Chapitre 38 - L'opéra
— Nessa, je suis désolée, je ne peux vraiment pas aller à l'opéra comme ça. On ne va voir que moi !
En temps normal, Alisée affectionnait les robes rouges. Cependant, celle qu'avait voulu lui faire essayer la domestique était beaucoup trop... Trop, tout simplement.
La jupe écarlate assez étroite soulignait ses hanches à la perfection, alors même que le corset lui serrait à peine la taille. Le décolleté plongeant, mais légèrement arrondi, mettait en valeur sa poitrine, tant et si bien qu'elle s'en sentait gênée. Depuis son arrivée à la Cour, elle avait vu des dames porter des tenues fort plus indécentes, toutefois... L'intensité de la teinte rouge carmin la troublait.
— Mademoiselle, vous êtes absolument sublime ! Et encore, ce n'est pas suffisant pour vous décrire, vous...
— Justement, je n'ai pas envie d'attirer l'attention et... Je ne peux pas paraître de cette manière devant le roi !
Les lèvres de Nessa se tordirent en un sourire en coin et la réserviste regretta que les mots lui aient échappé tous seuls. Mais ta relation avec Sa Majesté est déjà assez ambigüe comme ça. Si en plus tu l'accompagnes au spectacle dans cet accoutrement, les gens n'ont pas fini que de se faire des idées... Sans parler du monarque lui-même.
Déjà que ses yeux s'étaient illuminés d'une troublante étincelle lorsque, la veille, elle avait finalement accepté son invitation, elle osait à peine imaginer la tête qu'il ferait en la voyant ainsi.
— Les gens seront surtout intéressés par le spectacle, tenta de la rassurer la Neutre. Quant à Sa Majesté... Lorsque vous êtes arrivée ici, je ne pensais pas que vous seriez autant amenée à le fréquenter. Maintenant, je comprends que c'était pourtant évident...
Son clin d'oeil ne conforta pas vraiment Alisée, qui poussa un grognement d'exaspération.
— Je consens uniquement à aller à l'opéra avec lui parce que... Parce que j'imagine que l'on doit avoir une meilleure vue sur la scène depuis la loge royale ! Je n'ai jamais été à une représentation telle que celle-ci, c'est bien l'occasion d'en profiter, non ?
Peu dupe, Nessa éclata de rire. Elle lui demanda de s'assoir sur le tabouret face à sa coiffeuse, afin d'un peu arranger ses cheveux frisés.
— Vous avez bien raison, mademoiselle, fit-elle mine d'approuver. Surtout que la troupe jouera cette pièce pour la première fois. Les spectacles les plus importants doivent être approuvés par Sa Majesté avant de faire le tour de la Terre des Vampires, expliqua-t-elle. Il faut qu'il applaudisse à la fin, sinon les comédiens auront l'interdiction formelle de la rejouer. Mais je vous rassure, il paraît qu'il ne fait pas souvent le difficile.
— Les domestiques sont-ils invités ? s'enquit la vampire comme la femme de chambre portait toujours sa tenue de travail.
— Oui, cependant je ne vais pas y aller. J'ai... Je n'apprécie pas tellement les chants lyriques.
Au regard qui fuit soudain le sien dans le miroir, Alisée décela qu'elle ne lui disait pas tout. Elle s'obstinait à fixer les frisottis noirs de la réserviste, essayant de les dompter à l'aide d'une brosse argentée.
L'immortelle remarqua alors un minuscule ruban bleu noué autour de l'un de ses doigts, qu'elle ne croyait pas lui avoir déjà vu. Sans doute l'a-t-elle reçu lors de la Journée des Boîtes. Or elle se rappela du bracelet doré qu'elle avait eu... et qui n'ornait pas son poignet.
Le temps qu'elle hésite à lui poser une question, la porte de la chambre s'ouvrit.
— Par la Lune ! s'exclama Danila. Tu es...
— Oh, je t'en supplie, n'en rajoute pas, l'interrompit Alisée, à deux doigts de se jeter sur son armoire en quête de guenilles.
