Chapitre 23 - Côté désert
La grande robe blanche suspendue à une armoire resta floue un long moment dans l'esprit de la vampire. L'image finit cependant par devenir plus nette, révélant les délicats motifs floraux brodés sur la jupe, le bustier orné de fines perles, la dentelle légère du voile... Le soleil qui irradiait de la large fenêtre accentuait l'éclat du tissu immaculé, le rendant presque difficile à regarder. Cela faisait pourtant des heures que la jeune Neutre qu'était Alisée à cette époque-là perdait son regard sur la magnifique tenue. Assise sur le bord de son lit, elle se sentait incapable de faire quoi que ce soit, alors que toute la maisonnée s'activait pour les festivités du lendemain.
— Je t'en supplie, est-ce que tu peux la réessayer ? s'écria une voix aigüe surexcitée.
La Neutre tourna la tête vers l'encadrement de la porte de sa chambre, où se tenaient deux jeunes filles, alors âgées de seize ans. Même si elle était prisonnière de cette vision du passé, la véritable Alisée sentit les larmes lui monter aux yeux, tandis que l'image de ses petites demi-soeurs se précisait. Leurs sourires lumineux. Leurs iris noirs étincelants de malice. Leurs cheveux crépus retenus par un bandeau coloré. Tant de petits détails qui les rendaient plus vraies que nature.
— Je l'ai déjà enfilée trois fois aujourd'hui, s'entendit-elle répondre. À force, je vais finir par la déchirer...
— Mais on veut encore te voir avec ! la supplia Nehanda. Elle te va tellement bien !
Attendrie par leurs bouilles implorantes, Alisée ne put retenir un sourire amusé.
— Vous ne voulez pas non plus que je me balade avec partout et que je rende visite à Colin comme ça ?
— Oh non ! s'indigna Malaïka. Surtout pas à Colin ! Il ne faut surtout pas qu'il te voie dans ta robe de mariée avant demain ! J'ose à peine imaginer la tête qu'il va faire quand il va te voir arriver au moment des voeux !
— Il va te trouver tellement magnifique qu'il va en tomber par terre et dire "oui" avant qu'on lui pose la question ! s'enthousiasma l'autre jumelle en tapant dans ses mains. Remarque, je suis sûre que lui aussi va être très beau ! Il est toujours si bien coiffé, si bien habillé...
Elles poursuivirent leurs jacassements par d'énièmes éloges sur les deux futurs mariés. La principale concernée ne pouvait s'empêcher de glousser de temps à autre, sans que son coeur n'y soit toutefois complètement.
— Vous savez, les interrompit-elle au bout d'un moment avec espièglerie, il pourrait aussi changer d'avis et décider d'épouser l'une de vous...
Ses soeurs la fixèrent quelques secondes en clignant simultanément des yeux, puis éclatèrent de rire en même temps.
— Aucune chance ! répliqua Nehanda tout en s'esclaffant. Vous êtes fiancés depuis sept ans et il est totalement fou de toi ! Colin est le loup-garou le plus chanceux de la Terre de l'Ambre et il le sait ! Il serait la pire des girouettes s'il se dérobait maintenant !
La pire des girouettes. Le sourire de la jeune Alisée se fana imperceptiblement.
— Pas le moindre autre homme sur toute la Terre des Loups n'a plus de chance que lui, renchérit Malaïka. Tu te rends compte, il pourra dire à tout le monde que tu es sa femme !
— Dites-moi, les filles, intervint une voix masculine d'un ton léger. Que cherchez-vous à obtenir de votre soeur, au juste ? Je n'ai pas assisté à un tel léchage de fesses depuis le jour où vous m'avez supplié de vous acheter ces fameux chapeaux que vous n'avez jamais portés...
La vision trembla légèrement, alors qu'un jeune homme métisse apparaissait derrière les jumelles. Ces dernières tentèrent de se justifier quant à ces achats inutiles, et Damien les taquina en affirmant qu'un jour, elles devraient lui rembourser toutes leurs dettes. Elles le houspillèrent d'une gentille tape sur le torse, puis reprirent leurs manifestations de joie à l'idée du mariage.
