Épilogue
• Cinq ans plus tard •
— Où est-ce que je vous dépose ça ?
Le livreur peinait à traîner son chariot, sur lequel était juchée une caisse en bois. Cette dernière devait peser le poids d'un ours, s'il fallait s'en tenir à la grimace du pauvre jeune homme.
— Devant cette table, cela ira très bien, lui indiqua Alisée en s'empressant de venir à sa rencontre.
Occupée au fond de sa librairie, elle avait à peine entendu la clochette tinter au-dessus de la porte d'entrée. Elle lui désigna un étal chargé de livres colorés, où subsistait une petite place pour les précieux ouvrages qu'elle attendait.
— Ne vous embêtez pas, je me débrouillerai, assura-t-elle au garçon qui entreprenait d'ouvrir la caisse. Vous allez prendre du retard et...
— Ne vous en faites pas, cela ne m'embête pas du tout, l'interrompit-il de son accent chantant. Il ne faudrait pas que vous vous fassiez mal pour votre premier jour de reprise ! C'est un plaisir de vous revoir, d'ailleurs !
Elle lui sourit, touchée. Les derniers mois l'ayant contrainte à ne plus être très présente à la boutique, les clients et livreurs qu'elle connaissait bien lui avaient incroyablement manqué. Tout en retirant les clous du couvercle de bois, le jeune homme prit la peine de s'enquérir de son état. Elle lui indiqua qu'elle se portait à merveille, bien qu'elle soit toujours quelque peu fatiguée. Il lui proposa même de l'aider à ranger les livres contenus dans la caisse, ce qu'elle refusa après l'avoir remercié.
Une fois les formalités de livraison réglées, le garçon s'en alla et elle contempla les magnifiques ouvrages à la couverture rouge foncé. Elle attrapa un premier exemplaire, dont les dorures scintillèrent sous les rayons du soleil, qui transparaissaient depuis la vitrine. La Dernière Rose, lut-elle en réprimant un petit sourire. Le nom de l'auteure était inscrit juste en dessous d'une belle illustration, représentant la fleur éponyme.
Elle ne put s'empêcher de feuilleter les premières pages de ce roman qu'elle connaissait déjà, curieuse de voir ce que donnait une telle version éditée. Elle s'attela ensuite à soigneusement empiler les livres sur la table consacrée aux nouveautés, qui se logeait juste devant l'entrée. Quand la caisse se retrouva vidée de moitié, elle essaya de la soulever pour l'emmener dans la réserve, mais manqua de se coincer le dos. Elle se contenta donc de la pousser sous l'étal, en prenant garde à ne pas trop rayer le parquet.
En règle générale, elle aimait que sa librairie soit la mieux tenue possible. L'endroit était de taille plutôt moyenne et s'étirait en longueur jusqu'à un petit coin bibliothèque, situé au fond de la salle et éclairé par quelques bougies. Des livres aux dos multicolores s'alignaient sur les étagères qui tapissaient les murs, créant une douce ambiance chaleureuse dont Alisée ne se lasserait jamais. Elle doutait aussi d'être un jour blasée par la rassurante odeur de papier, qu'elle respirait pourtant depuis plus de trois ans.
Elle s'arrangea pour dissimuler la disgracieuse caisse de bois au-delà des pans de la nappe blanche, puis entendit une petite cloche sonner derrière elle. La porte s'ouvrit sur une jeune fille blonde, qui poussa une exclamation en découvrant la libraire.
— Vous êtes revenue ! s'exclama-t-elle en tapant dans ses mains.
Antonella était l'une de ses plus fidèles clientes, qui passait la voir au moins une fois par semaine. Âgée de quinze ans, elle était souvent accompagnée par sa mère, qui justement faisait son entrée.
— Ne vous fiez pas à ses minauderies, fit la femme d'un ton espiègle. Elle réclamait à venir presque tous les jours lorsque vous vous occupiez de Damian et que votre mari tenait la boutique tout seul !
Alisée éclata de rire, alors que la jeune fille rougissait.
— Ce... Ce n'est pas vrai, bredouilla-t-elle. J'aime beaucoup Al... Enfin, Alejandro est très gentil, mais je vous préfère largement !
L'intéressée la remercia, tout en continuant à glousser intérieurement. Le village entier avait un faible pour son mari, ce à quoi elle avait bien dû s'habituer... Au moins, tu nous rapportes des clients, aimait-elle le taquiner. Elle aussi avait droit à quelques prétendants éperdus, qui lui glissaient parfois leur adresse quand elle leur rendait la monnaie...
