Chapitre 41 - Danse éternelle
Trois jours plus tard, Alisée trouva une grande boîte nacrée déposée devant sa porte. Exceptionnellement, Nessa n'était pas venue prélever son sang, ce qui l'avait poussée à jeter un oeil dans le couloir. Aucun signe de vie de la femme de chambre, pas plus que de la moindre agitation.
Intriguée, elle attrapa le paquet et le déposa sur son lit. Elle ôta délicatement le ruban argenté noué autour de lui, puis souleva le couvercle pour découvrir une petite carte posée par-dessus un autre emballage. Une délicate écriture venait s'inscrire sur le bristol.
« Si vous n'avez pas changé d'avis, retrouvez-moi une heure avant minuit dans le grand hall.
— Votre Présomptueuse Majesté Préférée »
À la lecture de ces mots, elle secoua la tête en souriant. Elle s'intéressa ensuite au reste du contenu de la boîte et... poussa une exclamation de surprise.
Une robe y était soigneusement pliée, d'une couleur qu'elle ne parvenait même pas à décrire. Le tissu semblait avoir été teinté avec les rayons de l'astre solaire, brillant de mille feux malgré le faible éclairage des chandelles. De fines pierreries venaient se fixer sur le bustier, qui se laçait à l'avant. En dépliant le vêtement, elle vit la large jupe aussi légère qu'un nuage tomber jusqu'aux pieds du lit. Doré ensoleillé, réussit-elle enfin à qualifier la teinte, complètement émerveillée.
Où Adrian avait-il été chercher une telle robe ? Certes, de magnifiques tenues défilaient chaque jour au palais, or à côté de celle-ci, toutes paraissaient bien fades. Y compris la robe rouge que la réserviste portait pour l'opéra.
Jetant un coup d'oeil à sa pendule, elle constata qu'il ne lui restait qu'une demi-heure avant de rejoindre le roi. Elle troqua donc ses vêtements actuels contre cette sublime tenue, étonnamment facile à enfiler. Comment a-t-il fait pour qu'elle soit à ce point à la bonne taille ? se demanda-t-elle en contemplant son reflet dans sa psyché. Les bretelles en tulle parsemées de fil d'or retombaient à la perfection sur ses épaules, et la jupe n'était ni trop longue, ni trop courte. Sûrement que Nessa lui a donné un coup de main.
En temps normal, les tons de jaune et de doré ne faisaient pas partie de ses préférés, mais cette nuance-là lui seyait mieux qu'aucune autre.
Elle prit une seconde afin de mettre un peu d'ordre à ses cheveux frisés, qu'elle ne s'embêta pas à coincer dans un chignon. Une barrette dorée posée sur sa coiffeuse attira son attention et elle la fixa en toute hâte, craignant d'arriver en retard.
D'ordinaire, à pareille heure, les corridors du château grouillaient de domestiques et de courtisans, cependant Alisée les trouva étrangement déserts. On aurait dit que tout le monde dormait... ou avait reçu l'instruction de ne pas causer de raffut.
Elle parvint au grand hall sans avoir croisé une seule âme et arrivée près du sommet des escaliers, marqua une hésitation. À peine quelques jours plus tôt, elle s'était résolue à cesser tout contact avec Sa Majesté. Pourtant, voilà qu'elle s'apprêtait à passer elle ne savait trop quelle soirée en sa compagnie. Arrête de te poser mille questions et assume un peu tes choix.
Ce fut donc d'un pas déterminé qu'elle sortit de l'ombre et posa son pied sur la première marche... avant de s'immobiliser de nouveau.
Au bas de l'escalier se tenait Adrian, appuyé contre l'une des luxueuses rampes sculptées. Jusque-là dos à elle, il se retourna dès qu'il entendit le subtil bruissement de sa robe. Malgré les dizaines de mètres qui les séparaient, elle vit ses yeux étinceler si intensément qu'elle ne put réprimer le même sourire que le sien. Une drôle de sensation, tout sauf désagréable, commença à s'emparer d'elle lorsqu'elle se décida à descendre.
— Je craignais que vous refusiez encore mon cadeau, lui lança-t-il en la regardant de haut en bas, sans toutefois trop la détailler.
— Laisser une telle robe dans sa boîte serait un crime, répondit-elle avec un petit haussement d'épaules faussement désinvolte.
