La voix mielleuse de Mariah Carey faisait vriller les tympans d'Anouk. Chacune des intonations haut perchées de la diva lui donnait envie de se taillader les veines avec un couteau à beurre. Si l'enfer diffusait une musique d'ambiance pour torturer les âmes damnées, nul doute qu'All I want for Christmas is you tournait en boucle.

    - Désolée, madame, mais je n'en ai plus en stock.

L'expression de son interlocutrice changea brusquement. Les traits se contractèrent, les narines frémirent, les yeux lancèrent des éclairs. Oh putain.

    - Et comment je vais faire moi, hein !? Qu'est-ce que je vais offrir à mon gendre !? Il n'y a jamais rien ici, de toute façon !

Au prix d'un grand effort, la libraire se retint de fermer les paupières et de lâcher un soupir exaspéré. Plus difficile encore, elle s'interdit d'attraper la bonne femme par les épaules pour la secouer comme un prunier.

    - Nous sommes le 24 décembre, madame, vous vous doutez bien que les rayons ont été dévalisés, rétorqua-elle avec toute la diplomatie dont elle était capable.

La cliente lui jeta un regard méprisant avant de lui tourner le dos, furibonde, le nez en l'air, pour s'éloigner. Anouk prit une profonde inspiration, regrettant amèrement de ne pas pouvoir tirer de la même façon sur une cigarette. Elle jeta un coup d'œil à l'horloge. Encore une heure avant la délivrance.

Le ballet des clients se poursuivit. Certains s'emparaient des premiers articles qui leur passaient sous la main, d'autres rechignaient en fouillant les étagères dans le plus grand désordre. Ici, des personnes râlaient contre cet « aberrant manque de choix », tandis que des êtres bénis des employés avouaient raisonnablement qu'ils auraient dû s'y prendre plus tôt. Anouk encaissait des articles à tour de bras, se fendait tantôt d'un sourire, tantôt d'une moue crispée au bon vouloir de l'attitude de ses interlocuteurs. Son cerveau tournait à plein régime également, listant les livres qu'elle pouvait encore conseiller, adressant une prière au pauvre enfant qui recevrait pour Noël un cahier d'exercices au lieu du livre Fortnite espéré, comptant le nombre de minutes la séparant de la fermeture du magasin, surveillant du coin de l'œil la queue interminable d'acheteurs, tentant de se souvenir où était l'exemplaire que sa collègue cherchait.

Un couple de personnes âgées finit par s'éloigner et elle découvrit l'espace autour de son comptoir miraculeusement dégagé. Une brève accalmie lui permettant d'étirer sa nuque raidie.

    - Sympa le pull !

La jeune femme tourna la tête à cette apostrophe. Elle esquissa un sourire en reconnaissant M. Germain. Client fidèle et ô combien précieux, elle s'était lié d'amitié avec Philippe à force de discussions autour de pépites livresques.

    - Une merveilleuse idée de mon responsable, répondit-elle en tirant sur l'ignoble chandail orné d'une tête de renne qu'elle portait.

    - J'espère que tu as demandé une augmentation en contrepartie.

Elle rit en contournant la surface la séparant des clients pour faire la bise à ce bel homme dans la fleur de l'âge.

    - La course ?

    - Je vais finir sur les rotules, prédit-elle, cette journée est interminable. Me dis pas que toi aussi tu fais tes cadeaux à la dernière minute ?

Il s'esclaffa en secouant la tête.

    - Non, je passais récupérer une commande et je t'ai ramené ça.

Il tendit à Anouk une boîte Tupperware, en tout point semblable à celle qu'elle oubliait malencontreusement de rendre à sa mère depuis cinq ans. Elle fronça légèrement les sourcils, intriguée, et ouvrit doucement le couvercle. Une douce odeur sucrée s'en échappa pour réveiller ses papilles.

    - Macarons au caramel beurre salé. Fait maison, précisa-il.

    - Oh ! C'est adorable...

Dans l'état de fatigue où elle était, Anouk sentit ses yeux s'humidifier devant ce geste attentionné.

    - Carole et moi on s'est dit que tu en aurais bien besoin.

    - Merci beaucoup. Ça me touche énormément. Tu embrasseras Carole pour moi, ajouta-elle en plantant un baiser de remerciement sur sa joue.

La première bouffée lui donna envie de gémir de bonheur. À l'expression extatique de Jules et Lucie, Anouk devina qu'ils ressentaient la même chose qu'elle. Ils venaient de terminer cette journée harassante qu'était la veille de Noël et, bravant le froid et l'envie de rentrer chez eux, ils fumaient chacun leur cigarette. Ils avaient pris soin de s'écarter de l'entrée du magasin, ricanant avec un brin de sadisme lorsqu'ils repéraient des clients fébriles trouvant porte close. Après un mois de décembre éreintant, ils avaient épuisé tout leur stock de compassion.

    - Bon aller, je me casse. Joyeux Noël, les filles ! lança Jules.

Elles saluèrent leur collègue et après avoir écrasé leur mégot, prirent à leur tour le chemin du parking où elles étaient garées. Anouk souhaita un bon réveillon à Lucie et s'engouffra dans sa Peugeot. Elle alluma le moteur et frictionna entre elles ses mains engourdies, le nez plongé dans son épaisse écharpe.

    - Jocelyne, bouge-toi le cul... marmonna-elle en tremblant.

Elle loucha sur son rétroviseur dans l'espoir de repérer la silhouette de la benjamine de leur petit groupe de colocataires. Cette dernière travaillait dans une bijouterie non loin. Plissant les yeux, elle distingua des cheveux raides et châtains qui s'échappaient d'un bonnet à pompon vert et rose reconnaissable entre mille. Anouk appuya sur le klaxon pour l'exhorter à accélérer, faisant sursauter au passage un homme qui passait devant son capot. Elle riait sous cape lorsque Jocelyne ouvrit la portière.

    - Excusez-la, elle n'a aucun savoir-vivre, l'entendit-elle dire à la cantonade.

    - Eh, c'est de ton chauffeur dont tu parles, là.

Un rire échappa à son amie pendant qu'elle bouclait sa ceinture.

    - Quelle journée de merde !

Anouk grogna son approbation et enclencha la première vitesse.

    - Mets-nous une bonne musique. J'ai entendu des chants de Noël toute la journée, je suis au bord de l'implosion, supplia-elle en quittant son emplacement.

    - Je suis dessus.

Bientôt, elles chantaient à tue-tête les paroles de Fuck You, le tube de Lily Allen, en une ode à tous les clients imbuvables auxquels elles avaient été confrontées.