Sacrifice
Tic.
Tac.
Tic.
Tac.
Les secondes, puis les minutes s'égrenaient à une vitesse qui lui semblait affreusement lente. Elle enfouit son visage dans ses mains qui dépassaient à peine de ses manches bleu marine trop grandes. Puis elle se frotta légèrement les yeux en secouant la tête tout en grattant ses pieds nus l'un contre l'autre. Elle était assise, les coudes sur la table devant elle, attentive au moindre bruit. Elle commençait à avoir chaud. Mais elle ne devait pas bouger. Pas avant qu'Il n'arrive. Elle laissa échapper un soupir. Les portes, les fenêtres étaient verrouillées, et elle était seule. Mais c'était la seule solution pour que cela s'arrête. Tous ces massacres qui décimaient la ville... Elle seule en était la cause. Quand un étrange message fut diffusé partout dans les bâtiments publics ainsi que dans les médias, provenant apparemment de ce serial killer qui rôdait, jamais elle n'aurait imaginé entendre son propre nom. C'était elle qu'il voulait. Et tout s'arrangerait. Elle avait été choquée, et avait longuement hésité avant de se décider.
Elle serait le sacrifice qui mettrait fin à ces meurtres.
Le bourdonnement d'un moustique résonnait dans la salle. La bête s'écrasa silencieusement sur la vitre, la tâchant de sang, puis glissa jusqu'à tomber sur le rebord de la fenêtre. Les rideaux flottèrent. La fenêtre s'ouvrit violemment puis claqua en grinçant. C'était le sixième étage.
Il était là.
Elle déglutit. Elle pouvait entendre son coeur tambouriner et sentait sa poitrine se serrer si fort qu'elle haletait bruyamment. Elle sentit un doigt crochu lui soulever le menton. Elle leva la tête en essayant de garder une expression neutre, il ne devait pas voir qu'elle avait peur. Surtout pas. Il daigna enfin se montrer, se rendant visible rien que pour elle. Etouffant un cri, ses yeux s'écarquillèrent. C'était donc lui, le monstre, le démon qui terrassait la ville. Rien à voir avec ce à quoi elle s'attendait.
Habillé élégamment en majordome, avec un costume noir cintré fait sur mesure dont la poche de poitrine laissait entrevoir la fine chaîne dorée d'une montre à gousset haut de gamme ainsi qu'avec des chaussures impeccablement cirées, se tenait un homme. Enfin, ce qui ressemblait à un homme. Il enfila habilement ses gants blancs qui cachaient ses doigts crochus. Elle leva les yeux. Et croisa le regard de deux prunelles cramoisies qui étincelaient. Qui ne reflétaient rien. Elle avait beau les fixer, elle n'y voyait pas son reflet, ce qui lui fit froid dans le dos. Puis elle continua à le détailler. Il faisait preuve d'une patience étonnante. Elle aperçut deux oreilles de lapin noires et majestueuses qui surplombaient des cheveux noirs ébouriffés de manière subtile. Surprise par ce détail qui ne semblait pas avoir sa place sur la tête d'un serial killer, elle fronça les sourcils et pencha la tête d'un côté. Son stress diminua un peu. Peut-être ne lui voulait-il pas du mal après tout...
Il lui adressa un sourire narquois, dévoilant légèrement des crocs aiguisés et accentuant ses traits parfaits. "Princesse." Sa voix rauque la fit frissonner. Elle tenta de se reculer avec sa chaise, mais il se pencha vers elle et se rapprocha en un rien de temps. "Avez-vous peur?" Même si elle tentait de mentir, elle savait qu'il détecterait tout de suite l'effroi qu'il lui inspirait dans sa posture et sa gestuelle qu'elle n'arrivait plus à contrôler. Elle ne répondit pas. Il connaissait déjà la réponse.
"Qui je suis?" Il avait lu dans ses pensées. Cela ne l'étonnait même plus. "Votre humble serviteur. Le plus dévoué, Madame." murmura-t-il d'une voix mielleuse tout en faisant une révérence appuyée d'un sourire amusé. Il prit sa main et la baisa délicatement. Elle ne montrait même plus de résistance, n'arrivait plus à penser et se laissait faire telle une poupée, comme si elle avait été ensorcelée. "Pourquoi?" parvint-elle à faiblement chuchoter. Il se tenait maintenant droit et servait avec raffinement le thé qui était apparu de nulle part. "Parce que vous me l'avez demandé, Madame." Sa tête lui faisait mal. Horriblement mal. Prise de vertiges, elle plissa les yeux tout en secouant la tête, les mains sur les oreilles et serrant les dents. Un bruit strident lui perça les tympans. Elle tremblait, convulsait, les traits de son visage étaient déformés. Finalement, elle se calma puis esquissa un petit sourire en coin. "Princesse?" fit-il avec un grand sourire, presque innocent. Elle se leva, sans lui faire face. "Ne m'appelez plus Princesse, mon chou." murmura-t-elle d'un ton autoritaire, le visage fier et la tête bien haute. "Je serai bientôt, très bientôt, reine." ajouta-t-elle. "Assurément Madame. Vous voilà enfin de retour..." Elle s'étira un peu puis déclara : "Allons-y. Il nous reste encore quelques petits détails à régler, Hal."
