Chapitre 7 - Une curieuse curiosité
Alisée retrouva bientôt suffisamment de contrôle sur elle-même pour se fendre en une révérence un peu raide. Sa belle-mère et ses petites soeurs se seraient sûrement gentiment moquées d'elle pour un tel manque de grâce. Le roi lui-même éclata de rire.
— Je vous en prie, vous imaginez si tout le monde dans ce palais devait se courber chaque fois que je croise leur route ? On se retrouverait avec une armée de bossus...
Sceptique, la jeune vampire se risqua à lever la tête vers lui. Il avait l'air plus amusé que moqueur, et elle ne sut considérer si cela était rassurant ou non. Elle porta brièvement son regard au niveau de son coeur, où sa veste noire était encore déchirée. Cette fois, une rose aussi blanche que sa chemise en dépassait.
— Je vous présente mes excuses, Votre Majesté, déclara-t-elle d'une voix mesurée.
Elle faisait appel aux lointains souvenirs de son enfance, lorsque sa belle-mère lui apprenait la manière dont s'adresser aux gens importants. Ne jamais dire "veuillez m'excuser", ni "pardonnez-moi" et encore moins "je m'excuse". Et se passer de rajouter plus de paroles que nécessaire.
Cependant, le roi semblait d'humeur bavarde.
— Beatricia est terrifiante, n'est-ce pas ? fit-il en portant son regard azur vers la piste de danse.
La cheffe de clan y dansait joyeusement avec Branwell, éclatant de rire de temps à autre. Les autres danseurs s'écartaient légèrement sur leur passage, sans que l'on ne puisse déceler si c'était plus par crainte que par respect.
Comme Alisée ne savait quoi répondre à la remarque du monarque, elle se tut. Il allait bien finir par s'éloigner, non ? D'ailleurs, pourquoi l'approchait-il ? Elle maintint tous ses sens en alerte, guettant le moment où le mauvais coup allait lui tomber dessus.
— Vous n'avez pourtant pas eu peur de la défier, reprit-il en baissant les yeux vers elle.
La vampire étant déjà grande, il devait l'être encore plus pour réussir à la dépasser d'une tête.
— Avez-vous perdu votre langue ? demanda-t-il avec sérieux comme elle demeurait muette.
Elle décida donc de répondre honnêtement.
— Je ne sais quel genre de réponse vous attendez. Je doute que le récit de stupides prises de bec entre dames puisse vous divertir.
— Mais détrompez-vous ! Je suis comme ces vieilles femmes qui aiment commérer sur tout le monde. Les ragots sont toujours un excellent divertissement.
En matière de vieillesse, il était sans doute le mieux placé pour commenter le sujet... En tant que tout premier vampire apparu au monde, il devait certainement être âgé de plusieurs millénaires. Du moins, à ce qui se racontait. Personne ne connaissait son véritable âge, même si selon certaines prétendues recherches, "plus de deux mille ans" semblait le plus probable.
Il paraissait attendre qu'Alisée dise quelque chose, mais elle ne lui accorda pas cette faveur. Mieux valait qu'il ne connaisse pas le fin fond de sa pensée quant à ses goûts pour les bruits de couloir. Elle brûlait d'envie de lui rétorquer qu'en tant que roi, il ferait mieux de s'intéresser à la misère qui rongeait Mendoza, la capitale de son royaume. Car plus elle découvrait le château et ses habitants, plus elle comprenait pourquoi tout ne lui semblait "pas si terrible que ça".
Toutes ces parures étincelantes, ces riches décorations hors de prix, cette étourdissante et envoûtante musique... En réalité, elle ne se trouvait pas sur la véritable Terre des Vampires, mais au milieu d'une bulle où des rêveurs — dans le pire sens où l'on pouvait employer ce terme — s'amusaient à faire comme si seul le néant existait au-dehors.
Rien qu'avec le tissu de sa robe, elle aurait pu habiller une douzaine de miséreux errant dans Mendoza. Et si l'on réunissait les pièces d'or que toute cette soirée en l'honneur d'une vieille bique avait dû coûter, on aurait facilement pu refaire les routes de la ville entière.
Voilà ce que la vampire avait envie de dire à ce roi qui paraissait étrangement enclin à lui tenir la conversation. Mais bien sûr, si elle tenait à retrouver Damien autrement que dans la mort, mieux valait qu'elle se taise.
— Vous étiez plus loquace lorsque vous prétendiez que Beatricia couchait avec moi, observa-t-il en sortant une flasque de sa veste.
Pour sa part, heureusement qu'Alisée n'était pas en train de boire, car elle se serait étouffée. Encore incapable d'articuler un mot, elle le regarda avec consternation tandis qu'il prenait une petite gorgée de sang. Peut-être s'agissait-il d'ailleurs du sien.
— N'était-ce pas ce que vous sous-entendiez lorsque vous avez parlé des "poules de Sa Majesté" ? s'enquit-il très sérieusement. Ne me dites pas que vous faisiez allusion à de simples volailles, je serais déçu...
