Chapitre 12 - La bibliothèque
Des dizaines d'étoiles scintillaient au-dessus d'Alisée. Les yeux perdus dans les chandelles brûlant sur le lustre du grand hall, elle laissait sa vision se flouter, transformant les flammes en étincelles dorées. Ce spectacle lui rappela qu'elle n'avait pas pris l'air depuis longtemps. Une balade dans les jardins du palais lui ferait sans doute le plus grand bien... si encore les bosquets n'étaient pas infestés de courtisans ricaneurs. De toute façon, les véritables étoiles devraient patienter.
Cela faisait quelques minutes qu'elle attendait Jae-Sun et Danila, afin de se rendre à la bibliothèque. Elle avait passé la journée à trépigner d'impatience, presque incapable de fermer l'oeil ou de se concentrer sur sa lecture. Si ses deux nouvelles connaissances disaient vrai, elle retrouverait peut-être une trace de Damien grâce aux registres répertoriant les cadeaux reçus par le roi. Même si elle avait d'abord presque sauté de joie en apprenant leur existence, une question lui était ensuite rapidement venue à l'esprit : pourquoi Sa Majesté y consignait-elle ses offrandes ? Elle-même y figurait-elle déjà ? À son arrivée, hormis les curieux chefs de clans, personne ne lui avait demandé la moindre information à son sujet.
Si ces répertoires contenaient simplement le prénom des réservistes, il lui faudrait des jours avant de trouver le bon Damien...
— Alisée ! s'exclama Danila en descendant à toute vitesse l'un des deux imposants escaliers du hall. J'espère que nous ne vous avons pas trop fait attendre !
Son sourire lumineux étincelait davantage que toutes les chandelles du lustre. Ses yeux verts pétillaient du même éclat que la veille, et elle avait glissé un joli peigne argenté dans ses cheveux d'un châtain très foncé. Sa gaieté ranima aussitôt tous les espoirs et la joie de la belle vampire.
— Je venais juste d'arriver, mentit-elle alors qu'elle était descendue dans le hall un bon quart d'heure avant minuit. Merci à vous d'être venus.
— Avec plaisir, déclara Jae-Sun en finissant de descendre les marches tout en boutonnant sa veste noire. J'ai un conseil prévu dans environ deux heures, mais je vais commencer les recherches avec vous.
Même s'il se montrait moins démonstratif que Danila, il paraissait sincèrement désireux d'apporter son aide. Après avoir côtoyé les plus fourbes habitants du château, se pouvait-il qu'elle soit tombée sur les plus bienveillants ? Elle l'espérait, cependant elle ne relâcha pas totalement sa garde pour autant. Lorsqu'elle avait quémandé des informations sur eux à Nessa, la domestique n'avait pas mis une minute avant de comprendre de qui elle parlait :
— Monsieur Song est le meilleur chef de clan de la Terre des Vampires, avait-elle affirmé avec une conviction impossible à remettre en doute. Si vous tenez absolument à fréquenter des personnes importantes, vous pouvez lui accorder votre confiance les yeux fermés. Il est un peu timide et réservé, mais ne fait jamais d'histoires. Et sa protégée, mademoiselle Song, est adorable et très bien élevée.
Face à tant d'éloges, Alisée n'avait pu que rester impressionnée. La femme de chambre semblait se montrer assez méfiante avec les courtisans, donc si elle encensait ceux-là, ce ne devait pas être injustifié. Néanmoins, elle n'oubliait pas que Nessa ne vivait également que depuis peu de temps au château. Le piège tendu par Branwell et Beatricia l'avait quelque peu échaudée, et elle préférait éviter un nouveau séjour dans les appartements du roi...
Les trois vampires se mirent en route vers la bibliothèque, qui se trouvait dans l'aile ouest du palais. Il fallait monter jusqu'au sommet d'une large tour, qui abritait entre autres les chambres des gardes du corps de la princesse. Pendant le trajet, Danila expliqua que des dizaines de soldats s'employaient à protéger Son Altesse, ce qui la surprenait :
— Je n'ai jamais compris leur utilité. Rien qu'en croisant son regard, on comprend qu'elle serait capable de nous arracher le coeur en un seul tour de main... Je ne l'apprécie pas trop, pour être honnête. Au moins, avec Beatricia, on sait à quoi s'attendre, mais il est impossible de savoir ce que pense la princesse. À vrai dire, je ne lui ai jamais parlé, mais...
— Tu sais à quel point je hais les commérages, l'interrompit Jae-Sun d'un air qui se voulait réprobateur.
Elle s'excusa, puis reprit son bavardage quelques secondes plus tard. Le chef de clan leva les yeux au ciel avec un sourire, sans plus chercher à la dissuader. Alisée écouta attentivement ce qu'elle disait, avide d'en découvrir plus sur certains aspects de la Cour qui lui échappaient. D'après ce qu'elle comprenait, la princesse ne s'entendait avec presque personne, pas plus qu'elle ne cherchait à user d'amabilité avec quiconque.