Nessa en ayant fini avec sa coiffure, elle se leva et se tourna vers l'ancienne louve. Cette dernière portait une robe bleu nuit beaucoup plus simple que la sienne, quoique magnifique.
— Très bien, je ne dirai rien, abdiqua-t-elle en levant les mains. Tu es prête ?
La réserviste acquiesça et après avoir remercié la domestique, elle suivit son amie à travers les couloirs. En apparence, ceux-ci étaient beaucoup moins bondés que lors du bal masqué. Seuls des valets se pressaient un peu partout, de même que quelques gardes. Quand les deux vampires arrivèrent au niveau du grand hall, presque personne ne s'y trouvait, ce qui interpella la plus âgée.
— Où est la salle d'opéra, au juste ?
— Dans les sous-sols. Mais je te rassure, il y a tellement d'espace que l'on s'y sent vraiment à l'aise.
Elles empruntèrent un étroit escalier surveillé par quatre soldats, qui s'écartèrent à leur approche. La descente ne dura pas longtemps et des éclats de voix leur parvinrent, juste au moment où elles se retrouvaient face à une double porte en bois foncé. Un valet demanda leur identité, de manière à leur signaler leurs places. Il feuilleta un carnet et indiqua à Danila une lettre suivie d'un numéro.
— En ce qui vous concerne, déclara-t-il à l'adresse d'Alisée, il vous suffit de repérer la loge royale.
Elle n'eut pas le temps de lui réclamer davantage d'informations, car les battants de la double porte s'ouvrirent comme par magie. Lorsqu'elles les dépassèrent, elles repérèrent deux valets qui se trouvaient derrière. La réserviste s'était attendue à découvrir la salle, au lieu de quoi elles atterrirent au milieu d'un couloir très sombre.
Le mur noir face à elles se décorait de panneaux en bronze, gravés de lettres et de numéros. La flèche de celui concernant la place de Danila pointait vers la gauche, tandis que la loge royale se situait apparemment vers la droite.
Alisée hésita jusqu'à la toute dernière seconde quant à l'idée de suivre son amie et poser un lapin à Sa Majesté, mais finit par la quitter. Elle se laissa docilement guider par les pancartes accrochées à chaque intersection, croisant au passage quelques courtisans impatients et rieurs. Finalement, une ultime plaque dorée, ainsi qu'un soldat placé devant une porte, lui apprirent qu'elle était arrivée à destination.
— Vous êtes mademoiselle Alisée, je suppose ? l'interrogea le jeune homme.
Il s'agissait du garde ayant dansé avec Isabella lors de l'ouverture du bal. Si elle reconnut aussitôt ses cheveux blond foncé, elle mit un temps supplémentaire à se remémorer son nom. Daniel, lui semblait-il, d'après ce qu'avait marmonné le roi.
— Euh... En effet, approuva-t-elle difficilement, tout à coup envahie par une certaine nervosité.
Elle tritura le bracelet d'identification noir accroché à son poignet, alors qu'il ouvrait le battant et lui faisait signe de s'avancer. La vampire s'exécuta lentement et quand elle passa l'embrasure, l'obscurité du couloir fut remplacée par une lumière tamisée.
Alisée ignorait exactement quelle image elle se faisait d'une "loge royale", cependant elle ne correspondait sûrement pas à celle qui se peignait sous ses yeux. Quatre fauteuils en velours rouge s'alignaient au milieu d'un petit espace, délimité de chaque côté par deux belles arcades en granite beige. Au-delà de celles-ci, on pouvait distinguer des rangées de sièges garnies d'invités, qui ne se gênaient pas pour zieuter dans leur direction.
Le plafond sombre s'élevait à moins d'un mètre au-dessus de la tête de la belle vampire, qui n'osait s'approcher des quatre fauteuils lui tournant le dos. Assise en travers de l'un d'eux, la princesse fut la première à repérer la nouvelle venue.
— Ah tiens, regardez qui voilà, fit-elle de sa voix légère habituelle.