Tandis qu'elles déblatéraient mille louanges pour rassurer leur aînée, leur frère tourna ses si beaux yeux marron vers Alisée. Même si elle s'obligea à lui adresser un sourire rassurant, ce qu'il décela dans son regard le fit froncer des sourcils en un air inquiet.
— Papa m'a dit que vous deviez vérifier les ourlets qu'il a faits à vos jupes, fit-il en mettant un terme aux bavardages de Nehanda et Malaïka. J'avoue que l'idée de vous voir parader avec des robes trop courtes est plutôt drôle, mais je suppose que vous n'aimeriez pas que Yoro et Siaka assistent à ce spectacle...
Évoquer leurs soupirants suffisait toujours à calmer les demoiselles. Elles lancèrent un ultime regard encourageant à leur soeur, puis disparurent comme des souris. Dès qu'elles se furent éloignées, Damien ferma la porte et s'y adossa, les bras croisés sur son torse.
— Toi, ça ne va pas, lâcha-t-il en fixant Alisée avec attention.
— Bien sûr que si, commença-t-elle à rétorquer, je...
Elle ne termina pas sa phrase, son frère ayant levé les yeux au ciel.
— J'ai bien le droit d'être un peu nerveuse la veille de mon mariage, non ? se défendit-elle en triturant son dessus de lit.
— Je suis d'accord, affirma-t-il en passant une main dans ses très courts cheveux frisés noirs. Sauf que là, ce n'est pas de la nervosité, mais de l'abattement pur et simple. Tu n'es pas sortie de ta chambre de la journée... et ce n'était même pas pour lire.
Il désigna vaguement un pauvre livre abandonné sur la table de chevet, dont la Neutre n'avait pas dépassé les dix premières pages. Avec un soupir, elle baissa les yeux, sans dire un mot. Damien se détacha de la porte pour se rapprocher et s'assoir par terre, juste en face d'elle.
— Il y a eu un problème avec Colin ? tenta-t-il, désireux qu'elle se confie vraiment à lui. Tu as découvert que derrière son apparence de gentil louveteau, se cache un loup féroce qui va te tromper avec d'autres petites louves lors des...
— Arrête de raconter n'importe quoi, marmonna-t-elle en faisant mine de lui envoyer un léger coup de pied. Colin est parfait. Trop parfait, même.
Le fiancé rêvé, songea-t-elle en prenant une inspiration.
— Ça veut dire quoi ça, "trop parfait" ? la taquina-t-il en feignant d'être exaspéré. N'ose pas prétendre que son seul défaut est d'être un mauvais amant, parce que d'après ce que j'ai entendu lors de sa dernière visite nocturne en cachette, je...
Le coussin qu'il se reçut dans la figure le réduisit au silence.
— N'aborde pas le sujet des "visites nocturnes", car grâce à la fenêtre que j'entends s'ouvrir tous les soirs afin que tu files je ne sais où, j'aurais des choses à dire ! le mit-elle en garde.
Pour unique réponse, il s'esclaffa. Alisée reprit sa morne contemplation de la robe de mariée, tandis que son frère jouait avec la manche de sa chemise blanche. Il ne chercha plus à l'interroger, ayant sûrement compris qu'il n'obtiendrait aucune explication.
— Tu n'es pas sortie de cette chambre de toute la journée, commenta-t-il au bout d'un moment. Ça te dirait d'aller faire un tour ?
La Neutre ouvrit d'abord la bouche pour refuser, mais voyant venir ses protestations, Damien ajouta :
— Promis, nous n'irons pas vers l'océan. Je sais que tu te plains tout le temps que l'air marin ne réussit pas à tes cheveux.
En effet, elle abhorrait le front de mer, où les gens hurlaient toujours de toutes parts et où les odeurs de poisson rendaient l'air irrespirable.
— Côté désert, alors ? tenta-t-elle avec une ébauche d'entrain.
Son frère se leva et la tira par la main pour l'inciter à quitter le bord de son lit, puis acquiesça :
— Côté désert.