Vu la population qui semblait graviter autour de chez elle, on ne pouvait lui en tenir rigueur.
Les larges portes claires de la bibliothèque leur apparurent bientôt. Danila se tut et tourna doucement la poignée, comme on le ferait de celle d'un sanctuaire. Elle fit signe à Alisée d'entrer à sa suite et...
Pour une fois, la vampire fut heureuse d'en être une. Car si elle avait été une Neutre ou une louve, son coeur aurait cessé de battre.
Qualifier cet endroit de simple "bibliothèque" serait passé pour une vulgaire insulte : cette pièce incarnait une véritable déclaration d'amour aux livres. Des milliers — non, des millions — d'ouvrages tapissaient les immenses parois circulaires. Celles-ci s'élevaient jusqu'à un gigantesque dôme de verre, à travers duquel scintillaient la lune et les étoiles. Sa surface se distinguait à peine, si bien que l'on se croyait directement sous la voute céleste.
Une envoûtante odeur de papier flottait dans l'air. Elle se mélangeait à celle de la cire fondue des bougies, qui éclairaient de petits espaces de lecture se devinant au milieu des rayonnages. Alisée huma ces senteurs, tout en fermant les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, rien de toutes ces merveilles n'avait disparu.
Il lui avait fallu cent deux ans, mais enfin, elle venait de trouver son paradis.
— Ça fait toujours cet effet quand on entre ici pour la première fois, la taquina Danila devant son état d'émerveillement. Personnellement, ce sont surtout ces étoiles qui me fascinent. On a envie de monter au sommet des étagères pour les toucher...
La réserviste hocha machinalement la tête, or dans son cas, c'était surtout la quantité de livres dont regorgeait cet endroit qui la stupéfiait. Rien qu'à imaginer le nombre d'histoires qui l'attendaient, elle sentait les larmes lui monter aux yeux.
— Est-ce que nous pouvons vraiment avoir accès à tout cela ? s'enquit-elle après être quelque peu redescendue de son nuage.
Ces ouvrages devant certainement appartenir à la famille royale, elle s'étonnait que n'importe qui puisse entrer en ce lieu.
— Il me semble que certains livres sont si anciens qu'ils sont trop fragiles pour être touchés, répondit Jae-Sun. Mais autrement, toute personne vivant au palais peut consulter les autres.
Elle savait désormais où elle allait passer la plupart de son temps... Cependant, seuls les registres importaient pour le moment. Elle demanda où ils se trouvaient, et le chef de clan les guida à travers les rayonnages. Les couleurs vives des dos des livres lui criaient de venir vers eux, lui promettant qu'elle allait rencontrer de tous nouveaux personnages et parcourir de lointains univers. Peut-être même en retrouverait-elle quelques-uns qu'elle avait dû abandonner sur la Terre des Loups. Elle s'imaginait déjà en train de lire tranquillement sur l'un des petits fauteuils, profitant de ce doux calme apaisant et de cette atmosphère enchanteresse.
Ils parvinrent sans tarder devant une petite étagère qui différait de ses voisines, chargée de carnets aux couvertures sombres entassés les uns sur les autres. Elle se trouvait face à l'une des parois circulaires, qui apparemment, étaient réservées aux romans.
— Si votre ami a été offert à Sa Majesté il y a quatre-vingt-deux ans, il doit se trouver par ici, indiqua Jae-Sun en désignant vaguement une rangée désordonnée. Le problème, c'est qu'une année peut être couverte par plusieurs registres. Il va nous falloir chercher dans chacun d'eux.
Il prit au hasard l'un des carnets, puis l'ouvrit à la première page. Des dizaines de noms s'alignaient en colonnes, écrits d'une écriture si mince qu'il fallait plisser les paupières pour la lire.
— Normalement, chaque ligne comporte le nom d'une personne, une ou deux informations à son sujet lorsque c'est possible, la date de son arrivée, ainsi que celle de son départ si elle est... partie.
Alisée hocha la tête, tâchant de trouver à ce dernier mot les significations les moins dramatiques possibles.
— Je propose que nous prenions chacun un carnet et que nous nous installions dans le salon juste là, reprit-il en désignant un petit espace où trois sièges étaient disposés en cercle autour d'une table basse. Dès que nous en avons fini avec un registre, nous le mettons de côté pour ne pas avoir à parcourir le même deux fois.
— Vous êtes vraiment sûrs que cela ne vous embête pas ? Vous devez avoir autre chose de plus intéressant à faire, c'est déjà très gentil de vous être déplacés jusqu'ici, je peux me débrouiller pour...
