Chapitre 7 - Coeur en ascenseur...
Luna
Plongée dans le noir, j'étire mon corps pour me défaire de la fatigue du réveil. La fluorescence étoilée au-dessus de mon canapé-lit peine à me faire espérer une bonne journée. Vu l'attitude détestable du tuteur d'Élio il y a deux jours, je suis certaine qu'il me fera payer notre entrevue.
Même si mon majeur levé l'a fait taire, j'ai honte de moi.
Je vérifie pour la millième fois mon mail étudiant sur mon téléphone. Rien, aucune plainte. Loin d'être sereine, j'appuie sur l'interrupteur, troquant l'obscurité pour une lumière tamisée qui révèle la pièce à vivre. Quinze mètres carrés refermant quelques meubles d'un bois clair, dont la table recouverte de piles de documents.
Ma courte nuit pèse sur mes paupières et j'éprouve toutes les difficultés du monde à quitter la chaleur de ma couette. Un mercredi sans école n'a pas suffi pour oublier le mépris de cet homme. La lecture de romans a toutefois aidé à ne plus y penser.
Lui ne t'aura pas oubliée. N'y va pas.
— Et si j'étais "malade" aujourd'hui ? Qu'est-ce que t'en dis ? demandé-je au chat couché sur mon oreiller.
Immobile, Hermès me fixe de ses iris d'un vert hypnotique, me jugeant d'avoir cette pensée irresponsable.
— Tu as raison. Ce n'est pas sérieux.
Je me pince les lèvres et me prépare avec nonchalance pour affronter le monde extérieur.
Arrivée dans la salle des maîtres, j'enchaîne les salutations et examine la quadragénaire près de la photocopieuse. Vêtue d'une robe bordeaux qui flatte son allure élégante, la directrice remue son café d'un air soucieux.
À cause de toi. Elle sait ce que tu as fait.
Une poigne invisible tord mes entrailles et la cadence de mon pouls est inconfortable.
— Sophie ? J'ai rencontré l'oncle d'Élio mardi.
Encadrés par une frange blonde, ses yeux noirs s'ancrent sur mon visage et je baisse les miens, m'intéressant à mon infusion fumante. Je bois une gorgée et l'arôme de la framboise détend ma gorge.
— Il était fermé à la discussion. Je... J'ai rien pu faire, désolée. J'ai essayé mais j'ai échoué.
Cet aveu me brûle davantage que la tasse entre mes mains.
— Ne t'excuse pas. Même avec toute la volonté du monde, tu ne pourras pas faire de miracle à la place des parents.
Son soupir trahit sa lassitude et qu'elle puisse être un soutien me rassure quant à la suite. Elle porte son breuvage à sa bouche et l'avale d'une traite. Après avoir anticipé mon argumentaire en boucle, je me jette à l'eau :
— Est-ce qu'il a parlé de moi ? Peut-être... Pour se plaindre ?
— Si quelqu'un doit se plaindre, c'est toi, réplique-t-elle le front plissé. D'ailleurs, la psychologue scolaire est disponible pour voir Élio en classe. Dans deux semaines, ça te va ?
Je confirme malgré les palpitations qui parcourent mon corps. Bien que sa venue soit une porte ouverte à des solutions, devoir me soumettre à son œil professionnel me stresse d'avance.
Elle aussi verra ton incompétence.
Je retrouve ma classe de CE1 dont le beige chaleureux contraste avec les nuages menaçants que j'aperçois par la baie vitrée. Je relis pour la huitième fois le plan de la matinée.
Dictée, présent des verbes du premier groupe, triangles rectangles, conseil des maîtres à onze heures quarante-cinq.
Le brouhaha enfantin provenant du couloir m'informe qu'il est déjà huit heures vingt. Élio, toujours le premier, entre et son pull étoilé dessine un sourire sur mes inquiétudes. Est-ce un signe que tout va bien ?
— Bonjour, tu as passé un bon mercredi ?
Une question purement rhétorique, je ne m'offusque donc pas de l'absence de réponse. Les semelles de ses baskets blanches clignotent au contact du sol et il s'installe au deuxième rang. Je vais à lui, faussement détachée :
— Tu as un mot à me montrer ? Ton oncle a parlé de moi ?
L'enfant secoue la tête de droite à gauche.
C'est bizarre. Je n'aime pas cette sensation du calme avant la tempête.