Antonella et sa mère lui demandèrent comment elle allait, ce qui les amena à discuter de longues minutes. D'autres visiteurs ne tardèrent pas à pointer leur nez, ce qui incita la jeune fille à s'emparer de l'ouvrage qui lui faisait de l'oeil depuis son arrivée.
— En plus, vous revenez juste à temps pour la sortie du nouveau livre d'Amy Melton ! s'enthousiasma-t-elle en contemplant sa trouvaille sous toutes les coutures. Cela fait presque deux ans que nous l'attendons, je me demande pourquoi l'auteure a mis plus de temps que d'ordinaire...
Alisée se mordit les joues, tout en se dirigeant vers son petit comptoir où se trouvait sa caisse.
— J'espère que tu ne seras pas déçue, répondit-elle d'un air désinvolte. Après une telle attente, l'auteure n'a pas tellement le droit à l'erreur...
— Je suis sûre que l'histoire sera incroyable ! affirma Antonella. Rien que le titre, La Dernière Rose, donne envie !
La libraire se força à ne pas sourire outre mesure, puis souhaita une bonne lecture à la jeune fille. Pendant les heures qui suivirent, elle s'occupa des autres clients, venus en nombre afin d'acquérir la sortie du jour. La joie dont ils témoignaient en la revoyant lui réchauffa le coeur, tout comme leur excitation à l'idée de lire La Dernière Rose. Cela lui fit presque oublier sa fatigue, ainsi que son manque de sommeil.
En fin de matinée, l'affluence se calma. Elle profita d'une rare absence de tout lecteur pour retourner la petite pancarte accrochée à la porte, indiquant que la boutique était désormais fermée. Elle verrouilla la serrure et se dirigea vers une étagère un peu particulière, qui grâce à un mécanisme, pivotait sur elle-même afin de révéler un passage donnant sur un escalier. Alisée monta les étroites marches et poussa le battant qui se trouvait à leur sommet. Celui-ci déboucha directement dans l'entrée d'un joli appartement, situé juste au-dessus de la librairie.
Elle prit garde à ne pas faire de bruit en fermant la porte, puis traversa le couloir sur la pointe des pieds. Le silence régnait et bien que son ouïe ne soit guère aiguisée, aucun bruit de pleurs ne parvenait à ses oreilles. C'est déjà quelque chose... Elle se dirigea vers un battant entrouvert, qui grinça légèrement quand elle le poussa. Elle s'attendit à devoir subir un concert de hurlements, or par miracle, le calme se prolongea.
Avec d'infinies précautions, elle pénétra dans la petite pièce, en prenant garde à ne pas faire gémir les lames de parquet. L'endroit se trouvait être une sorte de bureau, dans lequel elle et son mari s'occupaient de toutes les obligations relatives à la librairie. Commande de nouveaux livres, tenue des comptes... Lorsqu'ils avaient ouvert leur commerce, elle n'avait pas tout à fait conscience de toute la paperasse que cela impliquait. Mais heureusement, elle s'y était habituée plutôt vite.
— Tout se passe bien ? murmura-t-elle à l'intention de celui qui se tenait assis devant un secrétaire calé contre l'un des murs verts, près d'une fenêtre.
À l'entente de la porte grinçante, Adrian s'était aussitôt tourné dans sa direction.
— Tu pourrais partir pendant six mois que nous nous débrouillerions à merveille, badina-t-il avec un sourire insolent.
Elle leva les yeux au ciel et s'approcha malgré tout du petit berceau, qu'ils avaient installé dans un coin de la pièce. Un sourire étira ses lèvres, alors qu'elle contemplait son bébé paisiblement endormi, emmitouflé dans une délicate couverture blanche. Elle ne put s'empêcher de venir effleurer l'une de ses joues toutes douces, dont le contact lui avait déjà manqué.
— Sa toilette est faite, sa couche est changée, ses vêtements aussi... Il est à jour, conclut Adrian en se levant pour venir près d'elle.
Il passa ses bras autour de sa taille et elle se laissa aller contre son torse, avant de tourner la tête pour déposer un bref baiser sur sa joue.
— Je t'avoue qu'en remontant, j'avais légèrement peur de tout retrouver sens dessus dessous, s'amusa-t-elle avec malice.
— Que veux-tu, je suis le meilleur père du monde, se vanta-t-il.
