Chapitre 5 - Une mise en garde
Quand elle retrouva sa chambre après moult déambulations dans les couloirs, Alisée eut la bonne surprise d'y voir Nessa. Celle-ci était en train de lui préparer un bain et avait sorti les robes entassées dans sa malle pour les défroisser. La vampire la remercia chaleureusement, mais lui assura qu'elle n'était pas obligée de faire tout ça. La domestique balaya ses protestations d'un revers de la main.
— Si c'est cela qui vous inquiète, je ne fais pas tout ça gratuitement, sourit-elle en transportant un seau d'eau jusque dans la salle de bain. Je fais partie des rares Neutres au monde qui ont la chance d'être payés ! Et sans vouloir paraître vaniteuse, Sa Majesté nous rémunère très généreusement. Je suis sûre d'être plus riche que certains membres de la Cour !
— Mais... Mais je ne comprends pas, hésita Alisée en cherchant vainement un sens à tout cela. En dehors du château, on raconte partout que l'on ne peut connaître pire sort que d'y être conduit. Même si cela ne fait pas une journée entière que je suis arrivée, j'ai l'impression que rien n'est si terrible que ce qui se dit...
En effet, hormis sa déconvenue avec les dames du petit salon, tout ce qu'elle découvrait du palais l'étonnait agréablement. Après avoir quitté les pintades se gavant de sang et de macarons, elle avait continué d'arpenter les corridors. Quelques autres salles de jeux ou de réunions s'étaient laissées apercevoir à travers l'entrebâillement des portes, témoignant d'une apparente grande gaieté. Toutes les personnes qu'elle croisait semblaient parfaitement heureuses. Certaines lui avaient même paru assez aimables pour qu'elle ose leur demander des renseignements sur son frère.
— C'est parce que les hostilités n'ont pas lieu en pleine lumière, lui expliqua Nessa avec un air soudain plus sérieux. La Cour n'a que faire de se quereller avec des domestiques ou des réservistes. Elle s'efforce de nous exprimer un certain respect, sinon un minimum de considération, mais nos petites histoires ne l'intéressent pas. Par contre, entre eux, les chefs de clans et leurs disciples sont impitoyables.
Elle s'interrompit pour verser le seau dans la baignoire, qui était désormais remplie, puis se mit en quête du savon. Alisée l'observait depuis l'entrée de la salle de bain, dont le raffinement égalait celui de la chambre. Ni la baignoire, ni les petits placards abritant serviettes et savons n'étaient très sophistiqués, or ils convenaient complètement à la vampire.
— Je vous déconseille de vous attirer des ennuis avec les grands de ce château, reprit finalement Nessa sans lui faire face. Je ne pense pas que vous serez amenée à côtoyer le roi ou la princesse, mais les chefs de clans traînent souvent dans les salons de l'aile est. Et ces gens-là ne sont intéressés que par une seule chose que fort heureusement, nous ne possédons pas... Le pouvoir.
Sa gravité détonnait avec l'enthousiasme dont elle faisait preuve au début de la nuit.
— Les règles de ce palais sont assez implicites, je ne doute pas que vous les apprendrez bien vite. Tous ces illustres immortels vous sembleront gentils, jusqu'à ce que vous menaciez leur autorité et leur influence.
Alisée comprit qu'elle parlait d'expérience, mais ne put déterminer si cela concernait ses propres mésaventures, ou celles vécues par une de ses connaissances. Afin de ne pas la mettre plus mal à l'aise, elle décida de changer de sujet en abordant des banalités. Elles évoquèrent les difficultés d'un mode de vie nocturne, sans toutefois s'apitoyer sur leur sort. Lorsque la femme de chambre s'en alla pour laisser l'immortelle prendre son bain, elle avait retrouvé son sourire.
Plus tard, quand Alisée sortit ses petites fioles de sang, elle songea qu'elle ne lui avait pas parlé de la fameuse soirée d'anniversaire prévue dans peu de temps. Cela aurait été une bonne occasion d'en savoir davantage sur celle qui l'avait désignée comme un "petit moucheron". Tu n'as plus qu'à espérer que ce ne soit pas une cheffe de clan ou la réchauffeuse de lit préférée du roi...