Mais à quoi joue-t-il, enfin ? se demanda-t-elle, complètement perdue. Elle ne pouvait déterminer s'il était réellement sérieux, ou s'il prenait tout cela comme prétexte afin de se moquer d'elle. Elle penchait davantage pour la seconde option.
— Je... Sauf si c'est un ordre de votre part, je ne pense pas avoir à vous expliquer le sens de mes paroles. Je vous laisse libre de les interpréter comme bon vous semble.
Elle commençait à croire qu'un concours devait certainement être en cours au palais. Le but du jeu était simple, puisqu'il consistait à tenir la conversation la plus stupide et sans intérêt possible.
Il dut remarquer que tout cela commençait à la lasser. Peut-être qu'il s'ennuyait lui-même, puisqu'il changea brutalement de sujet :
— Branwell a l'air de vous trouver à son goût. Pour qu'il vous ait invitée à l'une de ses parties de cartes... Que pensez-vous de lui ? Personnellement, je l'ai toujours trouvé plus attirant que sa soeur, mais que voulez-vous... On ne peut pas tout le temps avoir ce que l'on veut.
Qu'est-ce qu'il raconte ? s'exaspéra Alisée. Et que cherche-t-il à te faire dire, surtout ? Sa patience avait des limites, que cette soirée insupportable dépassait cruellement. L'indécente quantité de sang qu'elle avait avalée au cours de la soirée ne l'aidait pas non plus à garder son calme... Bien décidée à mettre un terme à ce cirque, elle se lança avec toute la distinction dont elle fut capable :
— Sans vouloir vous manquer de respect, Votre Majesté, je ne comprends pas très bien quel est le but de cette discussion. Je vous ai été offerte pour mon sang, pas pour vous donner mon avis au sujet de vos chefs de clans. Si c'est uniquement la curiosité qui vous anime, sachez que je n'ai nulle intention d'insulter de nouveau mademoiselle Blackfire, ni de partager autre chose qu'une partie de cartes avec monsieur McLawrence.
Et bien sûr, il avait suffi de ce moment pour que la musique connaisse une pause, laissant à tous les curieux la possibilité de l'entendre. Quelques murmures s'élevèrent, avant qu'un nouvel air entraînant ne résonne. Les regards s'attardèrent encore un moment sur eux, puis finirent par se détourner. Mais la jeune vampire n'y prêta aucune attention.
Elle restait concentrée sur le roi, guettant sa réaction. Elle s'en voulut d'avoir parlé si franchement, or elle n'était pas d'humeur pour ces petits jeux sans but ni gain. Peu lui importait qu'il fût l'homme le plus puissant au monde, il ne lui faisait que perdre son temps.
Le visage du monarque aux traits si parfaits demeura impassible pendant quelques secondes. Alisée s'imagina qu'il se demandait comment la chasser du palais de manière spectaculaire. Ou peut-être ne la chasserait-il pas. Peut-être se contenterait-il de la vider de son sang devant tout le monde. Elle espéra au moins que cela salirait son si beau costume...
Pourtant, au lieu de planter ses canines dans son cou, il les révéla dans un petit sourire amusé.
— Vous avez raison, je ne vous parle que par pure curiosité. Et vous l'avez entièrement satisfaite.
Puis sans un mot de plus, il rangea sa flasque dans la poche intérieure de sa veste, et tourna les talons.
Alisée cligna des yeux plusieurs fois, comme pour se sortir d'une rêverie. Venait-elle vraiment d'avoir une conversation sans queue ni tête avec le roi ? Aux regards qui furetaient toujours vers elle, il fallait le croire.
Elle tenta d'inspecter la salle pour repérer où était parti le souverain, mais il avait disparu. Elle regarda même vers l'endroit où se tenait la princesse quelques minutes plus tôt, avant d'aussitôt détourner le regard en voyant qu'elle et son garde la fixaient.
Bien décidée à quitter cette soirée où Damien n'était vraisemblablement pas présent, elle pressa le pas en direction de la sortie.
En chemin, elle remarqua que quelques personnes observaient une jeune fille brune qui dansait seule sur la piste. Elle tournoyait joyeusement sur elle-même, faisant voler le léger tissu de sa robe bleu nuit tout autour d'elle. N'importe qui se serait senti ridicule à l'idée de danser ainsi sans cavalier, en se laissant simplement emporter par l'air des musiciens, mais elle semblait avoir oublié le monde qui l'entourait. On ne pouvait pas dire qu'elle était en rythme avec la musique, ni même que ses mouvements possédaient une quelconque grâce. Cependant, il se dégageait d'elle quelque chose de différent des autres invités, une certaine fraîcheur innocente, qui expliquait sûrement pourquoi elle captivait autant.
Elle enjoignit bientôt un élégant homme aux yeux en amande de la rejoindre, mais il refusa avec un sourire navré. Tandis qu'elle recommençait à tourner, il posait sur elle un regard empli de bienveillance et d'admiration, comme un grand frère fier de sa petite soeur.
