans la salle principale de la demeure de Da-jee-ha me revint à l'esprit, et me fit frémir. Ce n'était pas ainsi que se passaient les choses, dans la vraie vie. Dans la vraie vie, la révélation que je ferais retomberait sur l'ensemble des Suomen. Dans la vraie vie, cela conforterait les gens qui les haïssaient dans leur croyance, et les traditionalistes dans leur raison de rejeter ces étrangers qui les harcelaient. Dans la vraie vie, ces quelques mots pouvant changer le cours de l'enquête, pouvaient surtout changer le cours de l'opinion publique.
A mes paroles, était suspendue la vie de cents autres Kaya'olm.
Je n'avais pas posé de question à Da-jee-ha au sujet de cette photo, lorsque Thomas m'avait révélé qu'il s'agissait bien de la jeune femme qui, dans mon reportage, était censée être violée sur un autel païen, et avait perdu la vie lors de la descente de police. Pourtant, la présence de cette image était bien le signe que Da-jee-ha et Kaya'olm, toutes deux souriantes sur la photo, étaient très proches. C'était la seule trace de photographie que j'avais jamais vue chez des Suomens, qui semblaient assez peu attachés à ce genre de chose. Da-jee-ha aurait dû me haïr, me tuer du regard, et non m'accueillir sous son toit. Mais il n'en était rien, et je n'avais pas osé poser la question. Le remord me dévorait un peu plus chaque jour, et cette photo en était un rappel quotidien, comme une nouvelle torture infligée par ce peuple à mon âme.
-Votre mari vient d'appeler, Madame. Me dit le gendarme. Il dit qu'il vient vous chercher...
-Ne vous en faites pas, je contiendrai son désir de me ramener chez nous au moins le temps de faire ma déposition.
L'officier eut l'air rassuré, et commença à m'interroger. Il semblait évident qu'il n'avait aucune envie d'avoir affaire à mon milliardaire de mari après le coup de téléphone qu'il avait reçu, ce que je pouvais comprendre. Julian pouvait se montrer terriblement possessif, et ne pas avoir eu de mes nouvelles pendant plus de deux semaines allait avoir exacerbé cet aspect de sa personnalité au-delà de toute limite. Pour ma part, je n'avais qu'une hâte, me glisser dans les draps soyeux et fraîchement repassés de notre chambre, blottie au creux de ses bras, et surtout, me délecter d'un des fameux plats de notre chef. La simple idée du fumet embaumant mes narines me mit l'eau à la bouche.
-Vous dites que vous n'avez pas vu les visages de vos ravisseurs.
-Oui, je le répète pour la troisième fois, ils portaient toujours des cagoules quand ils venaient me voir.
-Vous nourrissaient-ils ?
-J'ai subi une certaine période de privation au départ, mais j'imagine que c'est bon pour ma ligne.
-N'avez-vous pas le moindre indice qui pourrait nous aider, madame ?
-Je vous le dis, je ne sais pas ce qu'ils tramaient. J'étais enfermée à la cave, je n'avais même plus de notion de l'heure. Tout ce que je sais, c'est qu'ils hésitaient à me garder en vie.
-Très bien madame. Notre source nous aidera sans doute à les retrouver, donc ne vous en faites pas. S'ils vous ont fait subir le moindre sévisse corporel, une cellule psychologique est...
-Je suis parfaitement saine d'esprit, et je n'ai pas besoin d'un psychologue. Dis-je sèchement.
Je le pensais vraiment, à ce moment. Je ne réalisais pas l'impact qu'avait eut cet enfermement sur moi, ou, tout du moins, je pensais que les séquelles viendraient se dissoudre avec le temps. J'avais le besoin de retrouver ma stature, ma position, après avoir été jetée plus bas que terre, forcée de vivre dans ses propres excréments comme une bête. Mais ce n'était que de la poudre aux yeux. J'étais profondément affectée, même si je refusais de le voir, et surtout, j'étais partagée entre une haine inimaginable et une terreur sans nom vis à vis de mes bourreaux. Ma décision d'accepter la proposition de Hen'Ruay, outre un simple paiement de la dette de vie que j'avais envers elle, était également guidée par l'idée de pouvoir enquêter au cœur du monde Suomen pour traquer mes bourreaux, et les amener devant la justice avec de telles preuves qu'il serait impossible à quiconque de les relier au reste de la population Suomen.