Son sourire fut la dernière chose qui illumina la vision, avant que celle-ci ne s'évanouisse, quittant brusquement l'esprit d'Alisée.
Plongée dans l'obscurité, la vampire conserva longtemps les yeux fermés, espérant prolonger ce rêve venu d'un autre temps. Un temps si lointain qu'il ne lui paraissait pas l'avoir véritablement vécu, pareil à s'il appartenait à une autre existence, une vie antérieure dont elle ne gardait que des réminiscences diffuses. La froide perle salée qui roula sur sa joue la ramena finalement à la réalité.
Une réalité sombre et chargée d'un lourd silence, que nul rire de ses frères et soeurs ne venait éclairer.
— Ex... Excusez-moi, bafouilla-t-elle en se détournant afin d'essuyer son unique larme.
Incapable de soutenir le regard du roi, elle fixa quelques secondes le parquet brillant du salon de musique, tout en prenant d'amples inspirations pour se calmer. Hormis la peine, un autre sentiment la tenaillait : la colère. Une atroce colère, envers cette fille pathétique et égoïste qu'elle était quatre-vingt-deux ans plus tôt. Que n'aurait-elle pas donné pour la gifler et la secouer comme un prunier !
Souhaitant s'épargner une nouvelle crise devant le monarque, elle prit une ultime inspiration, s'assura que ses yeux étaient secs, puis se tourna vers lui. Rencontrant ses iris azur, elle chercha à y déceler une lueur, un éclat, n'importe quoi qui puisse lui faire comprendre qu'il connaissait Damien.
Or elle eut beau chercher, elle ne trouva rien de tout cela. Au contraire, elle n'y lut que de lourdes excuses.
— Je... Je suis désolé, déclara-t-il, en réponse à sa question silencieuse. Je ne pense pas avoir déjà croisé la route de votre frère.
Sincèrement navré pour elle, il esquiva son regard et contempla le sol à son tour. Même si elle n'avait pas laissé naître beaucoup d'espoirs quant à la possibilité qu'il se souvienne de son aîné, elle ne put réfréner une violente vague de déception. Cette fois, tu l'as définitivement perdu. Toujours bien décidée à maîtriser ses nerfs, elle secoua la tête pour se ressaisir.
— Ce n'est pas grave, affirma-t-elle d'une voix trahissant un léger tremblement. Je vous remercie malgré tout d'avoir... essayé.
Ne voyant pas quoi rajouter de plus, elle s'éloigna lentement vers la sortie de la pièce. Seulement, un détail la retint.
— Vous m'aviez dit que ce serait moi qui déciderais quand la vision se couperait, commença-t-elle, peu sûre d'elle. Sauf qu'il ne me semble pas avoir fait quoi que ce soit pour qu'elle s'arrête.
Non pas qu'elle aurait souhaité revivre la suite de ce souvenir, loin de là... Mais elle devait avouer que quelques secondes de plus, ainsi à nouveau entourée de sa famille, n'auraient pas été de refus.
— J'ai décidé de rompre la connexion, avoua-t-il en lui faisant face. Je me suis dit que j'en avais suffisamment vu pour comprendre que je ne connaissais pas Damien. Croyez-moi, mieux vaut ne pas rester trop longtemps perdu dans ses souvenirs...
Il jeta un bref coup d'oeil au piano, ce qui intrigua Alisée. Sa curiosité ne surpassa pas néanmoins sa mélancolie persistante, et elle reprit la direction de la porte après avoir hoché la tête. Lorsqu'elle posa la main sur la poignée dorée, la voix d'Adrian l'interpella une dernière fois :
— Je... J'ignorais que vous aviez été mariée.
Venant de lui, on aurait pu s'attendre à ce que son ton soit moqueur ou sarcastique, or il était étrangement neutre. La vampire ignorait ce qu'elle aurait lu dans son regard si elle avait eu la force de se retourner.
— Je ne l'ai jamais été, se contenta-t-elle de répondre en ouvrant le battant.
Puis sans attendre un instant de plus, elle disparut dans le couloir.