Bien que toujours aussi diablement élégant, le roi n'avait pas fait l'effort de renoncer à son "uniforme" habituel. Pantalon sombre, chemise blanche, veste noire transpercée par une rose écarlate... Lui est-il déjà arrivé de porter ne serait-ce que du bleu foncé ? Néanmoins, loin d'elle l'idée de se plaindre de ces deux couleurs certes sobres, mais qu'il mettait plus en valeur que n'importe qui.
— J'ose malgré tout espérer que ce qui est censé être la "meilleure nuit de ma vie" ne repose pas uniquement sur cette robe, le provoqua-t-elle en arrivant à son niveau.
— Avouez que c'est un plutôt bon début...
Elle ne répondit pas et parcourut le hall du regard, tentant vainement de trouver un indice quant à ce qui l'attendait.
— Quelle est la suite, alors ? l'interrogea-t-elle. Et pourquoi n'y a-t-il plus personne ? Vous avez fait privatiser votre propre palais ?
Il éclata de rire et lui tendit son bras, qu'elle accepta sans tergiverser. Il l'entraîna ensuite en direction d'un assez large couloir, situé dans une partie du château qui lui était inconnue. Au bout de quelques mètres, une double porte blanche se dressa devant eux.
— Cela vous embêterait de fermer les yeux ? lui demanda-t-il.
La perpétuelle once d'espièglerie qui habitait sa voix n'avait rien pour la convaincre.
— Vous vous souvenez de ce que nous avions convenu, une fois. Si vous êtes déçue, vous pourrez me réclamer ce que vous voudrez.
Elle poussa un petit soupir, mais finit par clore les paupières. La vampire entendit le déclic d'une porte, puis laissa Adrian la guider prudemment.
— C'est bon, l'informa-t-il dès qu'ils eurent fait cinq pas.
Alisée ouvrit les yeux et découvrit une salle circulaire de taille moyenne, décorée dans des tons clairs et dorés, coutumiers du palais. Des portes-fenêtres à petits carreaux donnaient sur l'extérieur, où l'obscurité régnait. Comme elle ne saisissait pas ce qu'il y avait de si extraordinaire, le roi lui indiqua de lever la tête.
Un dôme de verre les surplombait, donnant une vue à couper le souffle sur le ciel sombre constellé d'étoiles. Étrangement, celles-ci brillaient d'une vive lumière et paraissaient moins inaccessibles que d'ordinaire.
— Autant aller à la bibliothèque, commenta-t-elle en songeant à la construction similaire qui y était édifiée.
— Regardez un peu plus attentivement, lui conseilla-t-il.
Sceptique, elle s'exécuta et plissa les yeux.
Sa vision peina d'abord à la déceler, mais elle distingua enfin la surface arrondie du plafond. Tant de fines nuances de bleu et de noir la peignaient qu'elles rendaient cette nuit factice plus vraie que nature. Quant aux "étoiles", il s'agissait de minuscules flammes brûlant sur des bougies de cire foncée. Elles plongeaient la pièce dans une douce ambiance tamisée, à la fois calme et apaisante.
— Co... Comment avez-vous fait cela ? balbutia-t-elle, subjuguée par cette création qui avait dû demander des heures de travail et de réflexion.
— Oh, moi je n'ai pas fait grand-chose, déclara-t-il tranquillement. C'était une idée de ma fille, qui a peint le plafond un jour qu'elle s'ennuyait. On ne dirait pas à la voir, mais c'est une vraie artiste. Des techniciens se sont ensuite occupés des bougies, afin que la cire ne coule pas sur nos têtes.
— C'est vraiment... Je n'ai même pas de mots, souffla-t-elle.
Qui aurait cru que la princesse soit capable de réaliser une telle merveille ? Elle qui prétendait ne s'intéresser qu'aux problèmes réels et semblait blasée par absolument tout...
Si elle avait pu se détourner de cet envoûtant spectacle, elle aurait vu qu'Adrian, lui, ne regardait qu'elle.
Lorsqu'elle baissa la tête au bout de quelques minutes, la nuque endolorie, elle croisa son regard et lui rendit son sourire.