Tel était mon plan génial. Telle était ma motivation initiale. Mais, encore une fois, je surestimais ma connaissance du sujet, et je sous estimais les séquelles de mon séjour. Eussé-je vu un seul des visages présents autour du feu ce jour-là que je me serais évanouie, sans l'ombre d'un doute.
Julian arriva en trombe sur les lieux dans sa puissante voiture noire, celle qu'il n'utilise en général que pour le travail, preuve qu'il avait tout lâché pour venir me retrouver, à une heure de route au nord de notre petite maison côtière proche de Marseille.
-ESTER!
-JULIAN!
Je me jetai dans ses bras et l'enserrai de toute mes forces, tandis qu'il me soulevait légèrement du sol avant de me reposer. Le contact de son corps musclé m'avait plus manqué que je n'aurai voulu l'avouer, ainsi que la douce odeur musquée que dégageait son costume. Néanmoins, il semblait abîmé par les évènements. Son regard semblait quelque peu hagard, sa veste était froissée, et sa barbe lui donnait un air quelque peu hirsute. Il avait l'air fatigué, avec les imposantes cernes qui lui bordaient les yeux.
-Mon dieu, mon amour, mi duquesa... oh mon amour que je suis heureux de te revoir... chuchota-t-il dans mes cheveux en me serrant contre lui.
-Moi aussi, mi amor.
-Oh madre de dios, comme tu dis... fit-il avec un petit rire nerveux. Oh j'ai tellement crain le pire que... quel soulagement. Cet appel, je l'ai attendu comme le messie. Tu vas bien ? Oui, tu semble bien aller, mais... mon dieu que tu as maigri... tes joues sont creuses, et tu es si légères... vient, rentrons. Il faut te remettre en chair sans plus tarder.
-Je sais que tu ne vas pas me laisser le choix, tonto...
Etrangement, je ne sentis aucune culpabilité à cacher à Julian ce qui s'était réellement passé. Il me sembla évident, et ce durant toute la durée du trajet du retour, que Julian n'en décolérait pas, alternant entre phase de tendresse excessive envers moi et accès de rage incontrôlée envers ceux qui m'avaient retenu, prévoyant les pires scénarios pour eux s'il leur mettait la main dessus. Julian était un homme sensé, mais qui pouvait se laisser aller à ses émotions. Si je lui avais révélé la vérité, je savais qu'il n'aurait pas écouté une seule seconde les excuses que j'aurai pu faire. Il s'en serait également pris à Hen'Ruay et les autres, probablement, pour avoir tenté de protéger les criminels. Il n'était tout simplement pas capable de voir les nuances de ce genre de situations, à moins qu'elle revête une teneur économique quelconque. Nous étions chacun bien conscient que nous n'avions pas les compétences requises pour faire le travail de l'autre ; je n'avais pas le sens des affaires affuté et le manque d'empathie nécessaire au fonctionnement et à la survie d'une entreprise comme la sienne, il n'avait pas mon empathie et mon sens critique vis-à-vis de la société dans laquelle nous vivions. Nous étions complémentaires, en quelque sorte, mais c'est ainsi que je savais qu'il ne devait pas être mis au courant de la réalité des faits – et de ce que j'y avais subi. En attendant, nous étions en accord sur un point : renforcer drastiquement la sécurité de notre habitation.
-Jusqu'ici, ils ont eu trop peur de mon influence pour s'en prendre à toi. Grognait Julian. Mais ces criminels prennent en assurance chaque jour. Qui sait si, la prochaine fois, ils ne choisissent pas tout simplement de t'abatte sur place !