Adrian, qui jusque-là faisait face à la scène, se leva et pivota en boutonnant sa veste noire. Il parcourut vaguement du regard la tenue de la réserviste et se mordit la lèvre inférieure, non pas d'un air avide comme l'aurait fait Branwell, mais pareil à s'il se retenait de rire.
— Cette fois, on peut dire que vous êtes plus assortie avec les sièges qu'avec moi, lui sourit-il narquoisement.
En effet, le tissu écarlate des fauteuils était précisément de la même teinte que la robe. Elle jugea cette remarque préférable à une avalanche de compliments, bien qu'il soit possible d'en douter...
— Au moins, je suis dans le thème, plaisanta-t-elle en haussant les épaules.
— Et un thème qui vous va très bien, ajouta le roi, son sérieux retrouvé.
Elle tâcha de soutenir son regard, tandis qu'un léger silence tombait.
— Oh, je vous en supplie, s'exaspéra Isabella. C'est sur scène qu'est censé se jouer un spectacle désespérément niais, vous savez.
Alisée bénit le fait que les buveurs de sang ne puissent pas rougir... Pour éviter à la gêne de s'installer, le monarque lui fit signe de prendre place sur le siège à sa gauche. De l'autre côté se tenait sa fille et sur la droite de cette dernière se trouvait un siège vacant.
La vampire observa ce qui s'étendait désormais devant elle et... ne put retenir une exclamation émerveillée.
Elle avait beau ne jamais avoir mis les pieds dans une salle d'opéra, elle doutait que toutes égalent le luxe et la beauté de celle-ci. Sur la partie arrondie de l'hémicycle se superposaient un nombre incalculable de petits balcons. Chacun était séparé de l'autre par des arcades, ce qui permettait aux occupants des diverses loges de communiquer et même de circuler librement. Des tentures rouges étaient accrochées à toutes les balustrades, sans que le rendu ne fasse trop chargé.
— Bon, je vous l'accorde, nous sommes un peu loin de la scène, reconnut Adrian. Mais cela nous laisse l'occasion d'utiliser cette charmante et ridicule chose.
Il agita une paire de jumelles dorées, reliées à un manche. Alisée en remarqua une posée sur son accoudoir gauche et s'amusa de voir un tel objet de ses propres yeux. Elle ne comptait pas le nombre de romans qu'elle avait lu qui en faisaient mention.
Les juchant sur son nez, elle contempla la grande scène pile en face d'eux. Bien qu'elle soit encore vide, on devinait au-dessus d'elle des décors suspendus par de grandes cordes, attendant de défiler.
L'orchestre s'entraînait dans une fosse creusée entre la scène et d'autres rangées de sièges, où s'agglutinaient des hommes et des femmes vêtus de somptueuses tenues.
— L'administrateur des finances aurait pu attendre de recevoir son invitation pour cette soirée avant de se déchaîner sur Beatricia, commenta-t-elle sur le ton de la conversation.
— Oh, par pitié, ne me parlez pas de ça, grommela le roi. J'ai dû démettre ce pauvre bougre de ses fonctions... Franchement, quelle déception.
— Je ne te le fais pas dire, renchérit sa fille à côté de lui. Commettre de telles absurdités rien que pour Beatricia, c'est vraiment...
Elle secoua la tête avec une moue de dégoût.
— S'il savait à quel point la partie est déjà perdue d'avance, marmonna-t-elle.
— Bonsoir, Votre Majesté, retentit justement la voix de la cheffe des Blackfire.
Branwell et sa soeur venaient d'apparaître derrière eux, dans l'encadrement de la porte menant à la loge royale. À la vue de leurs petites moues suffisantes, Alisée manqua de se jeter du haut du balcon.
— Qu'est-ce que vous fichez ici ? les interrogea la princesse, sans se gêner.
Elle ne paraissait pas prête à passer par-dessus la balustrade, mais plutôt à y projeter les deux chefs de clan.
— Nous occupons la loge juste à côté de la vôtre, minauda Beatricia, sachant très bien que cela allait l'énerver. Nous voulions simplement vous souhaiter une bonne soirée.