Je prends place devant mon bureau et élimine la moiteur de mes doigts en les frottant sur mon gilet écru. La douceur de la laine m'offre un léger réconfort contre la tension de mes muscles. Élio s'approche en affichant une mine triomphante. De son dos, il sort Évoli et me le tend comme le Saint Graal.
— Tu ne peux pas savoir comme je suis soulagée, merci, déclaré-je en prenant l'objet volé.
Je savoure à peine cette surprise qu'une fragrance ignoble de tabac froid agresse mes narines.
À deux doigts de lui souhaiter de s'étouffer avec son poison.
Afin d'éviter d'indisposer les enfants, je pose la peluche sur une étagère quand Élio me tapote le bras libre. Le deuxième contact de mon élève si particulier. Fixant ses chaussures, il gigote en tenant un sachet. Curieuse, je l'ouvre et découvre une figurine Mickey de la longueur de mon index. Le verre coloré et translucide en fait un objet raffiné. Ce cadeau est une reconnaissance qui dépasse l'aspect matériel et touche un point sensible.
— C'est pour moi ? C'est vraiment beau, merci beaucoup Élio, déclaré-je la voix empreinte de gratitude.
La journée s'annonce bien finalement.
Les pupilles du garçon pétillent et il prend de quoi écrire. Je lis par-dessus ses boucles blondes à mesure que les mots prennent forme :
— "On est... allé à..." Tu sais, ce serait plus facile si tu parlais, tenté-je de le convaincre. "Disneyland" ? Tu t'es bien amusé ?
— Oui ! C'était trop bien !
Les yeux grands ouverts, je suis médusée. Sa joie a vibré si fort que j'omets de respirer durant quelques secondes.
— Avec tonton, on a...
— Bonjour maîtresse ! Il fait froid aujourd'hui ! Il pleut !
Alors qu'une élève entre en fanfare, Élio s'échappe dans son mutisme. Encore sous le choc de la voix fluette que je viens de découvrir, je peine à réintégrer la réalité.
Enfin. Au bout de deux mois, on y est.
Consciente qu'il est trop tôt pour crier victoire, les barrières de sa solitude s'effritent et atténuent le poids de mes doutes professionnels. Son oncle avait tort. Je suis compétente.
— Tu m'écoutes maîtresse ? Regarde ma robe trop belle !
La fillette tournoie pour vanter chaque motif du tissu fleuri. Ses deux tresses rousses manquent de fouetter son visage. Amusée par son enthousiasme matinal, je commente :
— Oui, très jolie robe Aya. Tu arrives tôt aujourd'hui.
— En fait, maman est malade alors je suis venue avec papa en voiture ! Heureusement parce que la pluie m'aurait toute salie !
Onze heures trente-deux. Nous sommes accueillis dans la cour par le crépitement d'eau martelant le béton. L'espace couvert nous protège de la pluie mais le vent automnal s'engouffre et je frissonne dans ma parka noire. Je salue les élèves qui sont récupérés par l'animatrice et aperçois la moue désemparée que me jette le petit blond.
Comment un enfant qui porte un prénom solaire peut être aussi triste ?
Un mélange de compassion et d'impuissance m'oppresse tandis que je me dirige vers le portail avec les chanceux qui seront vite à table. Ce ne sera pas mon cas du fait de la réunion hebdomadaire. Je soupire, résignée d'être bloquée dans une salle remplie d'adultes.
À la grille, je gratifie l'assemblée d'un sourire cordial qui s'évanouit quand je le remarque entre deux parents, à une dizaine de mètres. Mes poils se hérissent alors que mon muscle cardiaque panique. J'espère, non, je prie pour que ce ne soit qu'une illusion de mon cerveau fatigué.
Tu rêves. Il va falloir assumer.
Malgré la température n'excédant pas cinq degrés, il porte un large sweat noir. Sous sa capuche, ses mèches décolorées retombent sur son front. L'oncle d'Élio me fixe à la dérobée.
Rien pendant deux mois et je le vois trois fois en une semaine.
Impossible de contrôler mon corps qui surchauffe malgré la morsure du froid sur mes joues.
Pourquoi il est là ? Il veut m'intimider ? Se venger ? Qu'est-ce qu'il cherche à faire ?
Refusant de défaillir, j'ignore la boule de nervosité qui plombe mon estomac et me concentre sur les enfants qui m'entourent.
— J'ai vu mamie ! me signale Adrien. À tout à l'heure !
