Chapitre 3 - Vie de château ?
Le roi des vampires avait au moins un mérite : celui de faire travailler les fabricants de portes de son royaume. Des centaines de battants s'étalaient le long des couloirs tortueux du palais. Chacun renfermait de nouvelles pièces, ou de nouveaux corridors. S'efforçant de suivre le valet lui servant de guide, Alisée sentait la déception monter en elle à chaque pas. De toute évidence, le château abritait un très grand nombre de personnes.
Retrouver l'une d'elles parmi ce labyrinthe se révèlerait encore plus compliqué que ce qu'elle avait escompté.
Au moins ne pouvait-elle pas se plaindre de son nouveau cadre de vie. Comme elle l'avait deviné, les parties du château accessibles au grand public ne reflétaient en rien le reste des lieux. Éclairés par de délicates bougies installées dans de sublimes candélabres dorés, les couloirs qu'elle traversait témoignaient tous d'un luxe du meilleur goût. Les murs étaient peints dans des tons clairs, et décorés de tableaux ou de miroirs qui s'accordaient parfaitement avec leur teinte. Rien n'était surchargé, mais grâce à la finesse des détails de chaque ornement, la richesse du maître des lieux ne faisait aucun doute.
— Vous vous ferez vite au dédale du palais, lui indiqua son guide comme s'il lisait dans ses pensées. Vous n'aurez qu'à demander à Nessa ou moi de vous aider.
— Nessa ? répéta Alisée sans savoir de qui il parlait.
Sa voix légèrement rauque lui rappela que cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas parlé.
— Celle qui s'occupera de vous le temps de votre séjour.
Le jeune homme ne se montrait pas particulièrement désagréable, mais il semblait peu enclin à la conversation. Au bracelet blanc qu'il portait, la vampire remarqua qu'il était un Neutre. Inoffensif, donc. Si elle voulait mener à bien sa petite enquête, autant commencer avec lui.
— Savez... Savez-vous combien de temps le roi garde-t-il les cadeaux qui lui sont offerts ? s'enquit-elle d'une voix volontairement hésitante, comme si sa question était animée par la crainte.
Une part d'elle avait réellement peur, d'autant plus depuis que son poignet avait été entaillé avec brutalité. Les interminables couloirs lui donnaient le tournis, et le sentiment qu'elle s'apprêtait à chercher une aiguille dans une botte de foin aussi. Elle était cependant plus près de son but que jamais, alors il lui fallait user de toutes les cartes à sa disposition. Et cette fois-ci, elle s'interdisait celle de la lâcheté.
— Cela dépend, répondit le valet en entamant la montée d'un énième escalier en colimaçon. Parfois, Sa Majesté se débarrasse de certains membres de la Réserve au bout d'à peine quelques secondes, tandis qu'il en conserve d'autres pendant plusieurs années.
Alisée s'agrippa à la rampe pour ne pas flancher. Quelques secondes ? s'horrifia-t-elle intérieurement. Concentre-toi plutôt sur la deuxième partie de sa réponse.
— Et qu'entendez-vous par plusieurs années ? fit-elle en se retenant de demander si quatre-vingt-deux ans étaient possibles.
Le domestique se tourna brièvement vers elle, comme si sa question l'intriguait. Elle était si épuisée par son long voyage qu'elle manquait peut-être de tact. Quelle idée avait-elle eu de jouer les curieuses avec le premier inconnu ?
— On raconte que certains ont tenu une centaine d'années, déclara-t-il en passant une main dans ses cheveux roux. Je ne suis pas très au point sur les détails, cela fait peu de temps que je vis ici. Mais ne vous en faites pas, ajouta-t-il avec un petit sourire timide, si c'est cela qui vous inquiète, je doute que Sa Majesté se lasse très vite de vous.
