Invité mystérieux
Deux semaines plus tard. Mon téléphone sonna, tandis que je peaufinait le script final de la troisième partie du documentaire. J'avais abattu en à peine plus d'un mois le travail qui m'en prenait en général trois, tant je m'y étais plongée coeur et âme. Je dois bien admettre maintenant que j'avais largement dépassé la limite du raisonnable, à ce stade là, et mon corps aussi épuisé que mon esprit fonctionnaient en mode automatique. Je saisis donc machinalement le téléphone, m'attendant presque à voir apparaître le numéro de Julian, qui aurait décidé qu'il m'avait laissé assez de temps. Mais il s'agissait d'un appel de Pietro, comme j'en avais reçu quelques uns durant les deux semaines précédentes.
Je soupirai. Je n'avais rien contre ce petit homme, à vrai dire j'aurai pu même dire que je l'appréciai. Mais son appel ne pouvait se faire que dans le cadre du travail, et je ne me sentais pas vraiment capable d'en prendre un peu plus. Je décrochai cependant, avec un soupire et l'espérance que son appel ne signifiait pas que j'allais devoir apporter des modifications au script.
-Allo, Ester?
-Bonsoir, Pietro.
-Bonsoir? Il est 9h du matin. C'est un peu tôt pour dire bonsoir, vous ne croyez pas?
Je me levai avec lenteur de ma chaise avant d'ouvrir les volets de la chambre qui me servait de bureau, et un rayon de lumière matinale vient frapper le fond de ma rétine. Il était donc déjà le matin? Il me semblait que Paul, mon cuisinier, n'était parti que quelques heures seulement auparavant... en réalisant que je venais de passer une nuit blanche à travailler, mon corps sembla se rappeler de sa fatigue, et je titubai.
-Si. Bonjour, Pietro. Me corrigeai-je en me dirigeant d'un pas lourd vers ma propre chambre, avant de m'asseoir sur mon lit encore fait. Que me vaut votre appel?
-Je venais me renseigner sur l'avancement.
Le soulagement se répandis à travers mes membres comme un baume apaisant.
-Tout se passe bien, j'ai quasiment fini le script du troisième acte, et nous commençons à tourner d'ici la semaine prochaine.
-Eh bien! Je ne sais pas quelle est la vitesse habituelle de travail dans l'audiovisuel, mais vous me semblez terriblement efficace, Ester! Vous êtes sûre que vous vous reposez bien?
-... Suffisamment.
-Bien. Avez vous pu avancer dans votre quête pour retrouver votre amie?
La question était saugrenue. Nous n'avions pas reparlé de ce sujet depuis que nous avions pris ce café, et que j'avais compris qu'il ne me serait pas d'une aide particulière malgré les réseaux qu'il devait entretenir.
-Pas vraiment, no. J'ai engagé quelqu'un de discret, mais il n'a pu me dégotter aucune piste intéressante.
Je passais sous silence le fait qu'il avait cependant dégotté quelques détails sur la vie passée de Nokomis qui n'étaient probablement pas sans lien avec son séjour en prison, mais elle semblait ne pas s'être tournée vers ces anciennes connaissances là depuis sa fugue - si mon enquêteur avait fait son travail correctement, en tout cas.
-C'est regrettable. Mais je pourrai avoir une idée de piste à vous proposer. Oh, bien évidemment, il est fort probable que cela ne mène à rien, mais cela vaut sans doute le coup d'essayer, vous ne croyez pas?
-Vous piquez ma curiosité, Pietro. Dites m'en plus.
-Oh, je suis rentré en contact avec cette personne dans le cadre de mes recherches, et, au détour d'un repas que nous avons eu ensemble, il a rapidement évoqué votre nom. C'est un homme très impliqué dans la politique suomen, et qui connait bien la ville. J'ai pensé que peut être...
-Est-il grand, large, avec des yeux qui semblent vous transpercer et des tatouages qui lui recouvrent le visage?
-N-Non, rien de tout cela. Il est de taille classique pour un suomen, la mienne environ, et ses yeux ne me semblent pas particulièrement menaçants. Quant aux tatouages faciaux, il n'en a pas un seul.
Je repris ma respiration, qui s'était quelque peu coupée pendant un instant. Je n'était pas totalement rassurée pour autant, mais au moins, cet homme n'était pas Tor'neh, mon tortionnaire des mines d'Ar'Henno, et frère de Nokomis. Ce qui ne signifiait pas qu'il n'était pas un traditionaliste non plus... mais un traditionaliste ne travaillerait pas avec un chercheur comme Pietro.
-Muy bien. Dis-je. Quand puis-je le rencontrer?
-Eh bien... nous travaillons ensemble aujourd'hui encore, et j'appelais justement sur sa demande. Apparemment, il vous connait, mais il précise que vous ne connaissez probablement pas son nom. Ce soir vous semble-t-il correct? Un petit diner au restaurant.
Je ne connaissais pas nombre de suomen parisiens, mais il était vrai qu'un certain nombre d'entre eux devait m'avoir vue à la manifestation - avant que celle-ci ne tourne au bain de sang. Qui sait, peut être était-il même de ceux qui m'avaient logée avec Hen'Ruay?