Elle gloussa, forcée d'admettre qu'il n'exagérait qu'à moitié. Depuis la naissance de Damian, deux mois auparavant, il ne cessait de la surprendre. Non seulement il savait absolument tout quant à la manière de s'occuper d'un bébé, mais en plus, il manifestait d'un calme à toute épreuve... chose qui faisait parfois défaut à Alisée. Complètement paniquée, elle avait une fois ordonné à Adrian d'aller chercher le médecin, persuadée que les pleurs stridents du petit étaient liés à elle ne savait quelle maladie...
En dépit de ses quelques crises d'inquiétude incontrôlées, elle pouvait affirmer n'avoir jamais été aussi heureuse de toute sa vie. Lorsque cinq ans plus tôt, elle était redevenue une Neutre, elle n'avait osé laisser naître l'espoir qu'un jour, elle pourrait de nouveau tomber enceinte. Puis petit à petit, au fil des mois, la rumeur s'était répandue que d'anciens vampires avaient réussi à procréer. Cependant, cela n'avait pas suffi à la convaincre qu'un jour, la même chose lui arriverait.
Adrian et elle avaient donc entrepris de se bâtir une nouvelle vie, sans évoquer le sujet d'un potentiel bébé. Après avoir réussi à se souvenir de la maison du lac et à la regagner, ils y avaient passé quelques temps, jusqu'à ce que le roi déchu évoque une idée un peu folle : celle d'ouvrir une bibliothèque-librairie.
— Il y aurait un espace consacré à la vente de livres neufs, et un autre où l'on pourrait emprunter des livres déjà sortis depuis quelques années, avait-il expliqué en commençant à dessiner des plans on ne peut plus farfelus.
Sur le coup, Alisée s'était esclaffée, sans croire une seconde qu'un tel rêve était concrétisable. Mais Adrian n'avait pas lâché l'affaire. Prenant ce projet très au sérieux, il s'était lancé dans une grande enquête auprès de certains libraires déjà installés, afin de récolter le plus d'informations possible sur ce domaine d'activité. Une fois certain qu'une telle entreprise était envisageable, il avait vendu la maison du lac, ainsi que tout son domaine, une petite fortune.
L'argent récolté avait servi à racheter le bâtiment où ils vivaient désormais, composé d'un commerce au rez-de-chaussée, et d'un espace d'habitation réparti sur deux étages. Les lieux se situaient au coeur d'un charmant petit village, au sud de l'ancienne Terre des Vampires. Le soleil y brillait quasiment tous les jours, baignant de ses rayons des vignes verdoyantes et un bord de mer magnifique. Alisée et Adrian s'y étaient mariés juste avant l'ouverture de leur librairie, plus de trois ans auparavant.
Les villageois leur avaient réservé le meilleur des accueils, ignorant qu'ils achetaient leurs livres auprès de l'ancien roi des vampires... Ce dernier avait en effet changé de prénom, se faisant connaître sous celui de son père, Alejandro. Bien sûr, le risque qu'il se fasse identifier par quelqu'un ayant déjà effectué un passage à la Cour demeurait. Suite à l'explosion du palais, toutes sortes de commérages avaient couru, certains prétendant que le monarque était mort, d'autres qu'il s'était enfui sur la Terre des Loups... Tout le monde en allait de sa théorie, sans qu'aucune ne soit jamais confirmée.
Néanmoins, le village où ils s'étaient établis se trouvait suffisamment loin des grandes villes, de manière à minimiser les chances de croiser de vieux courtisans. Jusque-là, ils n'avaient à déplorer aucun problème lié à la véritable identité d'Adrian...
— Que lui as-tu donné pour qu'il dorme comme ça ? s'enquit-elle à voix basse, étonnée que le bébé se montre si calme. En plus, cela fait longtemps qu'il n'a pas mangé. J'avais peur que m'absenter toute la matinée soit trop long, mais visiblement cela a l'air d'aller...
— Je l'ai d'abord amené dans le salon, pour lui jouer au piano la berçeuse miracle. Cela marche à tous les coups !
Enfin presque... Comme toujours, il se jetait un peu trop de fleurs, or après tout, aujourd'hui était sa journée...
— Au cas où tu te poserais la question, sache que ton livre est parti pour connaitre le meilleur démarrage de ventes depuis notre ouverture, fit-elle en pivotant sur ses talons afin de se retrouver face à lui.
Un sourire irrésistiblement timide fit frémir ses lèvres.
— C'est... C'est vrai ?
Elle hocha la tête.
— Tout le monde est ravi qu'Amy Melton sorte enfin son nouveau roman...