Je suis la direction de son doigt et sursaute. Mains dans les poches, l'indésirable s'était faufilé jusqu'à nous tel un serpent. Un bras appuyé contre la paroi métallique, il n'est qu'à deux mètres de moi. Je m'efforce de rester de marbre alors que ma poitrine se bloque à l'idée de représailles.
Il faut que je me calme. Il ne fera rien en public. Ça va aller.
Mise en confiance par les témoins, je croise ses yeux azur et me racle la gorge, un réflexe avant de parler :
— Vous venez récupérer Élio ? Je vais le chercher.
— Non... Je suis occupé.
Sa voix est faible, dépourvue de son timbre autoritaire.
— Je vois ça, ironisé-je en le toisant de travers.
Il va s'en prendre à toi.
Alors que je me torture les méninges avec un tourbillon de questions, il persiste à me scruter sans bouger. C'est à peine s'il bat des cils. Sa peau blême ajoute une touche déconcertante au personnage. Je recule d'un pas, un acte instinctif face au danger.
C'est un sociopathe ! J'aurais jamais dû insister pour le rencontrer !
La respiration irrégulière, j'en viens à grignoter mes lèvres en guettant l'arrivée de la dernière mère retardataire.
Comme par hasard aujourd'hui.
Après un moment interminable à subir son attention qui dérègle mes organes, je n'en peux plus et le questionne :
— Que... Qu'est-ce que vous faites ?
— Je te regarde. Ça aussi, c'est interdit ?
— Pour vous, oui, chuchoté-je.
Un rire bref résonne et je suis surprise d'avoir été entendue. Les traits de son visage se détendent.
Alors il est vraiment humain. Étonnant.
De nouveau, j'inspecte la foule, espérant naïvement quitter cette situation sur-le-champ mais aucun signe de la maman. De nouveau, ce faiseur de trouble a diminué la distance entre nous et je manque de crier en public.
Arrière monsieur !
Notre différence de taille m'oblige à lever le menton. Il incline sa tête contre le portail et son regard est voilé, comme absent.
Il est malade ? Rapide, le karma.
Profitant de sa posture passive, je lance un sujet important :
— Il y a une sortie demain... N'oubliez pas de signer l'autorisation... Votre neveu a très envie de venir.
— Alors c'est pour ça qu'il m'a balancé son cahier à la gueule ?
La satisfaction étire mes lèvres et je me fais force pour retenir un fou rire en imaginant la scène.
Cœur sur toi, Élio.
— Je signerai, affirme le délinquant d'une voix éteinte.
Comparé à son attitude de nos précédentes rencontres, c'est le jour et la nuit. Il est vide d'énergie et je m'étonne même de l'absence d'odeur de cigarette.
— Chiara ! Je suis là ! s'écrie une voix féminine.
La fillette en question se jette dans ses bras. Enfin libérée de mes obligations, je tourne le dos à la source ambulante d'anxiété.
— J'ai fait une connerie ?
Je me fige et le film de nos tête-à-têtes désastreux ressurgit. Après une grande inspiration, je me retourne et fusille l'homme de ma rancœur.
— Une ? Je n'ai pas assez de mes dix doigts pour les compter.
Ses paupières s'abaissent et ses épaules se voûtent. Il semble sujet à un dilemme intérieur, manifesté par ses sourcils froncés. Il finit par se décoller mollement du portail.
— Je dois y aller... J'ai rendez-vous avec elle.
Je m'en fiche de votre vie. Partez et ne revenez plus jamais.
Ne gaspillant pas davantage de temps avec lui, je me faufile sous la partie abritée qui déborde d'enfants lorsque je remarque Élio sur un banc. Seul. Je le rejoins et, mes tremblements ayant cessé, j'allonge mes jambes devant moi, chevilles croisées. Il me jette un coup d'œil en frottant ses mains l'une contre l'autre.
Il a l'air d'avoir des choses à dire. Qu'est-ce qui le retient ?
— J'aimerais bien savoir ce que tu as fait à Disneyland. Si tu veux m'en parler, je t'écouterai avec plaisir.
Je patiente, habituée à son silence. Une onde provoquée par mon portable attire mon intérêt quand la bouche de mon élève s'entrouvre et libère un souffle tremblant.
— J'ai... J'ai mangé une barbe à papa trop bonne.
Oh, il est tellement mignon.
