Chapitre 35 - L'éclair
— Oh tiens, mademoiselle Alisée ! Je savais que vous étiez obsédée par moi, mais pas à ce point !
La réserviste dépassa vivement Adrian pour entrer dans sa chambre, ignorant sa chemise blanche débraillée et le torse qu'elle laissait entrevoir. Les bras croisés sur sa poitrine, elle se planta au milieu de la pièce et attendit qu'il ferme la porte. D'habitude, c'était elle qui ne se sentait pas à l'aise lorsqu'elle venait ici, or en l'occurrence, il paraissait plus inquiet qu'elle.
— Il y a un problème ? se risqua-t-il face à son regard marron qui lui jetait des éclairs. Votre Kristelle vous a répondu ?
Avec ses cheveux dorés en bataille et ses yeux dont aurait été jaloux un ciel d'été, il devenait presque difficile de se mettre en colère après lui. Presque.
— Pouvez-vous me dire ce que signifie ceci ? fit-elle en décroisant les bras afin de révéler l'écrin de velours noir.
Au cas où il ne serait pas assez explicite, elle l'ouvrit et laissa l'éclat de la bague miroiter à la lumière des chandelles. Sagement adossé à la porte, le roi haussa les épaules.
— Je ne suis pas très calé en symbolique des pierres, je préfère les fleurs, mais je crois que l'améthyste représente le bonheur et la sincérité, ou quelque chose comme ça...
— Vous avez très bien compris ce que je veux dire, l'interrompit-elle.
Il leva les mains, prenant le même air innocent qu'un gentil chaton.
— Les cadeaux sont distribués aléatoirement par un domestique, sous le contrôle d'un garde, se défendit-il. Je suis désolé si vous auriez mieux aimé tomber sur une chaussette ou les sous-vêtements très...
Saisissant que ce n'était pas le moment de se moquer d'elle, il mit un terme à ses plaisanteries et poussa un long soupir.
Il baissa le regard vers le sol, tout masque de désinvolture ou de narquoiserie l'ayant abandonné.
— Je voulais juste... Je pensais que vous seriez heureuse de la recevoir.
Alisée resta un instant désarmée face à sa... sincérité, comme le signifiait apparemment si bien cette magnifique pierre violette. Elle faillit oublier pourquoi elle s'était mise dans une telle colère au point de décider de se rendre jusqu'ici.
— Je ne veux pas bénéficier de traitement de faveur, ni vous devoir quoi que ce soit, Votre Majesté, déclara-t-elle moins froidement qu'escompté. Je... Je suis... touchée par votre attention, même si j'avoue ne pas complètement comprendre pourquoi vous...
Elle n'alla pas plus loin, craignant de trop en dire. Quelles étaient les motivations de son geste, au juste ? La question refusait de franchir ses lèvres. Ses cent deux ans d'existence ne l'empêchaient pas de redouter la réponse, qui lui ferait sans doute se poser de nouvelles interrogations.
Et quitte à jouer encore une fois les autruches, elle refusait de se pencher dessus.
— Vous ne me devez absolument rien, lui assura-t-il en éludant sa dernière réplique. Vous me donnez votre sang tous les soirs, donc c'est plutôt moi qui vous suis redevable.
Vu comme cela...
— Certes, mais vous m'avez aussi empêchée de finir déchiquetée par des loups-garous, lui rappela-t-elle. Si on compte également ma "vie de palais" et tous les vêtements à ma disposition, je crois que nous sommes quittes.
Elle n'attendit pas de réponse et tendit l'écrin vers lui. Il ne fit pas mine de s'approcher, ce qui la poussa à déposer le petit objet sur le dessus-de-lit, qui se trouvait juste à côté d'elle.
— Non, gardez-la, l'arrêta-t-il en s'avançant d'un pas un peu maladroit. Je... Je suis désolé, je n'aurais pas dû prendre cette stupide Journée des Boîtes comme prétexte pour vous l'offrir, mais... J'aimerais vraiment qu'elle vous revienne.