— Je reconnais que cet endroit, tout comme cette robe, sont assez impressionnants. Vous devez néanmoins vous douter que je m'attendais à un petit peu plus...
L'un comme l'autre savaient qu'elle disait cela uniquement pour le taquiner, Alisée n'étant pas du genre à réclamer la mer et ses poissons. Ou en l'occurrence, la nuit et ses étoiles, corrigea-t-elle. Malgré tout, le roi lui indiqua de se retourner et elle pivota sur ses talons.
Une table rectangulaire avait été dressée au fond de la pièce. Une nappe vaporeuse d'un blanc immaculé la recouvrait, ainsi que des petits plateaux en argent garnis de pâtisseries en tout genre. Le monarque s'approcha d'une chaise qu'il tira avec une galanterie exagérée, ce qui fit pouffer l'immortelle.
— Voudriez-vous bien vous donner la peine, gente demoiselle Alisée ?
— Au cas où vous l'auriez oublié, je ne me suis jamais réhabituée à manger, lui rappela-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine. Sauf si vous tenez à ce que je rende mon estomac sur votre costume, il vaut mieux que je n'approche pas cette nourriture.
— Cela m'embêterait, rien que cette veste coûte la moitié de la production intérieure brute des McLawrence, badina-t-il. Mais je ne crois pas risquer grand-chose si vous goûtez ces gâteaux.
Elle fronça les sourcils et s'approcha de la table à pas lents, pareil à si elle abordait de dangereuses bestioles aux dents pointues. D'habitude, rien que les senteurs et la vision de tels aliments lui donnaient la nausée. Cependant, ceux-ci ne dégageaient aucune odeur désagréable et leur vue ne répugnait pas la buveuse de sang. Elle accepta de s'asseoir sur la chaise et le roi prit place face à elle. Seuls les plateaux argentés et les verres en cristal finement gravés les séparaient.
— Tous, excepté ceux au chocolat, sont issus de recettes "spéciales vampires", lui expliqua-t-il. Elles ont été développées par Janet, ma cuisinière en chef. Et comme je sais que vous ne buvez de l'hémoglobine qu'afin de "survivre", aucun Neutre, ni aucun animal n'a été saigné pour les préparer.
— Et... Par quel procédé ne vais-je pas vomir si je mange l'un de ces gâteaux ? s'enquit-elle, perplexe.
Si elle se moquait de la veste de Sa Majesté, elle aurait préféré garder intacte cette sublime robe...
— J'ignore exactement comment Janet s'y est prise, mais je crois que des ingrédients tels que les oeufs ont été enlevés. Le fait est que même Isabella a réussi à en déglutir un, ce qui croyez-moi, relève de l'exploit.
Consentant à accorder une chance à ces pâtisseries, qui en effet, n'avaient pas l'air si indigestes que cela, elle attrapa la plus petite qu'elle trouva. Il s'agissait d'une tartelette recouverte de ce qui s'apparentait à des framboises. Du bout des dents, elle en croqua un morceau, s'attendant à devoir tout recracher dans la jolie assiette de porcelaine posée devant elle.
Contre toute attente, elle réussit à mâcher et — comble de l'inespéré ! — à avaler sans la moindre difficulté.
Elle sentit même le délicieux goût des fruits picoter ses papilles, ainsi que celui du sucre, bien qu'il lui paraisse légèrement différent du souvenir qu'elle en gardait.
— Ah, vous voyez, fit-il en se servant à son tour, tandis qu'elle terminait sa tartelette. J'étais certain que vous ne pourriez résister à ces gâteaux empoisonnés...
— Par... Pardon ? s'étouffa-t-elle.
Elle le dévisagea avec stupeur et il but innocemment une gorgée de sa flasque, qu'il avait posée sur la table.
— En fait, le secret de Janet est d'utiliser des ingrédients qui sont très bons, mais mortels pour les Neutres et les loups-garous, révéla-t-il tranquillement. Elle s'est rendu compte que nous autres, vampires, réussissions à les manger plus facilement que le reste, sans qu'ils ne nous causent de mal. Comme une certaine plante toxique au goût sucré.
Alisée continua de le fixer en clignant des yeux.
— Vous... êtes en train de me faire manger des pâtisseries... Empoisonnées ? se scandalisa-t-elle.