L'étincelle qui s'alluma dans ses yeux océan fit gonfler son coeur. Si elle avait tenu à reprendre le travail aujourd'hui, c'était surtout en raison de la nervosité d'Adrian, qui ne cessait de croître au fur et à mesure que la sortie de La Dernière Rose approchait. Même s'il ne lui avait pas dit explicitement, elle avait compris qu'il craignait un peu l'accueil du public, et que se retrouver directement face aux clients ne serait pas sans le troubler.
— Ils ne t'ont pas demandé si tu savais pourquoi elle avait mis tout ce temps à l'écrire ? la questionna-t-il avec un petit air narquois.
— J'avoue avoir hésité à leur dire qu'elle était devenue représentante de communauté, répliqua-t-elle sur le même ton. Vu que tout le monde l'imagine comme une vieille dame, personne ne m'aurait cru si j'avais sorti l'argument du bébé...
En réalité, environ dix mois plus tôt, Adrian était en passe de terminer son livre, lorsqu'Alisée avait brusquement commencé à être prise de nausées. Ce doit juste être un mal passager, ne te fais pas de faux espoirs, s'était-elle forcée à penser. Toutefois, au fil des jours, elle avait pu constater que tous les symptômes concordaient, et que son état lui rappelait celui qui avait précédé sa transformation. Sa visite chez le médecin n'avait fait que lui confirmer ce qu'elle espérait.
Pour annoncer la nouvelle à son mari, elle avait commandé tout un tas de livres pour enfants, soi-disant afin de réapprovisionner les stocks de la librairie.
— Que diable allons-nous faire de tout ça ? avait-il marmonné en déballant la caisse juste livrée. Les fournisseurs ont dû faire une erreur en envoyant la commande, nous ne pourrons jamais en vendre autant !
Elle avait pris une inspiration, avant de déclarer :
— Non, mais il se pourrait bien que toi, tu en aies bientôt besoin...
Face à cette remarque, il était resté interdit un long moment, avant de cligner des paupières en fixant le ventre d'Alisée.
— Tu... Tu veux dire que...
Les larmes aux yeux, elle n'avait pu que hocher la tête, gagnée par une émotion qu'elle ne pensait jamais ressentir. À partir de ce moment-là, il lui avait formellement interdit de porter plus de trois livres à la fois, ce qui ne manquait pas de la faire éclater de rire dès qu'il le lui répétait. Néanmoins, sa fatigue l'avait rapidement obligée à diminuer ses activités, si bien qu'Adrian s'était retrouvé à gérer seul leur librairie. Ils avaient été contraints de fermer temporairement l'espace bibliothèque afin de lui alléger la tâche, mais entre la gestion de la boutique et l'entière attention qu'il portait à sa femme, l'écriture de son livre avait été sacrifiée.
— Au moins, j'ai pris du retard pour une bonne raison, sourit-il en regardant Damian qui pour une fois, ne paraissait pas décidé à se réveiller. Les éditeurs commençaient sérieusement à croire qu'Amy Melton était morte... Mais ils vont voir que malgré son grand âge, elle a toujours un peu trop d'idées.
Il s'écarta pour attraper un carnet sur le bureau et le tendit à Alisée.
— Comme le petit dormait, j'en ai profité pour commencer à faire des sortes de fiches, à propos de l'univers de ma prochaine histoire. D'habitude, je n'aime pas trop faire ça, mais étant donné ma mémoire de poisson rouge...
En effet, si une chose ne s'était pas arrangée au cours des cinq dernières années, il s'agissait bien de leurs souvenirs en total désordre. Parfois, Adrian se réveillait persuadé d'être en guerre contre les loups-garous, tandis qu'Alisée pensait encore être chez Dame Miranda... Heureusement, les moments les plus récents, qu'ils vivaient depuis qu'ils étaient redevenus des Neutres, demeuraient à peu près stables dans leur esprit.
— Il y a intérêt à ce que je sois encore ta première lectrice, le prévint-elle en parcourant les pages en diagonale.
— De toute façon, ce n'est pas comme si j'avais beaucoup d'autres candidats, commenta-t-il. Isabella s'en contrefiche et je doute que Duncan ait déjà ouvert un livre de son plein gré...
— Ils viennent cet après-midi, au fait, non ?