— N'y pensez même pas ! la coupa Danila en tapant dans ses mains avec enthousiasme. Cela vous prendrait des mois si vous deviez le faire toute seule. En plus, j'adore chercher des choses dans de vieux livres, ça a un petit côté mystérieux !
Et elle ne fut pas en peine, car le début de leurs recherches s'avéra particulièrement infructueux. Ils enchaînèrent ligne après ligne, page après page, carnet après carnet, sans trouver la moindre trace de Damien. Tant de noms défilaient sous les yeux d'Alisée qu'elle finissait par ne plus savoir comment s'appelait son frère. La quantité de cadeaux que recevait le roi l'étourdissait, surtout que la plupart ne restaient que quelques jours à la Cour... La colonne "informations complémentaires" était souvent désespérément vide, signe que même si elle retrouvait le prénom de son aîné, elle ne pourrait être absolument certaine qu'il s'agissait de lui.
— Vous n'avez vraiment aucune idée de la date à laquelle il est arrivé ici ? lui redemanda Jae-Sun au bout d'une heure.
Il lui avait déjà posé la question avant qu'ils ne commencent à chercher, afin de cibler encore plus précisément certains registres. Sauf que la vampire était incapable de lui répondre.
Elle ignorait combien de temps s'était écoulé entre leur enlèvement et leur séparation. Des mois, lui semblait-il. Le soleil d'été commençait à brûler le sable de la Terre de l'Ambre lorsque leurs ravisseurs leur étaient tombés dessus et les avaient enfermés dans des cages. La traversée du désert pour rejoindre la Terre du Diamant lui avait paru affreusement longue... Rien qu'au souvenir de ces journées passées sous la chaleur assommante, pliée en quatre entre ces grilles qui la maintenaient prisonnière, secouée par les cahotements de la charrette peinant à avancer dans le sable, elle sentait la nausée lui monter. Si Damien n'avait pas été là, elle serait morte au milieu de ces terres arides qu'elle avait pourtant tant aimées.
— Ce devait être à la fin de l'été ou au début de l'automne, supposa-t-elle. Mais... Je ne peux pas en être vraiment certaine.
Hors de question de leur donner plus de détails. Son trouble devait déjà être suspect pour une "simple connaissance".
— Ne vous inquiétez pas, vous finirez par le retrouver, assura Jae-Sun en se levant de son petit fauteuil. Pardonnez-moi, mais je dois assister à un conseil des chefs de clan en présence de Sa Majesté. Ça ne t'embête pas que je parte, Danila ?
L'interpellée leva les yeux au ciel avec un petit sourire.
— Si, j'ai peur qu'Alisée prenne un livre pour m'assommer pendant ton absence et... Oh j'oubliais ! ironisa-t-elle. Je ne peux pas mourir, quelle chance !
Il poussa un soupir, puis leur souhaita simplement de trouver ce qu'elles cherchaient.
— Excusez-le, reprit-elle une fois qu'il fut suffisamment éloigné. Il a un peu tendance à me surprotéger.
Alisée ne put que sourire face à sa mine gentiment renfrognée.
— Vous avez l'air de beaucoup compter pour lui. Vu les sacrés numéros qui règnent au palais, c'est normal qu'il s'inquiète...
Bien qu'elle soit une vampire, Danila paraissait si... fragile. Physiquement, elle devait être aussi forte que n'importe quel autre immortel, mais l'éclat qui brillait dans ses yeux semblait si rare que l'on voulait à tout prix le préserver. Malheureusement, quelques années de plus en tant que buveuse de sang finiront sans doute par l'éteindre, songea la réserviste avec tristesse.
— Il me considère comme sa petite soeur, expliqua Danila. C'est lui qui m'a transformée et m'a amenée à la Cour, il y a quatre ans. Il est à la fois mon grand frère et mon meilleur ami. Sauf qu'il oublie parfois que même si j'ai plus de cent cinquante ans de moins que lui, je ne suis pas complètement naïve et stupide.
C'était quelque chose que beaucoup de vampires tendaient à faire : prendre pour des gamins immatures tous les individus dont l'âge ne dépassait pas les deux chiffres.
— Je crois que Branwell et Beatricia sont de bons exemples pour montrer qu'un demi-millénaire d'existence ne rime pas avec sagesse, s'amusa Alisée avec un clin d'oeil.
Un gloussement répondit à sa remarque, puis elles reprirent toutes les deux leur quête d'un Damien. Elles épluchèrent chaque page avec une minutie redoublée. Le nombre de carnets restants à parcourir commençait à diminuer, amenuisant leurs chances de trouver celui qu'elles cherchaient.