— Admettez qu'elles sont délicieuses. Vous n'auriez pas voulu en prendre si je vous avais dit ce qu'elles contenaient...
Contrainte de reconnaître qu'il n'avait pas tort, elle soupira et s'empara d'une sorte de brioche.
— Vous me jurez que je ne finirai pas malade, ni ne me dessécherai d'ici quelques heures ? s'assura-t-elle avant de l'approcher de ses lèvres.
— Le garde du corps de ma fille s'est noblement dévoué afin de goûter chacune des recettes, et je peux vous certifier qu'il se porte à merveille.
Quitte à mourir, autant te faire enterrer dans cette robe et en mangeant du faux sucre, dédramatisa-t-elle, vaincue.
— C'est dommage, Janet n'a rien trouvé pour remplacer le chocolat, se navra Adrian. Cela ne vous embête pas si j'en mange devant vous ?
Il désigna une pile de gâteaux recouverts de glaçage couleur noisette. Elle secoua la tête et se mit en tête qu'un jour, elle parviendrait à s'y réhabituer.
— Je crois que le chocolat restera le plus grand amour de ma vie, dit le roi avec un immense sérieux qui fit glousser la vampire. Je ne plaisante pas, j'ai une passion pour lui depuis que je suis enfant. Mon frère s'en moquait toujours, d'ailleurs. D'après lui, j'allais ruiner nos parents à force de leur en réclamer.
Vu qu'il évoquait lui-même son enfance et le temps où il n'était pas encore immortel, elle en profita :
— Et votre frère, était-il plus ou moins âgé que vous ? l'interrogea-t-elle, l'air de rien.
Elle estima que pour un commencement, cette question sans trop d'importance pouvait se montrer un bon moyen de tâter le terrain...
— Plus âgé, de trois ans. Croyez-moi, il se faisait un devoir de me le rappeler. Mais Francisco n'était pas pire que notre soeur. Je crois que cette enquiquineuse ne vivait que dans l'unique but de nous rappeler sa supériorité.
Il ne semblait absolument pas embarrassé de parler de son passé, prenant même le ton d'une conversation ordinaire.
— J'ignorais que vous aviez aussi une soeur, observa-t-elle en essayant d'afficher le moins de curiosité possible.
Cette remarque sur son aînée avait néanmoins piqué son attention. Le portrait de Rosa-Maria, la mystérieuse jeune fille au même nom que celui de la dynastie royale, lui était immédiatement revenu en mémoire. Cette possibilité ne lui avait jusque-là pas effleuré l'esprit, or il pouvait très bien s'agir de sa soeur, non ?
— Pourtant, je lui en ai fait voir de toutes les couleurs, se vanta-t-il narquoisement. Je crois que plus d'une fois, Francisco a dû la raisonner pour l'empêcher de me découper en pièces. C'est un miracle si cette pauvre Laetizia n'a pas perdu la tête...
Il se lança alors dans l'énumération d'une série de petites anecdotes qui amusèrent Alisée. Ces querelles fraternelles lui rappelèrent les siennes, bien que fort heureusement, Damien n'ait jamais ouvertement convoité son fiancé, à l'inverse d'Adrian...
— Pour ma défense, c'est le prétendant de Laetizia qui m'a embrassé en premier ! J'ai cru normal d'en informer ma soeur, mais elle m'a giflé si fort que presque deux millénaires plus tard, je m'en souviens encore ! D'après elle, avoir un frère aussi séduisant que moi n'était franchement pas un cadeau...
— Les fleurs ne devaient pas être chères, ce jour-là.
Il s'esclaffa et tandis qu'ils reprenaient chacun une tartelette fruitée, il lui raconta d'autres de ses frasques. Pas une seule fois il n'évoqua une quelconque Rosa-Maria, ou ne serait-ce qu'une Rosa ou une Maria. La réserviste l'écouta toutefois avec un intérêt non calculé, sans chercher à transformer cette agréable discussion en interrogatoire.
L'enfance et la vie de jeune adulte du roi paraissaient étonnamment ordinaires, et dénuées de grandes tragédies. Elle avait beau chercher, elle ne voyait pas quel impardonnable péché avait pu pousser quelqu'un à le maudire pour l'éternité. Hormis peut-être son irrécupérable vanité, supposa-t-elle ironiquement. Or il était loin d'être le seul atteint par ce vice...