La fille d'Adrian et son mari avaient élu domicile dans le village voisin, que l'on pouvait rejoindre à moins d'une demi-heure de carrosse. Après l'achat de la librairie, il restait suffisamment d'argent pour que Duncan et Isabella acquièrent une charmante petite maison. Aucun d'eux n'avait repris un quelconque travail, n'ayant absolument pas la moindre idée de ce qu'ils pourraient faire. La somme amassée suite à la vente des autres propriétés secrètes du roi — dont Son Altesse avait fini par se remémorer l'emplacement — permettait largement de subvenir à leurs besoins.
Cela ne les empêchait pas de passer régulièrement à la librairie, afin d'aider dans la boutique, ou tenter de s'occuper du bébé.
— Duncan sera avec toi au magasin, tandis qu'Isabella restera avec le petit et moi.
On ne pouvait pas dire que le pauvre ancien garde soit très à l'aise avec les clients, mais au moins, il excellait dans l'art de repérer les éventuels voleurs. Isabella, elle, se montrait assez gauche avec Damian, ayant toujours peur de mal le prendre ou de le faire tomber.
— Ou plutôt, elle restera uniquement avec le petit, rectifia-t-il. Vu qu'elle se désintéresse d'absolument tout le monde dès qu'elle le voit...
Alisée pouffa.
— Et dire qu'au début, elle avait peur de lui !
Contre toute attente, Isabella se révélait être la grande soeur la plus aimante qui soit. À la naissance du bébé, elle conservait pourtant certaines réserves, comme si elle ne savait pas exactement quel comportement adopter à l'égard de Damian. Il fallait dire qu'elle n'avait jamais pensé jouer un jour un tel rôle... Puis au fil du temps, les choses s'étaient faites naturellement, jusqu'à ce qu'elle inonde son petit frère de mille louanges et cadeaux.
— Il va finir par être plus vaniteux que toi, tellement qu'elle lui répète qu'il est le plus beau des bébés ! s'amusa-t-elle.
Et même si Alisée n'était sûrement pas très objective, elle ne pouvait qu'être parfaitement d'accord avec Isabella.
Pour l'instant, la peau de Damian était un peu plus claire que celle de sa mère, tandis qu'un duvet foncé recouvrait son crâne. Ses joues et ses petits bras étaient bien potelés, le faisant ressembler à un vrai poupon. Quant à ses yeux, ils étaient d'un bleu gris qui évoluerait dans les prochains mois. D'après Adrian, quelque chose chez lui lui rappelait sa fille lorsqu'elle avait le même âge, bien qu'ils ne soient biologiquement que des cousins éloignés.
— Honnêtement, je ne pensais pas qu'elle se montrerait si... enthousiaste, sourit-il un peu tristement. Après tous les états par lesquels elle est passée ces dernières années... Enfin, comme nous tous, mais...
Il était vrai qu'Isabella avait beaucoup souffert de la fin du vampirisme. Sa maigreur l'avait d'abord rapprochée de la mort, mais progressivement, aidée par sa famille, elle avait consenti à reprendre du poids, jusqu'à ce que sa santé soit hors de danger. Même si elle ne le disait jamais à son père et à Alisée, redevenir une Neutre avait été pour elle un déchirement. Elle détestait se sentir faible et tous étaient obligés d'admettre que malgré ses effets positifs, leur nouvelle condition n'avait pas manqué de les éprouver.
Une cicatrice barrait toujours la cuisse de la réserviste, là où l'épée de sa tante l'avait blessée, à l'inverse du torse d'Adrian qui ne gardait aucune marque de la pointe l'ayant transpercé. Toutefois, son esprit avait mis davantage de temps à s'en remettre, puisque pendant de longs mois, il avait été persuadé que sa survie n'était que temporaire.
— La sorcière ne peut pas avoir prévu cela dans son sort, répétait-il chaque jour. Je m'en sors bien trop facilement, tout va forcément me revenir à la figure...
La perte de son royaume n'était également pas des plus simples à gérer. Certes, son pays lui avait apporté bon nombre de problèmes, mais il avait consacré plus d'un millénaire de son existence à sa construction. Passer de roi des vampires à simple Neutre du jour au lendemain n'avait pas été facile à encaisser, néanmoins, il avait finalement accepté de reconnaître la fin d'une époque, pour démarrer la plus belle qui soit avec Alisée.
D'ailleurs, il n'avait pas eu à regretter l'explosion du palais, puisque suite à la disparition de la monarchie, un nouveau régime s'était mis en place au sein de l'ancienne Terre des Vampires. Il avait d'abord été question de nommer un "roi des Neutres", mais cette idée n'avait fait qu'engendrer de micro-guerres pour l'accès au pouvoir. Le Grand Alpha et ses troupes avaient été obligés d'intervenir afin de calmer les émeutes, puis le chef des loups s'était résolu à aider ce pays en déroute.