S'il ne figurait pas dans les registres datant de quatre-vingt-deux ans auparavant, alors soit il n'avait pas été offert au roi, soit son acheteur avait attendu quelques années avant de le faire. Dans le premier cas, elle l'aurait probablement perdu pour toujours, étant donné qu'il ne lui resterait plus aucun moyen de mettre la main sur lui. Dans le second, des dizaines, voire des centaines d'archives les attendraient encore...
— Tous ces gens offerts à Sa Majesté ont vraiment vécu au palais ? demanda-t-elle au bout d'un moment, sceptique devant toute cette accumulation de noms.
— Je ne m'y connais pas trop, mais je crois que le roi en remet certains à des chefs de clans ou d'autres courtisans. Par exemple, si un chef préside l'Attribution, il peut choisir de conserver une personne pour son... loisir personnel. Avec l'accord de Sa Majesté, bien sûr. Tout cela est horrible, je vous l'accorde.
Elle repensa à Branwell, qui avait proposé au monarque de la "récupérer" s'il ne la désirait pas. Que devenaient les personnes qu'il gardait ? Elle préférait ne pas le savoir, et pria pour que Damien se soit bien fait accepter par le roi. Qui te dit que derrière ses airs de bon souverain qui répond à ses sujets et traite bien ses domestiques, il n'est pas pire que McLawrence ? s'agaça-t-elle face à sa propre imbécilité. Pour son bien, il valait mieux que son frère se soit fait refuser par tout le monde, quitte à ce qu'elle ne le revoie jamais.
— Et pourquoi tous les cadeaux du roi sont-ils consignés ici ? À quoi cela sert-il de noter tous leurs noms ?
— Je n'en ai aucune idée, reconnut Danila en haussant les épaules. Je demanderai à Jae-Sun, peut-être qu'il le sait.
Alisée ne se posa pas plus de questions. Les heures suivantes les amenèrent à terminer les registres correspondant aux dates qu'elles ciblaient. La réserviste eut une fois un faux espoir, avec la présence d'un "Damian", que ses yeux fatigués transformèrent en le prénom de son frère.
— Vous ne voulez pas boire quelque chose ? lui proposa sa partenaire de recherches en se penchant afin d'ouvrir un tiroir de la table basse.
Elle en sortit une petite bouteille remplie de liquide écarlate, ainsi que deux verres.
— Vous êtes sûre que ce sang est assez frais ? s'inquiéta la belle vampire. Qui sait depuis combien de temps il traîne là ?
Même pour des immortels, une indigestion d'hémoglobine trop vieille ne se révélait jamais très agréable...
— Comme celui qui est dans notre chambre, il est changé par des Neutres en début de soirée. Et puis il y a aussi des pains de glace dans cette table. Apparemment, c'est un bon moyen de garder le sang à une bonne température, tout en faisant travailler l'économie du nord du royaume.
Tandis qu'elles s'accordaient une courte pause boisson, la plus jeune se lança dans des théories quant à la manière dont la glace parvenait jusqu'au palais sans être à moitié fondue. Alisée l'écouta tout en appréciant le contenu de son verre. Un peu honteusement, il lui fallait admettre que l'essence vitale des Neutres l'aidait à éclaircir ses pensées et optimisait ses capacités vampiriques. Ce fut avec une vitesse et une concentration accrues qu'elle s'attaqua aux registres qui dataient de moins de quatre-vingt-deux ans.
Danila effectuait sa tâche avec le même sérieux qu'elle, sans se plaindre à aucun moment. La réserviste ignorait comment elle pourrait la remercier d'exécuter un si pénible et ennuyeux travail pour une inconnue.
Comme le soleil n'allait plus tarder à se lever au-dessus du dôme de verre, elles se mirent d'accord pour terminer la lecture de leur carnet en cours, avant de reporter le reste au lendemain. Après toutes ces pages de déception, Alisée consultait les dernières de cette nuit avec une certaine lassitude. Ses yeux erraient sur les noms, plus vraiment surpris de ne rien trouver d'intéressant...
Si bien que lorsqu'ils s'arrêtèrent sur un nom qui ne lui était que trop familier, elle cligna les paupières plusieurs fois, comme pour dissiper un mirage.
Que lui disait son père à propos du désert, quand elle était petite ? Qu'il pouvait nous faire entrevoir ce que nous désirions le plus au monde, sans que cette chose ne nous soit accessible. Pourtant, jamais elle n'aurait désiré voir ce nom inscrit sur ce registre.
Ses mains se mirent à trembler, en même temps qu'un énorme noeud se formait dans sa gorge. Elle entendit à peine Danila l'interpeller alors qu'elle laissait tomber le carnet au sol. Par pitié, implora-t-elle. C'est impossible. Pas... Pas elle.
Car elle ne venait pas de retrouver son frère, mais sa petite soeur.
Nehanda. Originaire de la Terre des Loups de l'Ambre. Clan Fegari. Partie.
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