Il ne faisait nul doute que ses voeux ne s'adressaient qu'au roi, puisqu'elle ne le quittait pas des yeux. Son sourire perdit de son éclat lorsque le souverain se retourna vers la scène, avare du moindre mot. Satisfaite par le dédain de son père, Son Altesse l'imita après avoir adressé un petit clin d'oeil provocateur aux intrus.
Ces derniers s'efforcèrent de ne laisser transparaître aucune émotion. Ils passèrent près d'Alisée afin de gagner leurs places et la princesse parut résister à l'envie de leur ordonner de faire le tour par le couloir. Bien qu'ils soient en théorie dans un autre compartiment, la réserviste pouvait les voir rien qu'en tournant la tête. Certes, les arcades apportaient un certain charme à la pièce, cependant elles rendaient quelque peu inutile le principe d'une "loge"...
— Tu ne pouvais pas les placer ailleurs ? s'agaça Isabella, ne se préoccupant pas une seconde de savoir si les concernés l'entendaient.
— Et tu ne crois vraiment pas que j'avais autre chose à faire que de m'occuper de ça ? soupira-t-il avec lassitude.
Sa fille grogna des paroles inintelligibles pour les oreilles d'Alisée. Adrian dut les comprendre, car il leva les yeux au ciel, excédé.
— Oh tiens, je crois que mademoiselle Song vous a repérée, remarqua-t-il en désignant vaguement un balcon à la gauche de la salle.
La belle vampire ne mit pas longtemps à distinguer un bras qui s'agitait vivement. Assise derrière un balcon aux côtés de Jae-Sun, Danila lui souriait et levait un pouce en l'air, comme pour lui demander si tout allait bien. L'interpellée répondit en imitant un peu maladroitement son geste, ce qui fit glousser le roi.
— Attendez un peu de voir si le spectacle vous endort ou non. Je vous assure que quatre heures peuvent être très longues, même avec les entractes...
— Quatre heures ? s'horrifia Alisée.
Elle se voyait mal passer autant de temps coincée sur ce fauteuil — très confortable, elle devait l'admettre — et doutait surtout de pouvoir rester attentive à la représentation.
— Je vous rassure, comme je n'aime pas vraiment les endroits clos tels que celui-ci, fit-il en baissant la voix, la durée des pièces de théâtre et opéras royaux est limitée à deux heures. Cela oblige les auteurs et les metteurs en scène à aller à l'essentiel, et à ne pas nous barber avec une douzaine de scènes inutiles.
— Peut-être que si cette règle n'existait pas, intervint la princesse, nous aurions su qui était le père de la fille lors du dernier spectacle ! Pendant tout le long, elle s'est plainte de ne pas savoir lequel des trois l'accompagnerait à son mariage, pour au final décréter que ce serait sa mère ! Je pensais qu'il y aurait un dernier retournement, mais non, cette pauvre niaiseuse a décidé de les considérer tous les trois comme ses pères...
Sous l'écoute perplexe de la réserviste qui peinait à tout suivre, Adrian soutint que cette pièce était la meilleure qu'il avait vue en plus de mille huit cents années d'existence.
— Les chansons n'étaient pas exaspérantes de trémolos, on pouvait comprendre l'histoire sans trop se concentrer, les décors donnaient envie de partir sur des plages magnifiques et surtout, personne n'a succombé à une affreuse fin douloureuse... Que peut-on espérer de mieux ?
— Tu risques alors d'être déçu par ce que nous nous apprêtons à voir, car j'ai ouï dire qu'il s'agissait d'une tragédie.
Le monarque ne masqua pas sa déception et haussa les épaules.
— S'ils tiennent tant que cela à raconter des histoires dramatiques, nous n'avons qu'à leur suggérer d'effectuer une adaptation de la Trilogie des Âmes, déclara-t-il à l'intention d'Alisée.
Cette idée la fit rire et elle tenta d'imaginer le résultat. Sans doute serait-il impossible de concentrer les mille rebondissements en à peine deux heures.