-Muy bien. Répondis-je. Disons ce soir, 20h. Envoyez moi l'adresse un peu avant.
Je raccrochai, et m'effondrai sur mon lit. Une douche. Il me suffisait de prendre une douche, et un café bien noir pour me réveiller, et je pouvais retourner travailler. Mais lorsque je m'écroulai après avoir tenté de me relever, je compris que mon corps n'était pas de cet avis. J'eus juste le temps de mettre une alarme sur mon téléphone avant de sombrer dans un sommeil profond et agité.
***
Le restaurant n'avait rien de grandiose. À vrai dire, c'était le genre de petit restaurant classique comme il en existait des centaines à Paris, sans étoile au guide Michelin, mais dont la nourriture restait correcte et l'ambiance point trop décontractée. Il était évident que, eus-je été en charge de la réservation, nous serions allez dans un lieu un peu plus huppé, mais, à la reflexion, j'imagine que ce genre d'endroits peut être quelque peu intimidant quand on n'y est habitué.
J'avais dormi toute la journée, et ne m'étais réveillée que vers 18h, lorsque mon alarme avait sonné. Ledit réveil avait été difficile; chaque centimètre cube de mon corps me hurlait de retourner me coucher et, cette fois-ci, sous les draps. Mais j'avais résisté à cette terrible tentation, car, tout compte fait, je me sentais tout de même un peu reposée. La fatigue accumulée ne s'était pas intégralement évaporée mais, après une courte douche brûlante, j'étais plus fraiche et dispo que je ne l'avais été depuis un long moment. J'avais bien pris le temps de me préparer, au point de craindre d'en avoir fait un peu trop, avec mon haut à l'échancrure prononcée et mon pantalon slim, le tout couloir noir brillant. Je ne me privais également pas de glisser ma bombe au poivre dans mon sac à main, décidée à me défendre chèrement si jamais je venais à rencontrer une situation peu enviable.
Pietro était déjà assis à une table, et discutait avec un homme déjà quelque peu âgé dont l'apparence ne laissait planer que peu de doute: c'était bien un suomen, certes, mais probablement pas un traditionaliste. Il était vêtu de manière quotidienne, comme on pouvait l'attendre de quelqu'un revenant du travail, et les tatouages qu'il avait dépassaient à peine de son col et de ses manches. Son visage était emprunt de sérieux et de calme, et les quelques boucles qui ornaient ses oreilles n'étaient que peu voyantes. Il était intégré, discret, et seule la pâleur de ses cheveux et de ses pupilles ne trompait pas. Son visage, par ailleurs, me semblait familier, et je pensais que je l'avais en effet déjà vu quelque part, même si j'étais bien incapable de me rappeler où.
-Ah, Ester! Vous voilà! S'exclama Pietro lorsqu'il me remarqua approcher. Toujours sublime, quelle que soit l'occasion.
-Seulement quand j'en ai la possibilité. Répondis-je avec une fausse modestie.
Je tournai le visage vers l'inconnu, et Pietro se rappela à ses devoirs.
-Oh, bien sûr. Ester, je vous présente Ukkan'fehi Ad'ehko. Ad'ehko, voici Ester, bien que vous la connaissiez déjà.
-Nous n'avons jamais été présentés. Précisa le vieil homme, en fermant les yeux en guise de salut. J'étais un ami très proche de Ska'rumi Hen'Ruay, et je vous ai entrevue lors de sa dernière manifestation.
Sa voix était chaude et entêtante. Il devait être un excellent conteur, me dis-je immédiatement, car ses intonations savaient captiver l'attention - en tout cas la mienne, mais j'aimais croire que je savais m'y prendre pour captiver les audiences. Une chose me vint immédiatement à l'esprit: si je pouvais l'avoir sur le projet, je n'hésiterai pas un instant.
-Votre visage me semble en effet familier. Lui répondis-je en prenant place entre les deux hommes. Néanmoins je dois bien avouer qu'il y avait tant d'informations à ingurgiter ce jour là que je n'ai pas pu retenir tous les visages.
-Oh, je n'en doute pas. Mais nombreux sont ceux qui n'ont pas oublié le votre, Ester.
-Peu étonnant. Voir parmi eux celle qui les trainait dans la boue devant le pays entier quelques mois plus tôt...
-Ce n'est pas de cela dont je parlais, Ester. Je parlais de ce qu'il s'est passé alors que les violences ont éclatées. Nombreux sont ceux qui vous ont vue tenter de sauver notre bien aimée Hen'Ruay. Vous n'avez peut être pas vu les premières pages de certains journaux, mais vous y étiez. Les non suomens sont peut être passés à autre chose, mais nous, nous n'avons pas oublié. Vous êtes un symbole.