Ils mangèrent tous deux une quantité raisonnable de pâtisseries, l'une parce qu'elle ne se fiait pas totalement à ces recettes "mortelles non-mortelles", l'autre car il passa davantage de temps à parler.
— Bref, conclut-il après une tirade au sujet de la maniaquerie de son frère. Excusez-moi, tous ces bavardages vont finir par vous endormir.
— Oh non, ne vous inquiétez pas, l'encouragea-t-elle en buvant une gorgée de sang. À vrai dire, je me suis toujours demandé à quoi ressemblait le monde lorsqu'il n'y avait pas de... vampires.
Adrian hocha la tête et tritura sa flasque métallique.
— Eh bien... Disons que les choses n'étaient pas si différentes de maintenant. À l'exception près que les loups-garous se croyaient tout permis.
Son expression devint pensive et il perdit son regard sur la table. Alisée hésita à lui faire connaître son désir d'en savoir plus, cependant, elle s'abstint.
— Je vous remercie pour tout cela, déclara-t-elle plutôt en désignant les plateaux encore garnis aux trois quarts. C'était très aimable de votre part.
Elle fit mine de se lever, mais il l'arrêta.
— Attendez, je ne vous ai tout de même pas faite déplacer rien que pour manger des gâteaux ! Quelle piètre estime avez-vous de moi !
Sous le regard complètement perdu de l'immortelle, il quitta sa chaise et traversa la pièce. Il tira sur un cordon suspendu près de la double porte, qui fit retentir le lointain son d'une clochette.
Un silence s'étira de longues secondes. La réserviste s'apprêtait à quérir des explications, lorsqu'un son lui parvint.
Des notes de piano. Suivies d'autres de violon. Accompagnées de discrètes percussions.
Elle leva la tête vers le plafond. La musique semblait provenir de partout à la fois, se répercutant dans la salle avec une netteté saisissante.
Le roi s'approcha d'elle, un petit sourire indéniablement hésitant fixé aux lèvres.
— M'accorderiez-vous cette danse, mademoiselle Alisée ?
L'interpellée regarda la main qu'il lui tendait et haussa les sourcils.
— Vous êtes vraiment prêt à rompre vingt ans d'abstinence ? le taquina-t-elle, au souvenir du récit de sa dernière danse avec la femme du Grand Alpha.
— Uniquement si c'est pour vous, affirma-t-il.
Ses paroles se voulaient espiègles, néanmoins elle y décela quelque chose de plus profond. Ce sentiment se renforça quand elle soutint son regard, où elle lut une touchante vulnérabilité. La même qu'il laissait parfois transparaître en sa présence, comme si le moindre geste ou mot de sa part pouvait davantage le blesser que la plus puissante des armes.
Cette idée la poussa à laisser ses doigts entrer en contact avec les siens, et à se lever de son siège.
Il l'attira vers le centre de la pièce, sous la fresque céleste aux mille bougies. Elle sentit une main se poser sur sa taille et malgré le froid se dégageant de lui, elle réduisit encore l'espace qui les séparait. Cela parut le surprendre, mais il ne dit rien, incapable de se départir de son sourire.
Ils se laissèrent emporter par l'envoûtante musique et commencèrent doucement à danser. Les notes s'écoulaient en une douce mélodie, pareil à si elles provenaient des fausses étoiles au-dessus d'eux.
— J'ignorais que les plafonds savaient jouer du violon, remarqua-t-elle, feignant d'être choquée.
En dépit de son sarcasme, elle se demandait bien par quel procédé ils entendaient ces sons, sachant qu'ils se trouvaient seuls dans la salle.
— On ne parierait pas sur elles, pourtant les moulures dorées apprennent très vite le solfège...
La vampire s'intéressa aux ornements sculptés à la lisière du dôme étoilé. En y regardant bien, on pouvait discerner de minces orifices, par lesquels n'aurait même pas pu se faufiler une souris.
— Un petit orchestre est tranquillement installé juste au-dessus de nous et par je ne sais trop quel procédé, leur musique nous parvient. Rassurez-vous, eux n'entendent rien de ce que nous disons.
Ce système échappait complètement à sa compréhension, mais elle ne s'en préoccupa plus.