Loin de souhaiter la suprématie des lycanthropes sur les Neutres, il avait divisé le territoire de l'ancien royaume en différentes "communautés". Les frontières de celles-ci avaient été dessinées en tenant compte de la volonté des habitants, qui grâce à un vote, s'étaient ensuite vus appelés à désigner le représentant de leur groupe. Ces élus devaient défendre leur communauté lors de grandes réunions, tout en s'assurant de la cohésion du "peuple Neutre".
Même si ce système était encore bancal et se heurtait à quelques limites, il satisfaisait la plupart des gens et ne connaissait que peu de contestations. Tout le monde était reconnaissant envers le Grand Alpha, qui mettait tout en oeuvre pour que les Neutres conservent leur indépendance.
— Isabella a été très forte, affirma-t-elle en posant le carnet pour attraper ses mains. Et nous avons tous fait de notre mieux afin de nous adapter.
Il lui sourit et l'attira un peu plus contre lui.
— Disons que certaines adaptations ont été plus faciles que d'autres, fit-il en se penchant pour l'embrasser.
Mais avant que ses lèvres ne frôlent les siennes, de brusques pleurs résonnèrent à côté d'eux. Ils se tournèrent vers le berceau, dans lequel la jolie bouille détendue de Damian s'était déformée en une grimace. Alisée s'empressa de l'attraper en l'extirpant de sa couverture, puis lui murmura des paroles rassurantes.
— On a peut-être parlé un peu trop fort, déplora Adrian en se grattant l'arrière de la tête.
Lorsque le bébé dormait, tout le monde s'efforçait de jouer au roi du silence...
— Ce n'est pas grave, il était de toute façon temps qu'il se réveille, il n'a pas mangé depuis un moment. C'est déjà un exploit qu'il ait passé si longtemps sans rien réclamer... J'espère pour toi que ce sera pareil cet après-midi.
Damian avait surtout l'habitude de les réveiller la nuit... au plus grand dam du sommeil de ses parents.
— Si tu es fatiguée, je pourrais m'occuper de la boutique à ta place, proposa Adrian par-dessus les cris du petit. Au moins, Duncan sera là pour expulser ceux qui s'aviseraient de critiquer Amy Melton.
Elle gloussa et déclina sa proposition.
— Je me reposerai un peu avant d'y retourner et...
Elle s'interrompit, car Damian venait d'arrêter de pleurer, sûrement rassuré par la présence de sa mère. Les yeux mi-clos, il agita ses bras dans un mouvement un peu saccadé, et ses adorables petits doigts frôlèrent les cheveux d'Alisée.
— Attention, il commence à avoir une sacrée poigne, chuchota Adrian. Il a failli arracher toute une mèche à Isabella, l'autre jour.
Elle prit sur elle pour ne pas éclater de rire, souhaitant éviter de perturber le petit.
— Tiens, cela vient de me donner une idée, fit-il en s'approchant du bureau afin de griffonner quelque chose sur son carnet.
Sa femme le considéra d'un air sceptique, peu certaine de comprendre.
— Ta future histoire aura pour héros un bébé arracheur de cheveux ? l'interrogea-t-elle avec circonspection.
Sans vouloir se montrer vexante, elle ne pariait pas très lourd sur les ventes...
— L'un des personnages aura une mèche de cheveux rouges. C'est à cause de cela qu'elle sera considérée comme une... En fait, laisse tomber. Tu verras.
Mieux valait qu'elle ne se pose pas trop de questions, en effet... Il se passe de ces choses dans la tête des auteurs !
— Donc ton prochain livre ne parlera pas de nous, feignit-elle de se décevoir. Tu exagères, il y aurait pourtant de quoi trouver l'inspiration...
Certes, leur histoire ne commençait pas de la meilleure des manières. Une rose ayant fait couler le sang, une malédiction éternelle, un royaume entier d'âmes maudites... Mais au final, peut-être que certaines choses se produisaient pour une bonne raison.
Car peu importe ce qu'Alisée et Adrian avaient traversé, les siècles qu'il leur avait fallu attendre pour se trouver, si leur récompense était ce qu'ils vivaient aujourd'hui, alors toutes ces épreuves en valaient la peine. Vraiment la peine, songea-t-elle en caressant la joue de Damian.
Adrian se tourna vers eux, les yeux étincelants d'une douce émotion, puis affirma :
— Cette histoire-là, je préfère largement la vivre.
FIN
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