-Tu connais les mots pour rassurer une femme, mi hermoso frances. Fis-je avec une ironie cinglante.
-Pardon ma duchesse, je m'emporte... Mais de tels personnes ne peuvent être laissées en liberté... non, en vie.
-Ne fais pas de bêtise, Julian. Laisse la justice et la police se charger de cela.
-Ces incapables ?
-Ou aides les, mais ne fais pas le travail à leur place. Ce n'est pas notre devoir. Et si nous commençons à faire justice nous-même, nous ne vaudrons pas mieux que ceux que je condamne dans mes reportages.
Julian ne répondit pas, mais j'espérais sincèrement qu'il avait compris, même si rien n'était moins sûr. Il pouvait se montrer particulièrement buté.
-Réponds moi, Julian. Promets-moi que tu ne feras rien d'idiot. Répétai-je sur un ton plus dur.
-Oui, oui, c'est bon, mi duquesa. Je laisserai la police s'occuper de cette... racaille. Mais pour l'instant, ne nous disputons pas... je veux profiter de chaque seconde passée à tes côtés, Ester.
-Oh, Julian...
Le repas fut absolument somptueux, mais mon corps, après toutes ces privations, eut bien du mal à l'encaisser, ce qui résulta en une grande partie de mon plat laissé inachevé – pourtant mon plat préféré, du filet de bœuf accompagné de pommes rissolées et de verdure bien croquante comme je les aime.
-Tu n'as plus faim, mon amour ? Me demanda Julian.
-Je ne crois pas pouvoir avaler une bouchée de plus sans vomir. Répondis-je.
-Ne te force en rien, faisons donc débarrasser et allons nous coucher.
Mais, étrangement, l'idée de voir toute cette délicieuse nourriture finir au fond d'une poubelle où elle ne servirait à personne me mit la nausée. J'eus comme un désir malsain de me jeter sur cette nourriture et de la finir jusqu'à la dernière miette, peu importe si j'avais faim, comme si cette assiette si remplie que je considérai auparavant comme acquise pouvait être la dernière que je recevais avant de longs jours.
-Rodrigo ! Fis-je en interpellant notre cuisinier. Pouvez vous garder ces restes au frais ?
Le jeune homme me regarda avec un regard incertain, avant de chercher l'assentiment de mon mari.
-Vous n'avez pas besoin de demander l'accord de Julian. Claqua ma voix. Je vous le demande, et je veux que ce soit fait. Plus de gaspillage sous ce toit.
-Mais... Ester.
-Quoi ? Demandai-je à Julian, un peu brusquement.
-Rodrigo est là... nous le payons pour cuisiner. Ce que je veux dire, c'est que nous allons juste accumuler des restes que nous n'allons jamais manger.
-Eh bien distribuez les ! Je suis sûre qu'il y a beaucoup de personnes qui souhaiteraient goûter aux talents culinaires de Rodrigo. N'est-ce pas ?
-Si, senora. Répondit le cuisinier avec déférence. Je vais m'occuper de cela.
Julian me regarda avec intérêt.
-Je t'avais vu t'intéresser aux trafics, à la corruption et à la pollution dissimulée de grandes firmes, mais j'avoue que ça, c'est une première.
-Disons que l'on ne découvre ce qui est important que lorsque l'on en est privé.
-Ah oui ? Et... as-tu découvert que j'étais important ?
Sa main avança pour caresser la mienne, et je m'attendri, alors que Rodrigo disparaissait en cuisine avec les plats.
-Oh, tonto... tu sais très bien que je n'ai pas eu besoin de découvrir ce que je savais déjà...
-Sait-on jamais, mon amour... peut-être te serais-tu découverte une nouvelle... passion dévorante pour moi ? Tout comme j'en ai trouvé une pour toi...
-Julian... me voilà à peine revenue que déjà tu me fais la cour. Tu ne perds pas une seconde, mi hermoso frances...