Tout ce qui lui importait étaient les iris océans qui ne la quittaient pas, sauf quand Adrian la faisait tourner sur elle-même. L'éclat brillant dans ses yeux surpassait celui de toutes les chandelles du faux ciel noir. Il l'empêchait d'aligner une seule pensée, si ce n'était celle qu'en un siècle, personne ne l'avait regardée ainsi.
Alisée peinait à se souvenir de la dernière fois qu'une telle proximité avec quelqu'un l'avait tant troublée. Tandis qu'elle et le roi dansaient, uniquement accompagnés par cette mélodie les coupant du reste du monde, aucun mot ne lui semblait assez fort pour décrire ce qu'elle éprouvait. Elle songea que si ces étoiles incandescentes pouvaient lui accorder un souhait, elle saurait exactement lequel murmurer. Que cette danse ne s'arrête jamais. Qu'elle soit éternelle.
Elle ne prêtait nulle attention à sa robe dorée qui voletait autour d'elle, pas plus qu'aux scintillements de ses pierreries qui se reflétaient sur les murs clairs. Son regard ne pouvait se détacher de celui de son cavalier, qui paraissait tout aussi hypnotisé.
Lorsque les dernières notes de violon s'envolèrent, sonnant la fin de ces instants enchantés, leurs lèvres ne se retrouvèrent qu'à quelques millimètres.
Ni Adrian, ni elle, n'osèrent briser l'infime espace qui les séparait. Le silence remplaça les doux sons des instruments et donna à l'immortelle le temps de recouvrer ses esprits. Quittant les étoiles pour revenir sur terre, elle fit un pas en arrière en baissant la tête. Il libéra sa taille, sans toutefois ôter sa main de la sienne. Elle ne put se résoudre à rompre ce contact et laissa leurs doigts s'entrelacer un peu plus.
— Vous... dansez très bien, la complimenta-t-il après s'être raclé la gorge.
— Euh... Je vous remercie, articula-t-elle.
Un peu gênée, elle se risqua à lever les yeux vers lui et constata qu'il affichait le même embarras. Face à cette situation, elle laissa échapper un petit rire nerveux, bientôt rejoint par celui du roi.
À eux deux, ils approchaient les deux millénaires d'existence, pourtant leurs réactions égalaient celles d'enfants innocents.
— Alors, reprit-il, retrouvant un peu de son assurance, êtes-vous déçue par cette soirée ?
Elle fit mine de réfléchir.
— Cela dépend... Est-elle vraiment terminée ?
Son effronterie la surprit tout autant que lui et elle se mordit les lèvres... ce qui n'avait rien pour arranger son cas.
— Nous pouvons... Aller faire un tour, si vous voulez ? lui proposa-t-il, un peu hésitant.
Il ne paraissait plus trop savoir sur quel pied danser — sans mauvais jeu de mots — et à vrai dire, Alisée aussi craignait de perdre l'équilibre. Malgré tout, elle acquiesça silencieusement, puis toujours main dans la main, ils quittèrent la si belle salle.
— Est-il possible que vous m'expliquiez l'intérêt de ces couloirs vides ? le questionna-t-elle, comme ils traversaient d'un pas traînant les entrailles désertes du palais.
— Je tenais à ne prendre aucun risque, se justifia-t-il. Je vous ai promis la meilleure nuit de votre vie... Comment cela aurait-il été possible si vous aviez croisé Beatricia ?
Une semaine plus tôt, la vampire aurait éclaté de rire, or désormais qu'elle connaissait la vérité au sujet de la Blackfire et son frère, il lui était difficile de prendre les choses avec dérision...
Voyant qu'il s'aventurait vers un terrain légèrement glissant, le roi changea de sujet :
— Devrai-je présenter vos compliments à Janet pour ses gâteaux ? l'interrogea-t-il.
— Oh que oui, approuva-t-elle. Qu'elle me fasse signe si elle trouve un jour une solution pour le chocolat !
Ils montèrent les escaliers en continuant à bavarder, jusqu'à arriver au niveau de l'étage des appartements royaux. Alisée ne s'était guère rendu compte qu'ils prenaient cette direction et à l'expression quelque peu perdue d'Adrian, elle comprit que lui non plus.
— Eh bien... Trouverez-vous cela inconvenant si je vous invite à... vous attarder cinq minutes dans ma chambre ?