Elle songea d'abord à passer voir Danila pour tout lui expliquer, cependant elle ne s'en sentait pas d'attaque. Regagner calmement sa chambre lui parut être la meilleure option, alors ce fut ce qu'elle fit, ayant à peine conscience de ceux qu'elle croisait sur son chemin. Elle crut distinguer Branwell au détour d'un couloir, apparemment en pleine discussion passionnée, mais elle ne lui prêta aucune attention.
Une fois arrivée chez elle, elle s'adossa à sa porte et attendit que les larmes viennent. Les images désormais fraîches de son souvenir repassaient en boucle dans son esprit, des sourires de ses petites soeurs aux taquineries de Damien, ainsi que du contact de sa main dans la sienne. Désormais qu'elle était seule, le moment aurait été idéal pour se lamenter sur son sort un bon coup... mais pas le moindre sanglot ne la secoua.
Bien sûr, l'orage préférait forcément éclater devant un public, durant les moments les plus inappropriés. Sinon, ce ne serait pas drôle.
Avec dépit, elle considéra quelques instants le livre qui traînait sur sa table de chevet. Peut-être s'en voudrait-elle jusqu'à la fin de ses nuits d'avoir pensé cela, cependant elle réalisa qu'elle ne voulait pas se prendre la tête avec les personnages complexes de la Trilogie des Âmes. Si tu n'étais pas une buveuse de sang, tu te serais demandé si tu as de la fièvre, songea-t-elle tristement. De toute façon, elle doutait même qu'une lecture légère telle que Quatre mariages et un bain de sang ou Lettres à Gabriella eut pu la divertir.
Elle se résolut donc à se mettre au lit et à laisser le sommeil venir, désireuse d'échapper à son esprit agité. Après tout, le soleil n'allait pas tarder à se lever.
Toute sa bonne volonté ne parvint guère à la faire sombrer vers le royaume des songes. Avoir si clairement revécu cette scène précise la ramenait sans cesse vers celle qui avait suivi et dont elle gardait en mémoire chaque détail. Elle tenta de refouler les images qui l'assaillaient, mais celles-ci s'accrochaient à elle, refusant de la laisser leur échapper.
Une fois de plus, ses pensées la plongèrent quatre-vingt-deux ans auparavant, à l'entrée du désert, quelques heures après que Damien et elle soient partis de chez eux...
Elle se souvenait encore de l'astre du jour incendiaire qui brûlait haut dans le ciel bleu. Faisant ondoyer le sable jaune qui encerclait alors la jeune Alisée, il était capable de cuire un oeuf en quelques minutes, ainsi que de faire tomber dans les pommes les moins habitués à une telle température. Quoique le désert fût tout près de la capitale de la Terre des Loups de l'Ambre, peu de courageux osaient s'y aventurer tant le soleil y tapait fort. Tout là-bas représentait un véritable cauchemar pour ceux qui haïssaient la chaleur étouffante...
Un paradis pour ceux qui l'adoraient.
— Damien ! s'était-elle exclamée, alors qu'ils s'approchaient d'une ligne de démarcation formée par des piquets. Nous allons bientôt dépasser la limite autorisée ! Qu'est-ce que tu fais ?
— On va juste sur cette dune, avait-il répondu en grimpant avec agilité sur une butte de sable. Promis, on s'arrête après.
Habituée à monter sur ces imposants monticules glissants, sa soeur l'avait suivi, les muscles de ses cuisses en feu. L'effort en avait valu la peine, puisqu'une fois arrivés au sommet, Damien et elle s'étaient assis à même le sable, afin de contempler un paysage à couper le souffle.
Ce tableau restait encore gravé dans l'esprit de l'immortelle : les habitations de la capitale qui s'étendaient au loin, suivies par l'océan. Le bleu azur de ce dernier se confondait avec celui du ciel, donnant l'impression que l'un et l'autre ne faisaient qu'un. Le soleil se reflétait à la surface de l'eau, éclairant le roulement des vagues qui progressaient lentement vers les étendues de plages interminables. Les Neutres avaient même perçu l'agitation du port, où d'impressionnants bateaux en provenance de la Terre du Topaze étaient amarrés. Ils apportaient régulièrement matériaux et provisions, l'aridité de la Terre de l'Ambre empêchant ses habitants de subvenir à tous leurs besoins.