Son débit de parole quasiment incompréhensible et ses marques d'hésitation la figèrent sur place. Le plus vieil et plus puissant homme du monde venait-il réellement de balbutier devant elle ? Ce n'était pas la première fois qu'il perdait de sa légendaire confiance en lui en sa présence, or il lui semblait avoir encore dépassé un certain niveau.
Une certaine limite.
Un sentiment indicible l'envahit, alors que ses yeux ne quittaient pas les siens. Il paraissait le premier étonné face à sa propre réaction. Néanmoins, il n'ajouta plus un mot, guettant l'effet de ses paroles sur la belle vampire. Celle-ci demeura désespérément muette, ne trouvant quoi lui répondre. Pourquoi voulez-vous qu'elle me revienne ? aurait sûrement été sa question si elle avait eu le courage de la prononcer.
— J'apprécie votre compagnie, mademoiselle Alisée, avoua-t-il face à son silence. Et je voudrais gagner ou plutôt... Mériter votre confiance, malgré que... Malgré ce que je suis.
— Ma confiance ? ne put-elle s'empêcher de répéter, surprise. Pardonnez-moi, cependant je ne vois pas en quoi cette bague peut vous aider à l'obtenir...
Loin d'elle l'envie de se montrer méprisante, mais elle ne comprenait pas le rapport entre ce cadeau et le fait qu'elle puisse se fier à lui. Elle regretta sa remarque, craignant de l'avoir blessé après qu'il se soit montré si franc envers elle, or il n'en fut rien :
— Visiblement, puisque vous vous êtes précipitée ici, la taquina-t-il, sa malice revenue, on dirait bien que cette bague peut témoigner de la confiance que vous m'accordez... Sauf si vous êtes à nouveau suicidaire, ce dont je me laisse l'espoir de douter.
En effet, elle n'avait pas hésité une seconde avant de se rendre ici pour lui restituer son présent. Ressentait-elle une once de crainte, désormais qu'elle se trouvait seule avec lui, au milieu de cette chambre verte et argent éclairée de mille bougies ? Absolument pas. Dans ce cas, depuis quand avait-elle moins peur de lui ? Tu perds définitivement l'esprit, se morigéna-t-elle.
— Si vous aviez voulu me tuer ou me faire du mal, vous l'auriez déjà fait, répondit-elle afin d'éviter toutes ces dérangeantes prises de tête. Ce n'est pas pour autant que je vous fais entièrement confiance, et ce n'est pas avec une bague que vous allez m'acheter.
D'ailleurs, pourquoi voulait-il qu'elle lui fasse confiance ? Devait-elle s'en sentir rassurée ou s'en inquiéter ? Arrête de te demander tout ça ! s'ordonna-t-elle. Elle était venue jusque-là dans l'idée de le confronter, pas dans celle de se créer de nouvelles préoccupations.
— Vous acheter ? Vous n'y êtes pas du tout, je n'avais pas l'intention de... Enfin bref, reprit-il en se massant le front. Laissez tomber.
Si cela pouvait le rassurer, la confusion régnait aussi bien chez lui que chez elle.
Pendant un moment, elle envisagea la possibilité que son intention, bien qu'un peu gauche, soit bel et bien sincère. Peut-être souhaitait-il réellement se montrer aimable et agir comme le ferait un véritable... ami ? Les amis s'offraient des cadeaux, non ? Pourtant, elle peinait à concevoir Sa Majesté, le roi des vampires, comme son ami. Mais Adrian, en revanche...
À ses yeux, était-il davantage le monstre cruel et sanguinaire dépeint par tous aux quatre coins du monde, ou un homme presque comme les autres, qui plaisantait avec elle et partageait ses lectures ? Cet écart entre l'image qu'elle avait autrefois de lui et la personne qu'elle connaissait à présent — ou plutôt, qu'elle croyait connaître — la perdait totalement.
Il était à la fois capable de laisser des milliers de personnes mourir rien que pour établir l'ordre dans son royaume, et de se préoccuper d'elle alors qu'il n'y gagnait rien. Et s'il avait justement quelque chose à gagner ? lui susurra une voix insupportable qu'elle eut envie d'étrangler. Et s'il voulait simplement t'ajouter à sa liste de jolies conquêtes, derrière Beatricia et un million d'autres favoris et favorites ?