Elle reconnaissait que se mettre à dos une personne dont elle ne connaissait rien n'était sûrement pas une bonne idée, or elle ne le regrettait pas. Outre la fierté de ne pas s'être laissée humilier, elle avait gagné une invitation à la soirée. Elle devait sans doute s'attendre à y rencontrer une certaine adversité, mais ce serait aussi l'occasion de faire la connaissance d'une large partie de la Cour, sans avoir à écumer tout le château. Une parfaite occasion de trouver son frère.
Alisée n'était pas dupe. Elle se doutait bien qu'en quatre-vingt-deux ans, mille choses avaient pu arriver à Damien.
La toute dernière image qu'elle gardait de lui était celle de son sourire à travers les barreaux de sa cage, alors que la charrette de leurs ravisseurs s'éloignait d'elle. Tandis qu'elle allait être vendue sur la Terre des Loups du Diamant, lui allait dépasser la Frontière pour rejoindre le territoire des immortels. Un riche vampire de la capitale l'y attendait, afin de le transformer puis ensuite l'offrir au roi.
Car pour assurer leur place au sein de leur clan, les buveurs de sang devaient renouveler leurs offrandes au monarque tous les cent ans.
Celui qui attendait Damien avait grassement payé des ravisseurs de Neutres dans l'objectif de lui trouver un cadeau "impossible à refuser". Ceux-ci avaient écumé la Terre des Loups, jusqu'à arriver sur le territoire de la meute de l'Ambre, où vivaient Alisée et sa famille. Sous la protection de riches loups de la contrée, ils se croyaient hors d'atteinte, jusqu'à ce que les deux aînés aillent se promener près du désert et que...
Refusant de se laisser attrister par ces sombres souvenirs, elle se mit au lit et ferma les yeux. Pour ne pas songer à sa propre vie, elle repensa aux personnages de la Trilogie des Âmes, tout en tâchant de s'imaginer ce qu'ils avaient bien pu devenir après le dernier chapitre.
Elle s'endormit sans trop de mal, et le lendemain soir, fut réveillée par Nessa qui frappa doucement à sa porte.
— Désolée de vous embêter, mademoiselle. Malheureusement, Sa Majesté a faim...
Alisée se laissa prélever son sang, tout en se demandant comment le roi pouvait décemment boire autant. D'après ce qu'elle avait compris, il devait bien avoir des dizaines, voire une centaine de réservistes à sa disposition. Si chacun lui donnait l'équivalent d'une flasque par nuit, voilà qui aurait facilement pu remplir un tonneau ! Elle imaginait toutefois qu'il ne consommait pas tout ce qu'on lui apportait. Ces prélèvements quotidiens constituaient simplement un bon moyen de rappeler à ses cadeaux qu'ils ne profitaient pas de tout ce luxe gratuitement.
— Vous ne m'aviez pas dit avoir fait la connaissance de mademoiselle Blackfire, déclara Nessa en rangeant la petite bouteille dans son chariot.
La vampire, venant de se réveiller et quelque peu étourdie par sa prise de sang, ne saisit pas de qui elle parlait.
— N'est-ce pas vous qui avez traité Beatricia et ses amies de volailles ? fit la Neutre avec un air extrêmement sérieux.
Et voilà. La pimbêche aux mèches blondes a dû mettre ta tête à prix et l'heure de ta mort va bientôt approcher... Son visage dut se décomposer, car Nessa ne tarda pas à éclater de rire, à la plus grande incompréhension d'Alisée.
— Franchement, au nom d'absolument tout le monde au palais, nous vous remercions ! s'exclama-t-elle. D'habitude, il n'y a que la princesse pour oser lui dire ses quatre vérités !
— Et... Qui est-elle exactement ? Je suppose que ce doit être quelqu'un d'important, puisqu'une soirée va apparemment être organisée en son honneur.
La domestique s'esclaffa de plus belle, envoyant ses jolies boucles dorées derrière son épaule.
— Quelqu'un d'important ? répéta-t-elle. Oh à peine, c'est simplement l'une des cheffes de clan les plus influentes de la Terre des Vampires...
Face à l'air médusé de la réserviste, elle émit un nouveau gloussement, avant de se reprendre.
— Pardonnez-moi, mademoiselle. Beatricia Blackfire est la cheffe du clan Blackfire, qu'elle a fondé il y a environ quatre cents ans. Depuis la nuit dernière, le bruit court qu'une nouvelle venue a osé lui tenir tête... Autant vous dire que ça n'arrive pas tous les jours.