Il avait l'air de guetter le moment où elle le giflerait ou au mieux, le traiterait de goujat.
— N'avez-vous pas d'enveloppes à cacheter, ni de balançoire à me montrer ? s'amusa-t-elle.
— Juste un charmant petit balcon avec une magnifique vue sur les étoiles. Les vraies, cette fois.
Elle opina du chef et à mesure qu'ils approchaient la porte de ses appartements, elle sentit la main du roi se crisper dans la sienne. Il finit par la lâcher, sous prétexte de tourner la poignée dorée.
La chambre verte et argent devenait presque familière à la buveuse de sang. Lors de ses premières visites, l'ambiance trop "chaleureuse" des lieux conférée par les nombreuses bougies l'avait dérangée. À présent, elle s'étonnait de s'y sentir plutôt à l'aise, à l'inverse du monarque qui s'était brusquement transformé en carpe.
Il ouvrit une porte-fenêtre située à la droite de la large pièce et elle le suivit sur une terrasse assez étroite, baignée par le clair de lune. Il prit pour siège le rebord de l'épaisse balustrade en pierre, laissant exceptionnellement ses jambes pendre vers l'intérieur et non le vide. La réserviste l'imita en restant sur ses gardes, craignant toujours de basculer en arrière, même si l'endroit était plus stable que le rebord de fenêtre.
L'idée de faire un commentaire sur cet agréable balcon la traversa, néanmoins l'étrange attitude d'Adrian ne l'y encourageait pas vraiment... Ses yeux fixaient obstinément le sol gris et son genou tressautait nerveusement. Au bout de longues, très longues minutes de silence, elle en vint même à se demander s'il n'avait pas oublié sa présence.
— Est-ce que tout va...
— Je crois que je vous dois des explications, l'interrompit-il au même instant.
Ses iris croisèrent enfin celles de l'immortelle. L'étincelle qui les animait lorsqu'ils dansaient n'était plus qu'un lointain souvenir.
— Je n'ai pas envie que vous me preniez pour un lunatique qui un coup s'intéresse à vous, puis la seconde d'après, fait comme si vous n'existiez pas. Vous ne méritez pas cela.
Cette franchise la déconcerta et elle lui offrit son entière attention.
— Quand... Quand je suis avec vous, je... J'oublie absolument tout. J'oublie que je suis la cause de la plupart des malheurs de ce monde, y compris du vôtre, que chaque jour des milliers de gens meurent par ma faute... J'oublie que je suis roi. J'oublie qui je suis, tout simplement.
Alisée retint son souffle, sans se dérober à son regard.
— Sauf que je ne peux me permettre d'oublier tout cela. Je n'en ai pas le droit.
Il baissa de nouveau la tête, vers sa rose, et elle vit ses doigts se crisper sur la balustrade.
— Je... Je ne comprends pas, pourquoi...
— Vous m'avez vous-même dit que j'étais un monstre, la coupa-t-il avec un faible sourire. Il s'agit de la stricte vérité. Et il n'y a rien de plus dangereux qu'un monstre qui croit pouvoir être autre chose que ce qu'il est.
— Arrêtez de jouer les grands dramatiques, lui ordonna-t-elle d'une voix ferme, bien qu'un peu rauque. J'étais en colère lorsque je me suis emportée contre vous, dans les jardins. Je pensais certes ce que j'ai dit, mais c'était avant de...
Elle ne termina pas sa phrase, ignorant exactement ce qu'elle allait dire.
— Il est vrai que vous prenez des décisions plus que difficiles, reprit-elle. Et peut-être que celui qui vous a transformé en vampire avait une bonne raison de le faire, cependant... C'est lui que je vois comme l'unique responsable de tous les malheurs de ce monde. Pas vous. Car personne ne mériterait de subir un sort tel que le vôtre.
Ses yeux rencontrèrent encore les siens et elle ne sut déchiffrer l'émotion qui y brillait. Son coeur mort se serra malgré tout.
— Il se peut que vous ayez en partie raison, admit-il. Mais croyez-moi, je mérite parfaitement d'être maudit pour l'éternité.
Il marqua une ultime hésitation, avant de murmurer :
— Parce que j'ai tué ma propre soeur.
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