N'y tenant plus, elle rompit le silence et le cours de ses pensées :
— Vous voulez que je vous fasse confiance, mais je ne sais quasiment rien de vous ! s'exclama-t-elle. Je vous ai dévoilé une partie de mon passé, or le vôtre m'est un mystère. Je comprends que vous ne puissiez pas me dévoiler tous vos secrets, cependant... J'aimerais en savoir plus sur vous.
Et pourquoi veux-tu en savoir plus sur lui ? C'est vrai, au fond, qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire de délier les légendes de la réalité ?
Là s'inscrivait la véritable question : à quel jeu jouaient-ils, tous les deux ?
Elle songea que le monarque allait sûrement les envoyer balader, elle et sa curiosité. Contre toute attente, ses traits parfaits parurent se détendre, ce qui lui fit uniquement remarquer maintenant qu'ils s'étaient crispés.
— Vous en savez déjà plus sur moi que vous ne le croyez, déclara-t-il avec un petit sourire qui lui ressemblait davantage que sa maladresse passée. Par exemple, l'autre nuit, lorsque nous étions dans les cuisines, j'ai mentionné mon frère, Francisco. Je vous assure qu'il est rare que je parle de lui à quelqu'un d'autre que ma fille.
Sur le coup, elle avait eu trop peur de sa réaction face à la tasse ébréchée pour s'attarder sur ce détail. Il était vrai qu'à sa connaissance, il n'était pas de notoriété publique que le roi avait un frère.
Elle ne sut quoi dire et il la dépassa afin de s'approcher de l'une des fenêtres. Il l'ouvrit en grand, ce qui la fit craindre qu'il ne ressorte sa balançoire. La réalité ne fut guère mieux, puisqu'il se "contenta" de s'assoir sur le rebord tout en laissant ses jambes pendre dans le vide. Il tourna ensuite la tête vers la réserviste, qui restait plantée au milieu de la chambre.
— Vous pouvez venir, lui lança-t-il. Comme vous l'avez dit, si j'avais voulu vous tuer ou vous faire du mal, je l'aurais déjà fait...
Il s'esclaffa et Alisée leva les yeux au ciel. Elle s'approcha et au bout de quelques secondes d'hésitation, se résolut à se poser à côté de lui, en gardant sagement les pieds du côté intérieur. L'idée qu'elle puisse chuter en arrière la tenailla un moment, mais elle finit par la chasser. Elle alla même jusqu'à replier une jambe sur le rebord de manière à s'adosser à l'encadrement, faisant ainsi un peu plus face à Adrian. Cela lui permettait aussi de contempler le ciel sombre, où aucune étoile ne brillait.
La chaleur estivale amenait souvent des orages nocturnes. L'un semblait se préparer, rendant l'air plus lourd et chargeant le firmament d'épais nuages. Malgré l'altitude à laquelle ils se trouvaient, la vampire ne sentait pas la moindre brise lui caresser la peau.
Elle tâcha de ne pas penser au vide en dessous d'elle, surtout qu'il lui suffirait d'un léger déséquilibre pour basculer sur le côté et y sombrer. Parfaitement à son aise, le roi laissait ses coudes en appui sur ses genoux, peu inquiet de glisser en avant.
— Alors dites-moi, reprit-il avec entrain. Que voulez-vous savoir à mon sujet ? Tant que j'y pense, je vous rappelle que je vous ai également confié l'existence d'une "exception" capable d'entraîner ma mort... Ça aussi, peu de personnes le savent.
Elle fronça les sourcils et décida de le défier :
— Justement, vous m'avez dit que seules trois personnes sont au courant de ce qui peut vous tuer. Est-il toujours impossible que je devienne la quatrième ?
Il ne faisait pas de doute qu'il ne lui dirait rien, mais sur un malentendu...
— Votre entêtement à vouloir ma mort me blesse, feignit-il de se scandaliser. N'y a-t-il vraiment rien d'autre qui vous hante ?