Cette comparaison serra le coeur d'Alisée, qui continua à fendre la foule pour gagner la sortie. Une fois le calme des couloirs retrouvé, elle poussa un long soupir. Toute cette agitation lui avait donné le tournis, et elle se sentait aussi étourdie que la jeune fille à la robe bleue devait sûrement l'être.
Elle retrouva machinalement le chemin de sa chambre, sans tenir compte des tableaux ou des sculptures qu'elle dépassait. Elle faillit presque ne pas voir Nessa et Drew, qui discutaient près d'un escalier.
— Vous remontez déjà, mademoiselle ? s'étonna la jeune fille en écarquillant ses grands yeux marron. J'espère que ce n'est pas à cause de mademoiselle Blackfire...
— Disons que c'est un peu une accumulation de plusieurs choses... Je n'ai pas retrouvé la personne que je cherchais et...
Elle s'interrompit, sentant que de stupides larmes montaient à ses yeux. Elle n'avait aucune envie de pleurer, mais ses sombres pensées paraissaient bien décidées à bouleverser sa maîtrise d'elle-même. Si Damien n'est pas au palais, alors tu ne le retrouveras jamais. Au mieux, il a réussi à trouver un moyen d'échapper au roi. Au pire, il est mort. Les deux domestiques durent sentir son trouble, car leurs regards se chargèrent de tristesse.
— Nous sommes désolés, mademoiselle, murmura Drew en baissant la tête. Nous aimerions vraiment faire quelque chose de plus pour vous aider.
Il chassa les quelques mèches rousses qui tombaient devant son front. Leur sollicitude toucha Alisée, surtout qu'ils ne la connaissaient que depuis peu de jours. Elle finit par se ressaisir, se sentant mal d'étaler sa peine égoïste face à des Neutres. Même s'ils ne se plaignaient pas, sûrement qu'eux aussi rencontraient leur lot de problèmes.
— Ne vous inquiétez pas, les rassura-t-elle avec un petit sourire qu'elle espérait convaincant. Je finirai bien par obtenir quelques informations sur lui.
Elle ne croyait pas à ses propres mots, mais c'était tout ce qu'elle pouvait dire. Les deux domestiques acquiescèrent vigoureusement de la tête, tout en affichant un adorable air encourageant.
— Est-ce que quelqu'un a renversé un verre de sang sur Beatricia ? lui demanda ensuite le valet avec amusement.
Nessa lui envoya un coup de coude réprobateur, alors qu'Alisée éclatait de rire.
— Malheureusement, non, répondit-elle. Mais si vous insistez, je me ferai une joie de le faire une prochaine fois !
— À vrai dire, avoua Nessa, ce n'est pas vraiment avec mademoiselle Blackfire que Drew a un problème. C'est plutôt avec son frère qu'il a rencontré quelques déconvenues...
Le domestique grommela un bon lot d'insultes envers le chef de clan, qui lui valurent des remarques outrées de la jeune blonde. Cependant, elle semblait bien partager son avis.
— J'ai aussi fait la connaissance de monsieur McLawrence, tout à l'heure, intervint la réserviste. On ne peut pas dire qu'il m'ait fait la meilleure des impressions...
— Ce n'est qu'un vaurien déguisé en gentilhomme, affirma Drew en croisant les bras. Pardonnez-moi si je suis trop franc, mais je préfère vous mettre en garde. Il pervertirait la plus douce des âmes.
Nessa pinça les lèvres, cependant elle ne le contredit pas. La vampire lui aurait bien demandé quel tort Branwell lui avait causé pour ainsi s'attirer ses foudres, mais elle ne voulait pas passer pour une indiscrète. Même si elle ne le connaissait que depuis peu de temps, le valet ne semblait pas du genre à médire de quelqu'un sans raison.
— Eh bien... Heureusement que mon âme n'est plus si douce, car monsieur McLawrence m'a invitée pour une partie de cartes...
— Et voilà, encore une qui est tombée dans ses filets, marmonna Drew en levant les yeux au ciel.
La femme de chambre sembla prête à le gifler pour un tel manque de respect, mais Alisée gloussa une nouvelle fois.
— Si cela peut vous rassurer, j'ai passé l'âge de me laisser séduire par le premier venu. Dites-vous que j'ai cent deux ans et que je pourrais être votre grand-mère, voire votre arrière-grand-mère...
Les yeux ronds que posèrent les deux domestiques sur elle continuèrent à la faire rire. Comme il était plus plaisant de discuter avec des Neutres plutôt que de devoir endurer des vampires aux manières insupportables !
— Sans vouloir vous contredire, déclara Drew, monsieur McLawrence aurait l'âge d'être de la poussière au fond d'un cercueil, pourtant cela ne l'empêche pas de se comporter comme un parfait imbécile...
Alisée n'avait plus qu'à espérer qu'il soit un imbécile qui sache où trouver son frère.
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