Alisée se traita intérieurement de sacrée abrutie. Se faire remarquer pour être invitée aux festivités n'était pas une mauvaise idée, mais s'attirer les foudres d'une cheffe de clan... Elle avait pris cette Beatricia pour une simple prétentieuse invitée à la Cour afin de servir de jouet au roi, or elle n'aurait pu plus rudement se tromper. Dans ses livres, il existait toujours des mégères sans importance qui cherchaient à terrifier l'héroïne. Sauf que l'ennemie qu'elle venait de se faire était tout excepté insignifiante.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura gaiement Nessa en prenant la direction du couloir. Beatricia n'est pas si dangereuse que ça...
— Mais vous venez de dire que personne n'osait la défier et qu'elle influait beaucoup à la Cour, objecta la vampire, complètement perdue. Et hier, vous m'avez conseillé de ne pas me mêler des affaires des chefs de clans.
— C'est vrai, mais comme je vous l'ai aussi dit, ces gens-là ne recherchent que le pouvoir. Et sans vouloir vous offenser, vous venez de débarquer ici et ne possédez rien de plus que Beatricia. Elle vous fera peut-être quelques remarques pendant un certain temps, mais comme tous les immortels, elle oubliera bien vite. Par contre, si vous vous rendez à son anniversaire, préparez-vous à ce qu'elle vous vole dans les plumes...
Et elle s'en alla en pouffant. Même si d'après son attitude, la situation n'avait rien de dramatique, Alisée ne pouvait s'empêcher de s'en vouloir. À cent deux ans, elle était rentrée dans des jeux dignes de gamines. Même Kristal ne se serait pas laissée prendre aussi facilement. Contrairement à la petite rousse qui vivait avec elle chez Dame Miranda, elle s'efforçait toujours de conserver son calme et sa raison. Et voilà qu'elle avait sauté dans les filets d'une cheffe de clan.
Ce n'était pas en suivant ce chemin qu'elle allait retrouver son frère...
Elle s'attela pourtant à cette tâche durant les nuits qui suivirent. Elle sillonnait les différents étages tout en s'enquérant de la moindre information sur Damien, abordant des personnes qui lui semblaient plus charitables que cette reine des pintades... Hélas, nul ne connaissait qui que ce soit portant ce nom. Elle se hasarda même à tenter quelques descriptions de lui, sans résultat.
L'anniversaire de mademoiselle Beatricia Blackfire arriva bien vite. Une nuit entière allait lui être consacrée dans l'une des plus grandes salles de réception du palais. Alisée comprit rapidement qu'en vérité, les gens n'avaient que faire de la cheffe de clan. Peu importait pour qui se tenaient de telles réjouissances, l'idée même qu'elles allaient avoir lieu suffisait à les impatienter. Même si en dehors de Nessa, la vampire ne s'était fait aucune autre connaissance solide, elle entendait de multiples bruits de couloir prédisant quelle tenue les uns et les autres porteraient.
Quelques heures avant le début des festivités, Alisée était à peine réveillée que sa domestique fit irruption dans sa chambre, accompagnée de Drew, le valet l'ayant escortée le jour de son arrivée. Celui-ci traînait un immense portant, garni d'au moins dix robes.
— J'ai réussi à le récupérer avant que quelqu'un d'autre ne le prenne ! s'exclama Nessa, visiblement surexcitée. Comme ça, vous allez pouvoir choisir votre tenue en premier !
— Oh... C'est vraiment adorable. Mais à qui appartiennent ces robes ?
Toutes semblaient tout juste sorties de chez le couturier. Leurs tissus scintillaient sous la lumière des quelques bougies allumées par Alisée. Elle songea tristement que l'éclat du soleil devait les rendre encore plus somptueuses... Arrête de te démoraliser toute seule, s'agaça-t-elle.
— Elles sont mises à la disposition des réservistes et des domestiques, lorsque nous sommes invités à certains événements. Il y a différents portants pour chaque taille. Je pense que celui-ci doit correspondre à la vôtre. Quelle est votre couleur préférée ?
Son enthousiasme touchait la vampire, tout comme celui de Drew qui paraissait aussi heureux que sa camarade.
— Je n'en ai pas vraiment. J'aime bien le rouge, mais je ne pense pas qu'une couleur aussi voyante soit très appropriée...
— Oh au contraire, répondit le valet. Si vous pouviez voler la vedette de cette sale...