La tête tournée vers elle, il la fixa en affichant un petit sourire en coin. Il ne le perdit que quand elle posa sa nouvelle question :
— Comment êtes-vous devenu un vampire ?
Il se détourna aussitôt et se passionna pour le vide. Alisée admettait qu'elle jouait peut-être un peu trop cartes sur table, cependant, cela ne lui coûtait rien d'essayer. Sauf s'il décrète qu'il en a assez de ton indiscrétion et qu'il juge préférable de te balancer par-dessus bord.
— Vous allez finir par croire que je le fais exprès, mais une fois de plus, je ne peux pas vous répondre, reconnut-il. Croyez-moi, je ne cherche pas à jouer les mystérieux. Ce sont des choses que vous ne voulez pas savoir.
Son envie de répliquer et de lui tenir tête la déserta lorsqu'il baissa les yeux vers la rose couleur pêche accrochée à sa chemise. Le chant lointain d'un oiseau troubla le silence qui s'étalait entre eux et l'immortelle regretta d'avoir été si directe.
Elle songea à le questionner à propos de cette Rosa-Maria Mendoza ou de sa fille, or elle craignait d'encore aller trop loin. Sa curiosité n'était pas malsaine au point de souhaiter le mettre mal à l'aise.
— Dites-moi quelque chose que vous voulez bien me raconter et dont je pourrais avoir connaissance, fit-elle alors.
Adrian lui sourit légèrement, comme pour la remercier, puis réfléchit.
— Vous ne vous demandez pas si Isabella est ma véritable fille ? l'interrogea-t-il finalement.
Étonnée qu'il aborde lui-même le sujet, elle écarquilla les yeux.
— Je... Je n'osais pas vous le demander, avoua-t-elle.
— Oh, rassurez-vous, aucune histoire tragique ne se cache derrière tout cela. Enfin, il y en a bien une au début, comme dans tous les jolis contes...
Il reporta son attention sur le ciel, sans se départir de son sourire. Ses jambes se balançaient doucement dans le vide, or la réserviste ne s'en préoccupait plus. Elle demeurait suspendue à ses lèvres, attendant les réponses qu'elle avait si souvent essayé de deviner.
— Il se trouve que tout commence avec Francisco, le frère dont je vous ai parlé. Lorsque je suis devenu le premier vampire de tous les temps, j'ai... Disons que pour diverses raisons, j'ai coupé les ponts avec ma famille et tous ceux que je côtoyais à l'époque. Cela ne m'a pas empêché de garder un oeil sur eux, de loin, ainsi que sur leurs descendants.
S'agissait-il donc d'un choix, ou s'était-il fait rejeter dès que son entourage avait appris sa nouvelle condition ? Le leur avait-il seulement dit ? Étant donné qu'elle ne voyait son visage que de profil, elle ne put chercher la vérité sur son expression.
— Francisco a eu des enfants, qui ont eu des enfants, qui eux-mêmes ont été grands-parents... Bref, la lignée s'est poursuivie sur plusieurs générations, jusqu'à ce qu'une épidémie ravage ce qui est aujourd'hui le territoire du royaume.
Elle ne parvenait à se figurer le monde avant l'existence de la Terre des Vampires. Comment s'appelaient les anciennes contrées ? La superficie de la Terre des Loups était-elle plus grande qu'à présent ? Et dire qu'Adrian avait connu ces temps-là...
— Des millions de personnes sont tombées malades, y compris des descendants de Francisco. Je prenais de leurs nouvelles en me faisant passer pour un marchand de plantes médicinales. Sauf qu'un jour, personne ne m'a répondu, alors je suis entré chez eux et... Je n'ai trouvé que des cadavres.
Il s'interrompit, sûrement au souvenir de la terrible scène. Alisée s'interdisait d'imaginer vivre une telle chose avec ses petites-nièces.
— J'allais partir les enterrer quand j'ai entendu des bruits étranges. On aurait dit... les miaulements d'un chat enragé.