La timidité de son aveu le rend d'autant plus attachant. Je le laisse parler, ne voulant pas risquer de l'interrompre sur sa lancée.
— Et j'ai fait plein de manèges et j'ai vu Winnie et Cendrillon...
Ses yeux hazel pétillent alors qu'il me raconte avec une excitation contagieuse son mardi soir. Je suis suspendue à ses paroles, ignorant les vibrations contre ma hanche. Chaque détail qu'il partage est une fenêtre sur son monde qui était inaccessible hier encore. Un plongeon dans un océan de tendresse et de fierté.
— Aleksander, il a mis un serre-tête Mickey sur la tête de tonton pour faire une photo mais tonton, il l'a cassé en deux et l'a jeté dans la fontaine ! C'était rigolo ! s'exclame-t-il à gorge déployée en mimant un lancer.
Comme un phare dans la nuit, le bonheur de cet enfant éblouit la grisâtre de mon existence.
— Et après, on a vu la parade de la nuit et à la fin, il y avait...
— Luna ? Qu'est-ce que tu fais encore ici ?
Le charme est rompu. Je me redresse, alertée par l'urgence dans le ton de Kazuki.
— Tu as oublié le conseil des maîtres ? Il ne manque plus que toi, m'informe-t-il en y mettant les formes.
Un frisson m'électrise lorsque je réalise mon erreur. Je déglutis en récupérant mon téléphone. Sept minutes de retard. Onze messages non lus. Les trous de mémoire sont fréquents après une crise d'angoisse.
— Élio, je suis désolée mais...
Son expression hache net mes cordes vocales. Les sourcils froncés et une grimace déformant sa bouille, il se lève d'un bond.
— T'es une menteuse ! Je te déteste !
Pétrifiée, je suis incapable de répondre alors qu'il cavale jusqu'aux toilettes. L'ascenseur émotionnel est monté si haut que la chute m'assomme. L'air devient plus lourd et respirer est un effort. Les chocs dans ma cage thoracique s'intensifient à mesure que ses mots rebondissent dans mon crâne.
"T'es une menteuse ! Je te déteste ! T'es une menteuse ! Je te déteste !"
— Excuse-moi mais ils s'impatientent, révèle Kazuki, tendu.
Ils sont mécontents de toi. Ils le sont tous.
Mes pensées s'embrouillent entre l'incompréhension de la réaction d'Élio et mon manquement à mes responsabilités. Je claque mon élastique sur mon poignet irrité mais la douleur physique n'enraye pas l'angoisse du mental.
Lorsque je réussis à me tenir sur mes pieds, je suis mon collègue mécaniquement jusqu'à la salle des enseignants où s'abat le silence à ma venue.
— C'est pas trop tôt ! On a pas que ça à faire, se plaint ma collègue de CM2.
Les lianes de mon anxiété se resserrent et m'écorchent l'esprit déjà mal en point. Je papillote des yeux pour dissiper les perles de détresse.
— P-pardon... Je... Je suis désolée... Désolée... J'étais avec...
— Commençons, on a assez perdu de temps.
Je cherche des signes d'indulgence mais ne trouve que de la gêne chez la dizaine d'adulte présent. Mon corps est si contracté qu'il m'empêche de m'effondrer. Maintenir une façade de professionnalisme est une priorité absolue. Je ne peux pas fuir devant eux.
— Ne le prends pas pour toi, murmure Kazuki en me tirant une chaise. Elle est énervée parce qu'elle a raté son inspection.
La réunion débute et les échanges n'atteignent plus mes tympans, couverts par les battements de mon corps désarmé et deux voix.
T'es une menteuse ! Je te déteste !
Celle d'Élio.
Est-ce qu'il y a au moins une personne qui t'apprécie ?
Et celle qui m'étouffe chaque jour.
J'ai encore tout gâché. Je me sens tellement nulle. Pourquoi je ne peux pas faire mieux ? Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ?
Je revêts mon masque souriant derrière lequel je me cache parce que c'est plus facile de feindre d'aller bien que d'expliquer que je suis mal.
*
"Que faites-vous du matin au soir ? Je me subis."
Emil Cioran
✿❀✿❀✿❀✿❀
On retrouve Luna qui fait face à plusieurs retournements de situation improbables.
Que pensez-vous du changement d'Ayden et d'Élio ?
N'hésitez pas à voter et partager votre avis ⭐
Monimoni-ka
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