— Si des gardiens nous trouvent ici, ils vont nous passer un sacré savon, n'avait pu s'empêcher de faire remarquer Alisée.
Le désert avait beau être magnifique, il ne mettait pas à l'abri des attaques de bêtes sauvages, nombreuses à proliférer dans la région. Des hyènes, des reptiles venimeux ou encore des lions... En général, les animaux n'entraient pas au sein de la ville, mais il leur arrivait parfois de rôder à ses abords. Des gardiens veillaient à ce qu'aucune menace ne s'approche de trop près, et dissuadaient les intrépides loups-garous ou Neutres de s'aventurer vers les dunes.
— Vois les choses du bon côté, avait fait Damien en jouant avec des grains de sable. Si nous écopons d'une interdiction de sortir de chez nous pendant deux jours, tu rateras ton mariage...
Il avait paru s'attendre à ce qu'elle réplique, or elle s'était contentée de garder le regard perdu au loin.
— Je ne vois pas pourquoi tu en fais toute une histoire, avait-il déclaré après un temps de silence. Tu n'as qu'un seul mot à dire et on annule tout.
— Damien...
— Arrête, l'avait-il coupée avec un sérieux qu'il arborait rarement. Je refuse que tu épouses quelqu'un que tu n'aimes pas.
— Mais j'aime Colin ! s'était-elle écrié, et il avait compris qu'elle ne mentait pas. Ce n'est pas ça le problème !
Elle avait pris sa tête entre ses mains, se sentant telle une stupide héroïne capricieuse de l'un de ses livres. Cependant, elle n'avait pu garder plus longtemps ce qui pesait sur son coeur :
— J'aime Colin, avait-elle affirmé. Je sais que si je me marie avec lui, je serais heureuse. D'une manière ou d'une autre.
Et c'était la vérité. Lorsqu'ils avaient été fiancés à l'âge de treize ans, ils n'étaient pourtant que des inconnus l'un pour l'autre. La riche famille lycanthrope de Colin recherchait une magnifique jeune fille, bien portante et avec les meilleures manières possibles, afin d'épouser leur unique fils et pérenniser l'héritage familial. Celle d'Alisée avait désespérément besoin d'argent pour nourrir leurs six enfants et la protection — aussi bien financière que contre les rapts de Neutres — offerte par ces fiançailles représentait une opportunité rêvée. Après avoir été mis en contact, les deux pères avaient entretenu une correspondance pendant quelques mois, jusqu'à ce que celui de la jeune fille vienne s'installer avec sa famille dans la ville où vivait le futur fiancé.
Les deux adolescents, même s'ils avaient chacun consenti à cet arrangement, n'avaient que peu demandé à se retrouver dans une telle situation et s'étaient débrouillés tant bien que mal pour apprendre à se connaître. Heureusement, au fil des années, une sincère complicité avait commencé à naître entre eux, jusqu'à se transformer en véritables sentiments.
Un parfait joli conte, digne des plus beaux romans de la Neutre.
— Colin n'est pas le problème, avait-elle repris. C'est simplement que... Une fois que nous serons mariés, nous mènerons une vie ordinaire dans cette ville, sans jamais pouvoir espérer autre chose. Sa fortune repose sur les pierres précieuses que l'on trouve au fond des mines près d'ici. Nous ne pourrons ni vivre autre part, ni nous éloigner très longtemps, je...
Elle s'était interrompue, ayant l'impression d'être affreusement égoïste, stupide et mille autres qualificatifs accablants. Lorsqu'elle repensait à l'attitude de cette pauvre abrutie, la vampire avait envie de la traiter de toutes les insultes possibles.
— Je croyais que les environs te plaisaient, s'était risqué Damien. Si...
— Bien sûr, je ne me plains pas de ça... C'est juste que... Oh ! Je m'exaspère toute seule !