Un sourire éclaira son visage, en même temps que la lumière se faisait dans l'esprit de la vampire.
— Je me suis approché d'un vieux panier en croyant y trouver je ne savais quel animal sauvage, au lieu de quoi j'y ai découvert un petit bébé d'à peine quelques semaines.
La réserviste ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux. Il n'y avait qu'Isabella pour survivre à une épidémie ayant anéanti sa famille.
— Alors... Vous avez décidé de l'adopter ? demanda-t-elle bêtement.
— Disons que j'ai... Pas mal hésité, grimaça-t-il. Les orphelinats et pensions étaient débordés et les enfants finissaient généralement très mal, mais... Je ne voyais pas comment un monstre tel que moi pouvait s'occuper d'elle.
Cet aveu lui serra le coeur, alors que pendant leur dispute qui lui paraissait si lointaine, elle ne s'était pas gênée pour lui demander comment il pouvait encore se regarder dans un miroir...
— J'ai pensé à tout ce que j'avais perdu et tout ce que je croyais m'être désormais inaccessible et... J'y ai finalement vu une opportunité non pas de me rattraper, mais de faire les choses bien, pour une fois dans ma vie.
Alisée regarda fixement sa jupe pourpre, étalée autour d'elle sur le rebord de la fenêtre. Elle aussi avait eu l'opportunité de considérer une orpheline comme sa fille, et pourtant, elle ne s'en était pas sentie capable.
— Et puis, ajouta-t-il un peu plus gaiement, cette petite semblait avoir une telle rage de vivre que je ne pouvais pas la laisser. À partir de ce jour-là, elle est devenue ce qui compte le plus dans ma sombre existence.
La sincérité et l'amour — oserait-elle le dire ? — qui se dégageaient de ses mots touchaient l'immortelle davantage qu'elle ne pouvait l'exprimer. Quoiqu'il ait fait pour être transformé en buveur de sang, elle ne pouvait se figurer qu'il ait mérité sa punition. Elle ne se laissait pas stupidement attendrir, loin de là, cependant elle refusait de croire que son coeur ne soit rempli que de ténèbres. Car seule une créature pleinement habitée par le mal aurait mérité un pareil châtiment.
L'âme d'Adrian renfermait peut-être son lot de noirceur, mais une étincelle de lumière y brillait incontestablement.
Quand je te dis que tu deviens raide folle, persifla la petite voix.
— Isabella est donc... une arrière-petite-nièce très éloignée, constata-t-elle, impressionnée.
— Elle est devenue ma fille dès qu'elle m'a vomi sa purée dessus pour la première fois... Sur un pantalon tout neuf, en plus. C'est là qu'on comprend la réelle notion "d'amour inconditionnel"...
Elle éclata de rire en imaginant la scène, ce qui le fit doucement sourire.
— Et... Comment a-t-elle géré le fait que vous soyez... un vampire ? Vous n'étiez pas roi à ce moment-là, si ?
Sans doute allait-il finir par se lasser de sa curiosité, or dans l'immédiat, elle n'avait toujours pas l'air de le déranger.
— J'étais son seul parent, donc elle n'a pas connu d'autre modèle de vie de famille. Je me suis débrouillé afin d'assurer son éducation tout seul, de manière à ce qu'elle ne risque pas d'échapper une remarque sur son "papa buveur de sang" devant les autres enfants... J'étais encore le seul de mon espèce et je parvenais à peu près à me fondre dans la masse, sauf que je ne voulais rien lui cacher. Mieux valait qu'elle soit habituée à ma malédiction dès son plus jeune âge, plutôt qu'une révélation impossible à intégrer lui tombe dessus des années plus tard.
La complexité de sa situation la dépassait. Difficile de concevoir un temps où le vampirisme était inconnu de tous, ou à la rigueur une simple légende. Combien de siècles lui avait-il fallu pour bâtir son empire et répandre sa "malédiction" partout dans le monde ? Comment s'y était-il pris, d'ailleurs ? Comment passait-on du rôle de père d'une petite fille à celui de tout un peuple ?