Le roi et elle en discutèrent un bon moment, jusqu'à ce que des valets se mettent à circuler un peu partout. Ils éteignirent certaines chandelles, plongeant la salle dans une semi-obscurité, seule la scène demeurant éclairée. Le brouhaha des conversations s'amoindrit au fil des secondes, cédant la place à un silence presque complet... Presque.
— Où est ton garde ? murmura Adrian en se tournant vers sa fille, à côté de laquelle un siège restait vide.
— Toutes mes excuses pour mon retard, chuchota une voix grave en prenant place l'instant d'après.
La vampire se tordit le cou et reconnut Duncan, le fidèle soldat en charge de la sécurité d'Isabella. Difficile de comprendre son utilité, d'autant plus en ce lieu, sachant que l'un de ses collègues se tenait derrière la porte de la loge.
— J'ai cru que vous aviez décidé de rendre visite aux musiciens et étiez tombé dans la fosse, lui dit la princesse.
Il conserva le silence, un début de musique commençant à se faire entendre. Comme il s'agissait d'un air de violon, Alisée ne put s'empêcher de fixer l'orchestre, essayant tant bien que mal de distinguer Damien au milieu de la pénombre. Elle ne se reconcentra sur la scène que lorsqu'un premier décor s'y abaissa. Une chanteuse ne tarda pas à faire son entrée, vêtue d'une robe blanche dont la simplicité égalait celle de Son Altesse.
Sa douce voix envahit la salle et toute envie de voir ou d'écouter autre chose déserta la réserviste.
Comprendre tout ce que chantaient les comédiens s'avérait parfois une tâche ardue, tant ils étiraient certains mots à l'infini. Néanmoins, nul besoin de saisir chaque syllabe pour ressentir l'émotion qu'ils cherchaient à communiquer.
Ainsi, l'histoire racontait celle d'une jeune fille menant une vie paisible, dans un joli village où les gens vivaient en parfaite harmonie. Elle travaillait en tant que vendeuse à la boulangerie de ses parents et se satisfaisait de ce quotidien simple et heureux. Sauf qu'un jour, au détour d'une promenade près d'une rivière, elle rencontrait un jeune pêcheur habitant la ville voisine. Sans grande surprise, ils commençaient à se donner des rendez-vous secrets et passaient leur temps à entonner des chansons d'amour plutôt niaises.
Rien de bien révolutionnaire, ni de très palpitant, toutefois chaque costume était si travaillé et les musiques si entraînantes que l'ensemble se suivait plaisamment. Quelle somme avait donc dépensé le roi pour que l'acoustique de cette salle creusée dans une falaise soit si bonne ? À un moment, il donna un léger coup de coude à Alisée pour lui désigner sa fille. Elle se pencha et gloussa en voyant la princesse endormie sur l'épaule de son garde, qui lui-même fermait à moitié ses paupières.
Ils ne furent réveillés que par les applaudissements du public, qui résonnèrent à la fin du premier acte. Profitant de cette pause d'une vingtaine de minutes, Adrian actionna un mécanisme caché dans l'accoudoir du siège de la réserviste. Le bras du fauteuil s'ouvrit comme un clapet et il en extirpa une petite bouteille de sang. Il la tendit ensuite à l'immortelle, qui l'accepta en le remerciant. En début de nuit, elle ne s'était nourrie que de la moitié de la fiole déposée dans sa table de chevet.
— Alors, qu'en pensez-vous, jusque-là ? s'enquit-il en sortant sa flasque de sa poche.
— Personnellement, la devança Isabella en baillant, je plains les pauvres gens qui débourseront je ne sais combien de pièces d'argent pour voir ces niaiseries. Je vois depuis là venir le mariage final, les marmots qui dansent sous les pétales de fleurs...
Elle mima un haut-le-coeur et attrapa sa propre bouteille d'hémoglobine. Alisée fit part de son avis assez positif, bien qu'elle reconnaisse que l'intrigue soit indéniablement simplette. Adrian tomba d'accord avec elle et le deuxième acte débuta peu après.