— Ne faites pas attention à ce qu'il dit, l'interrompit Nessa en lui jetant un regard noir. Comme nous tous, il ne porte pas vraiment dans son coeur mademoiselle Blackfire et ses fréquentations. Je pense qu'une robe rouge foncé, un peu comme celle que vous portiez la nuit de votre arrivée, devrait faire l'affaire.
Tandis qu'elle extirpait l'une des tenues du portant, Drew maugréa quelque chose d'incompréhensible, puis s'en alla après avoir souhaité une bonne nuit à Alisée.
— Que diriez-vous de celle-ci ? s'enquit la femme de chambre en se démenant pour présenter une magnifique robe d'un rouge si sombre qu'il passait presque pour du noir. Elle est assez simple, mais assortie avec un beau collier, je suis sûre qu'elle pourrait être très élégante. De toute façon, un sac de jute suffirait à vous rendre époustouflante, mademoiselle.
— Je n'en suis pas si certaine, s'esclaffa l'intéressée. Mais je suis d'accord avec vous quant à la robe. Elle est vraiment splendide...
Et le mot était faible. La vampire avait déjà eu l'occasion de porter de belles tenues, mais celle-ci se plaçait largement au-dessus du lot. Le corsage s'ornait de jolis motifs floraux, brodés en un fin fil doré. Enfiler un tel vêtement s'avéra cependant tout un périple, et elle ne rechigna pas à se faire aider par Nessa. Cette dernière insista pour qu'Alisée porte sous sa jupe ce qui s'appelait une crinoline, afin de la rendre encore plus volumineuse. Elle affirma que lors des grandes occasions, la mode de la Cour imposait ce genre de robes majestueuses, et que plus large était la jupe, plus resplendissante était celle qui la portait.
— En tout cas, personne ne risque de s'approcher de moi à moins de deux mètres, s'amusa la jeune femme en tournant doucement sur elle-même.
Cet amas de tissu pesait affreusement lourd, sans compter son corset qui la serrait un peu trop. Heureusement que sa force surnaturelle lui permettait de supporter tout ce poids et que respirer ne lui était pas vital...
Elle se choisit ensuite un collier dans une petite boîte à bijoux. Le modèle le plus simple lui convint parfaitement, constitué d'une chaîne en argent et d'un petit pendentif en forme d'étoile. Nessa voulut s'occuper de sa coiffure, mais elle lui assura qu'elle se débrouillerait. La domestique avait encore d'autres invités à aider, et elle ne voulait pas qu'elle perde davantage de temps avec elle.
Lorsqu'elle se regarda dans la grande psyché, elle faillit éclater de rire en voyant la largeur de sa jupe. Quelle idée les dames de la Terre des Vampires avaient-elles de s'habiller ainsi ? Apparemment, la mode dictait de choisir des robes droites pour la vie de tous les jours, mais de s'encombrer de grands jupons lors des événements importants. Sur la Terre des Loups, on ne s'encombrait pas de telles inepties. Même si elles étaient moins sophistiquées, les tenues restaient tout aussi élégantes que ces vêtements si ostentatoires qu'ils en devenaient presque indécents...
Sachant que tout comme les souvenirs de son frère, ceux de son ancien territoire ne lui causeraient qu'une mélancolie malvenue, elle attrapa l'un des livres posés sur son étagère. Les festivités en l'honneur de Beatricia ne commenceraient pas avant minuit, ce qui lui laissait quelques heures de lecture. Les stupides cerceaux sous sa jupe l'empêchant de s'assoir à son aise, elle fut obligée de rester debout. Mais il en fallait plus que cela pour la déranger. Combien de fois avait-elle même lu en marchant dans la rue ?
Elle trouva le début de ce livre, Un jardin pour les loups, plutôt plaisant, si bien que lorsque Nessa ouvrit la porte de sa chambre, elle sursauta.
— Mais enfin, mademoiselle, que faites-vous ici ? Il est presque une heure du matin ! Vos bougies sont quasiment toutes fondues...
Trop absorbée par sa lecture, Alisée n'avait pas vu le temps passer. Elle aurait largement préféré poursuivre la découverte de cette histoire remplie de loups-garous aux amours passionnées, mais elle ne pouvait se le permettre. Damien l'attendait peut-être à la soirée.
— Ne vous inquiétez pas, je suis sûre que vous allez vous amuser, lui assura Nessa. Il n'y a rien de tel qu'une bonne fête pour se mettre dans l'ambiance du palais !
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