Si cette fichue beauté pouvait enfin m'apporter autre chose que des ennuis, eut envie de répondre Alisée. Comme il se montrait finalement plutôt amical et conciliant, elle aurait voulu lui poser davantage de questions. Mais après quelques mètres dans un nouveau couloir, il s'arrêta devant une large porte à double battant. Il l'ouvrit et précéda sa visiteuse dans ce qui allait devenir sa nouvelle chambre.
Pendant un instant, elle se demanda s'il ne s'était pas trompé en l'amenant dans les appartements d'un chef de clan. La pièce était sobrement décorée, mais magnifique. Trois immenses fenêtres perçaient les murs rouge foncé, offrant une agréable vue sur le ciel obscur. Tous les meubles étaient parfaitement assortis, mais le seul qui retint l'attention de la jeune vampire fut l'étagère installée près du lit à baldaquin. Quelques livres se trouvaient dessus, et elle était pressée de les découvrir.
— Les loups-garous qui vous ont amenée ont laissé votre malle à l'entrée du palais. Quelqu'un vous l'apportera sûrement dès que possible.
— Je vous remercie, répondit Alisée avec un sourire avant de tordre ses mains nerveusement. Est-ce que vous savez où je pourrais trouver du...
Elle n'osa pas terminer sa phrase, craignant que la réponse se trouve juste sous ses yeux. Même si elle était habituée à se nourrir d'essence vitale de Neutre tous les jours, cela l'aurait embêtée de s'abreuver de celle de ce pauvre garçon qu'elle ne connaissait pas. Être un Neutre dans le château du roi des vampires devait sans doute être le pire malheur que l'on pouvait imaginer. Mais à bien y regarder, il n'avait pas l'air si chétif ou fragile que cela.
Il semblait même plus vigoureux que la plupart des autres individus de cette espèce malchanceuse.
— Vous trouverez tout le sang dont vous avez besoin dans votre table de chevet, l'informa-t-il en désignant le petit meuble.
Alisée aurait voulu résister plus longtemps, mais elle avait atrocement faim. Durant son voyage, elle avait seulement pu profiter de quelques rations d'hémoglobine presque périmées. Elle ouvrit le premier tiroir de la table, qui révéla deux petites fioles de verre remplies de sang. Il s'agissait de la dose journalière minimum nécessitée par un vampire, mais elle lui suffit amplement. Même si l'idée de boire du sang la dégoûtait, cela faisait désormais partie de sa nature. Elle ne pouvait se passer de cette incroyable sensation qui l'envahissait chaque fois qu'elle en dégustait.
Malgré tout, elle avait appris à ne se contenter que de son strict minimum vital. Elle ne se nourrissait jamais par plaisir, mais uniquement par besoin.
— Excusez-moi, fit-elle en se retournant vers le valet après avoir vidé les deux fioles. J'espère que ce n'était pas votre sang...
Elle aurait sûrement rougi si elle l'avait pu, honteuse de montrer ainsi ses instincts primaires face à un parfait inconnu.
— À vrai dire, je ne sais pas, sourit-il en haussant les épaules. Chaque matin, ou plutôt à chaque tombée de la nuit, tous les Neutres du palais doivent remplir un flacon comme celui-ci. Ensuite, ils sont distribués en même temps que les pains de glace de manière aléatoire.
Ne comprenant pas ce que la glace venait faire ici, elle afficha un air sceptique. Le domestique s'avança vers la table de chevet et ouvrit une petite porte située sous le tiroir, qui révéla un énorme glaçon. Il se trouvait sur une grille métallique, elle-même au-dessus d'une petite bassine. Alisée avait eu si faim qu'elle n'avait pas remarqué que sa boisson était légèrement fraîche.
— Les membres de la Cour se plaignaient sans arrêt que le sang en bouteille avait un goût affreux, lui expliqua le jeune homme. Le roi a donc mis un dispositif de réfra... Réfrégi... Je suis désolé, mais je ne sais plus exactement quel mot on emploie. Le principe est pourtant simple, j'ignore pourquoi les gens s'obstinent à lui donner un nom compliqué ! Le fait est que l'on met tous les jours de la glace venant du nord dans cette sorte de placard, et cela permet de maintenir le sang assez frais le temps qu'il soit consommé.