— Dans l'ensemble, reprit-il d'une voix plus distante, je crois que ne jamais lui cacher quoi que ce soit a été une bonne méthode, mais... Il m'arrive parfois de me dire qu'elle aurait été plus heureuse si... elle avait été élevée par une famille ordinaire et mené la vie qui va avec.
Il cessa le balancement de ses jambes et fixa le bout de ses chaussures d'un air absent. Alisée hésita un instant, ignorant si la moindre remarque pouvait être appropriée.
Un grondement sourd de tonnerre parvint à leurs oreilles comme de très loin, sans qu'ils n'aient vu d'éclair le précéder.
— Je ne crois pas qu'Isabella aurait été faite pour une vie "ordinaire", déclara-t-elle en espérant qu'il n'interpréterait pas ses paroles de travers et ne se vexerait pas.
Adrian ne se tourna pas vers elle, cependant elle vit un sourire triste étirer le coin de ses lèvres.
— C'est le moins que l'on puisse dire, approuva-t-il. Malgré tout, elle a vécu des choses qu'elle aurait sûrement pu éviter si je n'avais pas été son père. Ses crises lorsqu'elle était adolescente, son côté un peu trop intrépide, tout ce qu'elle a dû endurer lors de la Régence du Presque-Siècle...
Cette dernière appellation laissa la réserviste interdite. Elle lui disait quelque chose, seulement impossible de se rappeler ce qu'elle signifiait.
— Finalement, vous ne devez pas être si obsédée par moi que ça, constata le roi face à son air intrigué. Vous n'en avez vraiment jamais entendu parler ?
Une certaine tension chargeait sa question, en dépit de son ton qui se voulait détaché. Elle secoua la tête, un peu honteuse. Tu ferais parfois mieux de lire des livres d'Histoire que des romances.
— C'était il y a environ cinq siècles, pendant une sombre période de guerre entre vampires et nos chers amis loups-garous. Le Grand Alpha de l'époque... Disons qu'il n'était pas du genre à plaisanter. Ses troupes ont réussi à capturer Isabella lors d'une bataille, alors je leur ai proposé une offre : je me livrais à eux et en échange ils la laissaient partir.
Il se mit à frotter ses poignets, pareil à s'ils lui démangeaient.
— Ils m'ont enfermé quatre-vingt-dix-neuf ans dans un cachot de leur palais. Ils me donnaient à peine une larme de sang par jour, juste de quoi me garder un minimum conscient. Durant tout ce temps, le plus dur n'était pas d'être affamé ou enfermé, mais de savoir qu'Isabella était toute seule et... Elle est devenue la régente de la Terre des Vampires pendant près d'un siècle, à devoir gérer seule un royaume et mener une guerre afin de me libérer. Ce qu'elle a réussi à faire, à bien des prix...
La gorge nouée, Alisée lutta contre une irrésistible envie d'attraper sa main. Elle croyait se souvenir très vaguement que sa belle-mère lui avait déjà raconté cette histoire. Or dans sa version, le roi s'était fait attraper par les loups, sans qu'il ne soit jamais fait mention d'un sacrifice pour sauver sa fille.
Maintenant qu'elle connaissait ses capacités de combat face à des lycanthropes, l'idée qu'il se soit fait battre devenait d'autant plus absurde. Celle que la princesse ait perdu un combat l'était aussi, cependant peut-être avait-elle reçu un moins bon entraînement en ces temps-là.
— Quatre-vingt-dix-neuf ans, murmura-t-elle sans se rendre compte que les mots franchissaient ses lèvres.
Pour avoir elle-même effectué un très court séjour dans les cachots du palais du Grand Alpha, elle pouvait affirmer qu'elle aurait préféré mourir que d'y rester presque cent ans. Une telle peine serait venue à bout de n'importe qui d'autre, néanmoins Adrian se tenait bel et bien assis à côté d'elle, à la regarder avec un sourire qui s'apparentait davantage à une grimace.
— Vous comprenez désormais mon attitude un peu étrange lorsque nous sommes descendus aux sous-sols, l'autre jour...