Cette fois, dès la première scène, les décors se firent plus sombres et les chansons perdirent de leur allégresse. La jeune fille s'était mis en tête de présenter l'élu de son coeur à sa famille, au cours d'un repas en apparence inoffensif. Or une fois le jeune homme parti, les parents et les frères et soeurs de la demoiselle se montrèrent clairs : ils estimaient ce pauvre pêcheur indigne d'elle. La jeune fille, à coups de grands élans lyriques, passa la suite à tenter de les convaincre d'autoriser cette union. Ils se révélèrent implacables et décidèrent de la priver de sorties, le temps que cette "amourette" lui passe.
Tandis que la prisonnière se lamentait sur son sort, la vampire baissa furtivement les yeux vers l'accoudoir où était posée la main d'Adrian. Elle constata avec étonnement qu'il serrait le poing, si fort qu'elle distinguait ses jointures blanches transparaître dans l'obscurité.
Quand elle releva un peu brusquement la tête vers son visage, il garda le regard rivé sur la scène, l'air grave. Elle hésita à lui dire un mot, mais jugea préférable de ne pas l'embêter. Peut-être est-il du genre à se laisser trop emporter par les histoires. Malgré tout, quelque chose lui disait qu'il ne s'agissait pas uniquement de cela...
Elle se reconcentra sur le spectacle, tout en jetant de temps à autre des coups d'oeil à Beatricia et Branwell. Ils avaient beau être juste à côté de la loge royale, le roi ne s'était point préoccupé d'eux pendant l'entracte. Eux aussi ne s'intéressaient qu'à la scène et Alisée se résolut à les imiter.
À l'occasion d'un malheureux quiproquo, alors qu'elle écoutait ses soeurs parler derrière la porte de sa chambre, la jeune fille crut comprendre que son amoureux, las de l'attendre, s'était marié avec une autre. Elle plongeait ainsi dans un profond désespoir, qu'elle exprimait à travers une splendide aria. En dépit de l'aspect un tantinet "sur-dramatique", la réserviste se sentit gagnée par l'émotion, grâce à la magnifique et très juste interprétation de la chanteuse.
Au terme de sa chanson sur l'amour impossible et les coeurs brisés qui en découlaient, la jeune fille se laissait littéralement mourir de chagrin.
Sa famille finissait par découvrir son corps, en même temps que le fiancé faisait irruption dans la maison pour la libérer. Tout en pleurant la disparition de sa bien-aimée, il accusait les parents d'avoir tué leur propre fille. Contraints d'admettre qu'il disait vrai, tous reconnaissaient leurs erreurs, sans que cela ne ramène la pauvre trépassée.
Une dernière note de piano s'évanouit et un rideau rouge tomba sur la scène.
À sa gauche, Alisée entrevit Beatricia essuyer ses larmes du revers de sa main, mais la cheffe de clan ne représentait pas l'objet de ses préoccupations. Elle risqua un regard vers Adrian et sentit son coeur mort se comprimer.
Malgré la pénombre, son profil reflétait une expression chargée d'une émotion qu'elle ne lui avait jamais vue. Une émotion encore plus profonde que celle qui l'avait animé en évoquant son histoire aussi vieille que le temps.
La main de la vampire, jusque-là posée sur ses genoux, vint doucement se poser sur celle du monarque. Ce contact le fit tressauter, pareil à s'il le ramenait à la réalité. L'air absent, il se tourna et laissa ses yeux rencontrer ceux de la réserviste.
Elle aurait mille fois préféré y voir luire des larmes plutôt que de faire face à ce vide... Ce vide insondable.
Autour d'eux, un silence tendu régnait, les invités attendant les premiers applaudissements de Sa Majesté afin de l'imiter. Or sans crier gare, ce dernier ôta sa main de celle de l'immortelle et se leva brutalement de son siège. Il traversa la loge en deux enjambées et en sortit en claquant la porte derrière lui.
Alisée fit mine de se redresser pour le suivre, cependant Isabella, bien qu'aussi désemparée qu'elle, l'en empêcha.
— Je... Vous ne pouvez rien faire, lui murmura-t-elle.
Et à sa voix qui se brisa, la réserviste comprit qu'elle ne mentait pas.
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