— C'est réfrigération, intervint une douce voix féminine depuis l'entrée de la pièce. Pardonnez-le, mademoiselle, il perd toujours ses moyens dès qu'il voit une jolie fille.
Alisée se tourna dans sa direction pour découvrir une jeune Neutre aux délicates boucles blondes et aux immenses yeux marron. À sa robe bleu ciel toute simple surmontée d'un tablier blanc, la vampire comprit qu'elle devait également faire partie des domestiques. De toute façon, un Neutre pouvait-il espérer un meilleur statut ?
— Je m'appelle Nessa, se présenta-t-elle en inclinant la tête, comme si elle avait affaire à un chef de clan ou un membre de la famille royale. Je suis une des femmes de chambre chargées de s'occuper de la Réserve Principale de Sa Majesté. Drew, lui as-tu expliqué le fonctionnement des réservistes ? s'enquit-elle en se tournant vers le valet.
Ce dernier bredouilla une réponse négative, quelque peu mal à l'aise depuis son arrivée.
— Comme vous le savez sûrement, commença donc Nessa, Sa Majesté se nourrit exclusivement de sang de vampire. Les offrandes qu'il accepte sont réparties dans deux catégories : la Basse Réserve et la Réserve Principale. Cette dernière est en général constituée de peu de monde, contrairement à l'autre qui accueille un plus grand nombre de personnes. Les membres de la Réserve Principale se doivent de toujours rester trouvables, et ont le privilège de vivre dans l'aile ouest du château, où nous nous trouvons. Celle-ci est réservée à la famille royale et...
Elle poursuivit ses explications pendant encore un long moment, visiblement rompue à son discours qu'elle avait dû maintes fois répéter. Même si elle savait que ces informations étaient sûrement importantes, Alisée ne les écouta qu'à moitié. Son ennuyeux voyage l'avait plus fatiguée qu'elle ne voulait l'admettre.
Elle avait beau être une immortelle, s'octroyer quelques heures d'inconscience ne faisait jamais de mal. Elle ne ressentait à aucun moment d'épuisement physique, mais lorsqu'elle restait éveillée trop longtemps, elle ne pouvait passer à côté d'une certaine fatigue mentale. De ce que raconta la domestique, elle retint simplement qu'elle devrait donner de son sang tous les soirs afin de satisfaire le roi.
— Une fois votre devoir accompli, vous avez le droit de circuler où bon vous semble dans le palais, conclut Nessa, légèrement essoufflée.
D'après son récit, les conditions de vie n'avaient pas l'air si terribles. Si elle avait été un peu plus vaillante, Alisée se serait étonnée de certaines étrangetés qui détonnaient avec ce qu'elle s'était imaginé. Au premier abord, ces domestiques ne paraissaient pas maltraités, ni malheureux. Le sang était distribué dans des bouteilles, sans que les vampires n'aient à sauter sur tous les Neutres qu'ils croisaient. Le rôle de "réserviste" ne semblait pas si atroce, et jusque-là, elle n'avait entendu aucun cri d'agonie résonner dans les couloirs.
Elle aurait pu se sentir rassurée, mais elle savait qu'elle ne le serait pas tant qu'elle n'aurait pas retrouvé celui qu'elle cherchait.
— Je vais essayer de récupérer votre valise, déclara la femme de chambre après avoir jeté un coup d'oeil sur la pièce et constaté l'absence de tout bagage. Avez-vous besoin de quelque chose d'autre ?
— Ça ira, je vous remercie. C'est très aimable à vous.