Ses légers tremblements ne devaient être qu'un faible témoignage de son traumatisme.
— Ce que je ne comprends pas, en revanche, commença-t-elle doucement, c'est pourquoi vous laissez croire que vous vous êtes fait capturer. Pourquoi ne pas dire à tout le monde que vous vouliez sauver votre fille ?
— Isabella a déjà énormément souffert de cet épisode-là. Autant éviter que tout le monde la croie responsable, surtout que ce n'était pas le cas. Et puis, cela m'octroierait une image un peu trop héroïque... J'ai une réputation à tenir.
Il lui adressa un clin d'oeil, mais elle sentit qu'il n'y mettait pas son coeur.
Alisée avait beau comprendre les raisons pour lesquelles il ne pouvait révéler cette facette de lui à ses sujets et ses ennemis, elle se demandait si cela valait vraiment la peine de se noyer derrière cette obscurité et ces légendes. Le souverain d'un si puissant royaume devait aspirer à la crainte de son peuple, elle le savait. En dépit de ses bonnes actions, le roi en commettait également des atroces, pourtant... N'était-il jamais fatigué d'être l'objet de la haine du monde entier, alors qu'au fond, il valait sûrement mieux que ceux qui l'insultaient ?
Ce qu'elle apprenait à son propos ne servait qu'à soulever de nouvelles énigmes, peut-être encore plus complexes et profondes que celles d'origine.
Percerait-elle un jour tous les mystères de l'homme qui se cachait au-delà de cette aura de monarque sanguinaire ? Une part d'elle se surprit à l'espérer.
— Enfin, soupira-t-il, j'imagine que vous devez regretter de ne pas avoir accepté ma bague. S'aventurer à en savoir plus sur moi est un jeu dangereux. Mon histoire est aussi vieille que le temps... Si vieille que seule l'éternité serait suffisante pour la raconter.
Le voile de tristesse qu'elle décela par-dessus son ton léger la désarma.
L'atmosphère s'alourdissait au fil des secondes et les grondements de tonnerre gagnaient en intensité. Ainsi perchée à des centaines de mètres au-dessus du sol, plus proche du ciel noir que de la terre, Alisée avait l'étrange impression de vivre un moment hors du temps, presque déconnecté de la réalité.
Peut-être fut-ce cette sensation qui la poussa à se redresser, afin de réduire l'espace qui la séparait du roi. Toujours assise sur le rebord de la fenêtre, les jambes repliées contre elle, elle était à présent trop loin de l'encadrement pour s'y adosser.
Un seul souffle de vent et elle goûterait aux abysses insondables du vide.
La même pensée dut sans doute inquiéter Adrian, car il se désintéressa des nuages sombres et riva ses yeux océan aux siens. Des océans qui reflétaient si bien l'étendue de secrets dont il recelait. Seule l'éternité suffirait à les découvrir, vraiment ? Cela tombe bien, tu es immortelle.
Animée par un brusque désir irrépressible, elle se pencha vers lui et ferma les paupières pour laisser ses lèvres effleurer les siennes.
Au même instant, un bref éclair cingla le ciel et Alisée s'éloigna aussitôt, sans accorder au roi le temps de réagir. Ce geste les ayant autant surpris l'un que l'autre, ils se fixèrent une seconde, tandis que plus loin, la foudre s'abattait violemment.
Réalisant ce qu'elle venait de faire, la réserviste retint une exclamation et quitta le rebord précipitamment. À peine fut-elle sur ses pieds qu'elle s'enfuit de la chambre à vitesse surnaturelle, ne s'arrêtant que lorsqu'elle eut gagné ses appartements.
Elle claqua la porte derrière elle et s'appuya au battant, une main plaquée sur sa bouche. Son souffle était irrémédiablement bloqué dans sa poitrine et sa tête lui tournait, mais impossible d'y tenir pour responsable sa fuite effrénée.
Ses tentatives de prendre de grandes inspirations inutiles restèrent vaines, alors que la réalité assaillait son esprit, à grands martèlements d'orage.
Félicitations, tu viens d'embrasser le roi des vampires.
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