-Cette nuit sera une nuit comme tu n'en as jamais vécu auparavant, mon amour. Je suis prêt à tous les sacrifices pour te faire oublier les semaines difficiles que tu viens de passer.
-Julian... je... je n'ai vraiment pas la tête à ça, ce soir. Je veux juste... m'endormir et oublier. Et puis, ça fait bien deux semaines que je n'ai pas pris la pilule, et je connais ton avis sur les préservatifs.
-Nous n'avons pas besoin de tout ça, mi amor... ce soir, endormons-nous ensemble sans rien pour nous protéger... oublions nous dans...
-Julian. Le coupai-je abruptement. Tu n'essaierais quand même pas de ramener le sujet du bébé sur la table maintenant, tout de même.
-Pourquoi pas ? Ce serait le plus beau moment... à la sortie d'une terrible épreuve que nous avons su traverser, alors qu-
-Que nous avons traversé, Julian ? Il ne me semble pas que tu étais attachée dans l'obscurité à mes côtés, alors que je crevais de faim et que je me pissais dessus !
-Bien sûr, mi amor, je n'ai jamais dit le contraire. Mais pour moi aussi, ça a été...
-Pour toi, ça a été difficile, probablement. Pour moi, ça a été l'enfer, Julian ! lui criai-je au visage. Tu n'as pas idée du nombre de fois où j'ai cru que j'allais mourir ? Tu n'as pas eu idée du nombre de fois où j'ai pensé qu'ils allaient en finir avec moi, dans cet endroit obscur ? Tu n'as pas idée de ce que j'ai ressenti devant le feu quand...
Je me retins, avant d'en dire trop. Malgré ma colère, et la frustration et la peur qui s'évacuaient trop vite, je devais m'en tenir à la version dont nous avions convenu avec Hen'Ruay.
-Bref ! Fis-je, tentant de canaliser mon humeur. Ce petit séjour en captivité ne m'a pas spécifiquement éclairée sur le thème de l'enfantement, je le crains.
-Mais... mon amour... murmura-t-il. J'ai... eu si... si peur de te perdre... à tout jamais ! J'ai... j'ai le sentiment que cet enfant serait... serait... comme une bouée de sauvetage, si il arrivait quelque chose à l'un de nous deux. Je...
Il semblait réellement affecté, mais s'éclaircit la gorge, et fit reparaître son air contrôlé et sûr de lui.
-Je m'excuse, mon amour. Dit-il finalement. Je me suis laissé emporter par la peur et la joie de te revoir. C'était ... très déplacé.
-Oui, en effet. Répondis-je. Je... comprends ton désir, Julian, vraiment. C'est juste que... je... ne me sens pas prête à porter un enfant. J'aurai la sensation de devoir mettre ma vie en pause pendant... des années, au bas mot. De devoir m'inquiéter pour lui quand je serai sur le terrain, en plus de toi. Je... je pense qu'il est trop tôt.
-Tu es jeune, Ester. Nous avons tout notre temps pour y réfléchir. Acquiesça-t-il. Et puis, à défaut de voir tes propres enfants, il te reste les miens.
Nous éclatâmes de rire ensemble. Les enfants de Julian ne m'aimaient pas beaucoup, tout comme ses ex-femmes. Mais à vrai dire, les ex-femmes et leurs enfants ne s'aimaient pas non plus entre eux, ce qui me rassurait beaucoup : c'était une sorte de tradition, finalement.
-Allons nous coucher. Déclara Julian. Demain, tu pourras te reposer tout le temps qu'il te faudra. Prends un petit break du travail. Laisse le temps que tout ça coule, et que les choses se tassent.
-Mmm. Je pense que, au contraire, je vais me mettre au travail au plus vite. Rétorquai-je.
-Vraiment ?
-Oui. J'ai dégotté un nouveau sujet... et je pense refaire un petit tour du côté des Suomens.
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