Elle n'avait osé le regarder, se doutant qu'il devait certainement la prendre pour la reine des gamines insupportables. Au lieu de se moquer d'elle, il lui avait attrapé la main, l'encourageant à continuer.
— Je... Je crois qu'au fond de moi, j'ai toujours espéré pouvoir vivre autre chose que cette vie. Je sais que c'est le rêve de tout le monde de mener une existence paisible aux côtés de la personne que l'on aime, surtout pour un Neutre, mais...
— Ce n'est pas ton rêve, avait complété Damien.
Honteuse, elle avait levé les yeux vers les siens et hoché la tête.
— Et qui t'a dit qu'une fois mariée, tu serais obligée de calquer ta vie sur celle de Colin ? Nous pourrons très bien partir tous les deux quand tu le voudras. Ton fiancé n'est pas du genre possessif, ce qui est rare chez un loup-garou ! Quand on te dit qu'il est parfait, cela inclut aussi le fait que contrairement à ce que ses parents espéraient, il ne veut pas faire de toi un trophée muet dont on ne demande jamais l'avis...
Alisée avait légèrement retrouvé son sourire, forcée d'avouer qu'il disait vrai. Peut-être lui aurait-il suffi de parler à Colin de ses craintes à ce sujet et il aurait su la rassurer. Évidemment, petite sotte, voulait aujourd'hui hurler la buveuse de sang.
— Tu sais, tu es vraiment difficile, l'avait gentiment taquinée Damien, incapable de l'envisager comme une capricieuse, la comprenant mieux qu'elle ne se comprenait elle-même. Si tu ne veux pas de ton fiancé, moi je l'épouse sur-le-champ.
Elle s'était mise à glousser, tout en caressant le sable du bout de ses doigts. Ce doux contact avait toujours réussi à l'apaiser.
— Malgré tout, avait-il ajouté avec plus de sérieux, si tu décides de tout laisser tomber, nous partirons ensemble et voyagerons à travers le monde entier.
— Tu dis n'importe quoi...
— Au contraire, je suis certain que nous pourrions nous débrouiller. Je jouerai de mon violon partout où on voudra bien m'entendre et tu assommeras avec tes livres tous ceux qui me jetteront des tomates ! Je me ferai repérer par l'orchestre du Grand Alpha et nous deviendrons assez riches pour envoyer de l'argent à papa et maman.
Son idéalisme la dépassait toujours.
— Je te rappelle que nous sommes des Neutres et que...
— Parfait ! l'avait interrompue une grosse voix les ayant fait sursauter. Deux Neutres au milieu du désert, vois-tu ça, Calder ? Et des morceaux de choix, en plus !
Damien et Alisée n'avaient pas eu le temps de réagir que les deux nouveaux venus s'étaient jetés sur eux et... Non. La vampire refusait de revivre en détail ce cauchemar-là.
Elle se concentra sur les rideaux de sa chambre, derrière lesquels on devinait d'infimes traces des rayons du soleil. L'image de ce dernier suffit à lui rappeler de nouvelles bribes ensevelies. Les coups reçus partout sur son corps. La gifle pour l'étourdir et qu'elle arrête de se débattre. Les chaînes métalliques qui lui coupaient les poignets. La cage. Son frère qui hurlait à leurs agresseurs de la laisser tranquille et qui réussit juste à recevoir d'énièmes blessures...
Les ongles que l'immortelle enfonça dans ses paumes la tirèrent de ses sombres pensées.
Du sang s'écoula sur ses draps et elle se redressa brusquement afin d'ouvrir la petite porte de sa table de chevet. Par chance, une fiole d'hémoglobine s'y trouvait encore et elle la vida sans réfléchir. Ses mains tremblantes échappèrent ensuite la bouteille, répandant avec fracas des morceaux de verre sur le parquet. Elle échappa un petit cri, qui se transforma ensuite en un sanglot déchirant.
Voilà où le stupide caprice d'une future mariée l'avait menée.
Sur le chemin pour devenir un monstre.
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