Nessa lui répondit par un joli sourire, avant de faire signe à Drew de la suivre. Ce dernier inclina maladroitement la tête en direction de la vampire, puis s'exécuta. Hésitante, Alisée mordit ses lèvres rouges, ignorant s'il était bien raisonnable de poser la question qui la brûlait. Ces deux domestiques avaient l'air gentils, mais... Tu ne les connais pas encore suffisamment, se raisonna-t-elle. Attends au moins le lendemain. De toute façon, la porte de sa chambre se referma avant qu'elle n'ait pu se convaincre de prononcer le moindre mot.
Se retrouvant seule dans cette pièce, elle apprécia d'abord le silence qui lui avait tant manqué durant ces derniers jours. Plus d'affreux claquements de sabots, plus de désagréables jérémiades de Kristal, plus d'insupportables persiflages de Dame Miranda...
Elle s'avança vers la petite étagère qu'elle avait repérée dès son arrivée, et entreprit d'examiner les livres qui s'y trouvaient. Cela lui rappela avec horreur qu'elle en avait oublié un dans le carrosse des loups. Il fallait croire qu'elle était plus anxieuse qu'elle ne voulait le laisser penser... Les ouvrages face à elle étaient poussiéreux, avec des couvertures en cuir toutes râpées, mais elle savait qu'il ne fallait jamais juger un roman d'après son apparence.
Un roman et beaucoup d'autres choses, d'ailleurs. Car si pour le moment, son arrivée à la Cour des Vampires se déroulait plutôt bien, elle ne voulait pas se laisser berner par ce beau palais aux habitudes apparemment moins barbares que prévues. Elle n'oubliait pas son poignet entaillé comme la gorge d'un vulgaire gibier. Cependant, comparé à tout ce que lui avait infligé Dame Miranda au fil des années, cela n'était pas grand-chose. Combien de fois lui avait-elle transpercé la main avec un piquet en bois afin de la punir d'une prétendue désobéissance ? Sans compter toutes les menaces visant ses lointaines petites-nièces.
Inspectant les placards et armoires, elle dénicha une tenue de nuit qui lui serait sans doute trop courte, mais ferait tout de même l'affaire. Le terme de "tenue de repos" aurait été plus adapté, étant donné que les vampires dormaient le jour, néanmoins aucun n'avait pris la peine de modifier la formulation.
Elle posa ses chaussures à petits talons qui lui enserraient les pieds depuis trop longtemps, et se débrouilla pour délacer toute seule le corset de sa robe rouge. Une fois changée, elle tira soigneusement les rideaux des trois fenêtres. Le soleil allait bientôt se lever. Encore une fois, elle ne pourrait pas le voir. À l'heure où les loups-garous et les Neutres s'animeraient sous les rayons ardents de l'astre doré, elle chercherait un semblant de sommeil. Et cela pour l'éternité, pensa-t-elle maussadement en attardant ses doigts sur le rideau.
Une fois installée dans son lit, elle éteignit la chandelle qui brûlait sur une seconde table de chevet, puis ferma les yeux.
S'apprêtait-elle vraiment à s'endormir dans le château du roi des vampires, au milieu d'une magnifique chambre avec un lit plutôt agréable ? Même si elle ne voulait pas s'y fier, ce certain confort la rassurait. Ses inquiétudes n'étaient pas pour elle, mais pour celui qu'elle avait perdu des années plus tôt, et qui se trouvait peut-être dans ce même palais. Combien de fois s'était-elle imaginé les horreurs qu'il avait dû subir, les souffrances qu'il avait eu à endurer ? Et tout cela, à cause d'elle.
Alisée brûlait d'envie de parcourir le château en hurlant son nom, afin d'enfin mettre un terme à toutes les questions qui l'assaillaient. Peut-être était-il à quelques étages, voire à une chambre d'elle. Mais elle savait qu'elle allait devoir se montrer patiente et tempérer ses espoirs.
Après tout, qui lui disait que son frère ne s'était pas fait tuer par le roi quelques secondes après son arrivée ?
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