Il avait sorti, tout en me parlant, un smartphone sur lequel il tapota quelques instants, avant de me montrer la première de couverture d'un quotidien parmi les plus réputés, datant du lendemain du massacre. J'y apparaissait en grand, tenant le corps d'Hen'Ruay dans mes bras, en pleurs, tandis que des bras se saisissaient de moi. La simple vision de l'instantané fit remonter le goût amer des souvenirs de ce jour là, et je dus me détourner pour ne pas qu'une larme ne vienne couler le long de ma joue.
-J'aurai préféré rester celle que vous haïssiez tous si cela signifiait qu'Hen'Ruay était encore en vie.
-Je n'en doute pas. Admit le vieil homme avec un sourire attristé. Mais les choses sont telles qu'elles sont. La volonté d'Ukko est impénétrable et nous semble souvent cruelle, mais elle nous renforce et nous pousse au meilleur.
-Ad'ehko est un vrai puit de science, en particulier en ce qui concerne la spiritualité suomen. Expliqua Pietro.
-Ma mère était chaman. J'ai beaucoup appris d'elle, et je fais aujourd'hui de mon mieux pour transmettre ce savoir et établir une meilleure compréhension de notre culte et de nos rites.
-Je vois. Dis-je, en me reprenant et en tentant de chasser la couverture de presse de mon esprit. Dans ce cas, je pense que votre expertise sera plus que bienvenue sur le projet. Beaucoup de choses sont déjà écrites, mais je n'aurai aucun scrupule à rayer des parties entières pour améliorer le tout.
-Vous semblez enflammée d'une foi puissante, Ester. S'amusa Ad'ehko. C'est admirable. Mon activité me prend cependant beaucoup de temps, il me faudra donc tenter de rajouter des créneaux horaires.
-Quelle est votre activité? Factuellement, je veux dire?
-Je donne des conférences et travaille avec des chercheurs, des hommes politiques ou des journalistes. J'ai des interventions dans des églises, des synagogues ou des mosquées, et, bien évidemment, je vais au devant des fidèles de la foi d'Ukko dans toute la région parisienne.
Cette dernière information alluma toute une série d'alarmes dans mon esprit, et Pietro semblait en être conscient.
-J'imagine que vous connaissez donc particulièrement bien la communauté suomen parisienne, dans ce cas. Je me trompe?
-Pas du tout, chère Ester. Et il me semble que Pietro m'a précisé quelque chose à ce sujet, comme quoi vous seriez à la recherche d'une jeune soeur qui vous aurait fuie.
-Je peux difficilement le phraser autrement, en effet. Dis-je amèrement. Je n'ai peut être pas fait assez d'efforts...
-Ne vous blâmez pas, Ester. Chacun fait du mieux qu'il peut avec ce qu'Ukko lui a donné. Je suis bien placé pour savoir que les miens ne sont pas toujours... faciles à vivre pour les non suomen. Parfois, s'adapter au mode de vie occidental demande simplement trop de sacrifices.
Je hochai la tête, une expression compréhensive sur le visage. Mais en mon for intérieur, je bouillonnais. Je tenais peut être enfin mon occasion de retrouver Nokomis - ou du moins de savoir comment elle allait.
-Et donc... quelle est cette jeune fille? Parle-t-elle seulement français?
-Por cierto, elle le parle très bien, je ne pense pas qu'il y ait d'inquiétude à avoir sur cet aspect là. Il s'agit de Nokomis, la petite fille d'Hen'Ruay. J'ai... pris à coeur sa volonté de ne pas la laisser tomber entre les griffes de Moh'lag, pero...
-Mais tu n'es pas tombée sur une jeune femme apprivoisée, en effet. Hen'Ruay ne cessait de se lamenter sur à quel point les membres de sa famille pouvaient être têtus.
-Elle aussi. Fis-je dans un sourire. Mais comme Nokomis n'avait plus de famille à l'exception de son frère, j'ai... espéré... réussir à lui offrir un remplacement. C'était très orgueilleux de ma part, et j'en paie probablement le prix maintenant.
-Je vois. Répondit laconiquement Ad'ehko. Cependant, Nokomis n'est pas réellement sans famille.
Je fronçai les sourcils.
-Claro, comme je viens de le dire, son frère...
-Elle a un grand oncle, également. Le frère d'Hen'Ruay.
-Hen'Ruay... a un frère?
-Oui, le mouton noir de la famille, selon ses propres dire. Il a épousé une non suomen à un temps où cela était encore moins bien perçu que de nos jours, et a renié toutes ses origines pour tenter de s'intégrer au mode de vie occidental.
-Je vois mal Nokomis aller s'installer chez un oncle ayant toute sa petite famille de « kowos » sous son toit.
-Oooh, mais aucune chance. Ab'hel-kee a, selon les critères occidentaux, « raté sa vie ». Et en cause, c'est moins son origine culturelle que son manque de foi et... son alcoolisme notoire. Il a tout perdu et a tenté de reconnecter avec ses racines durant les dernières années, mais c'est difficile, pour lui comme pour les autres. Il vit dans un taudis, et le quartier où il se trouve a une population suomen assez importante.
-Vous pensez sincèrement que Nokomis irait là bas? En serio? Fis-je avec une moue assez peu convaincue.
-Oh mais je ne le pense pas. Je l'y ai vue.
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