Le trône du Roi de L'Ombre, son père, lui revenait. Après tout, c'était elle l'aînée d'une fratrie de 7 soeurs, et elle se considérait bien évidemment comme la plus douée. Mais pour les départager, son père leur avait imposé une épreuve: Tuer des petites filles qui leur accordaient leur confiance telle une grande soeur de coeur, dans les délais impartis.
Mais elle eut un léger contretemps. L'une de ses soeurs, peu importe laquelle, lui avait jeté un sort pendant la compétition. Elle avait à peine eu le temps de chuchoter quelques mots aux grandes oreilles d'Hal, avant de perdre la mémoire et de devenir une simple humaine, terrorisée et inoffensive. C'était comme ça dans leur famille, la fin justifie les moyens. Triche? Non, la triche n'existait pas, c'était seulement un "moyen convénient de gagner" comme les autres. Heureusement, l'effet n'avait pas duré très longtemps. Hal sortit sa montre à gousset sous son regard impatient. Il restait dix minutes. Elle se mordilla la lèvre inférieure tout en fronçant les sourcils. Dix minutes... Heureusement qu'elle avait pris beaucoup d'avance au début de l'épreuve. Mais elle était maintenant en quatrième position, et il lui fallait au moins encore six fillettes pour égaliser le score de celle qui était actuellement en tête. Elle se rongea distraitement les ongles. Il ne restait pas assez de temps pour gagner la confiance de six fillettes, puis les tuer. Peut-être en se faisant passer pour leur maîtresse d'école? Non, l'école la plus proche était à huit minutes et quarante secondes exactement. Impossible. Ah! Pourquoi cette histoire de confiance et d'affinités? Elle aurait tellement aimé juste les tuer de sang-froid, avec à chaque fois un stratagème ingénieux, puis se délecter enfin de leurs âmes tendres et sucrées... Assez. Il fallait agir. Vite. D'un seul regard, Hal comprit ce qu'elle désirait faire. Elle sentit ses bras fermes et protecteurs l'entourer, alors qu'il sortait agilement par la fenêtre, fonçant dans les airs vers l'école la plus proche. Elle ne pouvait s'empêcher malgré le contexte de savourer son contact, humant son parfum raffiné et masculin. Mais il la déposa délicatement au sol très rapidement. Ils étaient arrivés. Plus que cinq minutes. Ils arpentèrent longuement les corridors, espérant trouver des petites filles. Mais l'école était déserte. En retournant vers l'entrée, jetant un oeil au tableau d'affichage, soudain elle comprit. Les autorités avaient lancé une alerte serial killer, et décrété la fermeture temporaire de toutes les infrastructures accueillant des enfants. Elle laissa échapper un grognement de rage, tapant violemment du pied. Plus que deux minutes et trente secondes.
Tic Tac, Tic Tac, Tic Tac. Les secondes s'égrenaient à une vitesse infernale. Alors elle leva la tête et fixa ses yeux rubis. Jamais elle ne se déclarerait battue, pas tant qu'il lui resterait encore un tour dans son sac.
"Hal, feriez-vous vraiment tout votre possible pour mon bonheur?" Elle vit à son expression torturée qu'il avait compris. La dernière règle. La dernière chance. Elle le fixa d'un air déterminé. Alors, sans un mot, il la prit soudainement par la taille et l'embrassa, la prenant par surprise. Elle avait les yeux écarquillés, mais elle sentait les larmes monter et une douleur poignante dans sa poitrine. C'était leur premier baiser. Mais il était teinté de regret et de mélancolie et avait un parfum d'adieu. Le temps semblait s'être arrêté. Leurs lèvres se séparèrent et ils s'enlacèrent tendrement, se berçant mutuellement. Ses douces oreilles noires étaient fléchies de tristesse. Tic, Tac. Il ne restait que quelques secondes. Dix exactement. Alors elle se mit sur la pointe des pieds et posa doucement ses lèvres sur la pointe de son oreille droite. Puis elle lui chuchota: "Je suis désolée." Son expression se tordit de douleur. Elle lui avait littéralement arraché le coeur. Elle le pressa entre ses mains, le réduisant en poussière. Il tomba violemment sur le béton et se colora rapidement d'une teinte écarlate. Elle se pencha et lui ferma délicatement les yeux, tout en caressant son visage. Temps écoulé. Il fallait repartir.
L'homme qu'elle aimait secrètement depuis toujours, aussi longtemps qu'elle se souvienne, et qui l'aimait également, avait servi de sacrifice à son ascension au trône. Mais il le fallait. Elle se revit jouer joyeusement avec Hal quand ils étaient petits. Il était toujours resté à ses côtés, même en grandissant. Bien qu'il était devenu majordome de la famille, c'était comme s'il était son majordome personnel, car il passait la plupart de son temps auprès d'elle.
"Rendre un homme éperdument amoureux et le tuer, rapporte dix points" Quelle règle ironique!
Alors qu'elle était aux portes du royaume de son père, elle tenta de rendre son visage ravagé par les larmes présentable. En entrant dans le palais, elle vit la mine satisfaite de son père. Ses six soeurs étaient alignées à ses côtés, bien droites. Après lui avoir adressé ses félicitations, son père, arborant un ait de défi, fit une requête surprenante: "Maintenant... Tue-les toutes."
Elle tua ses six soeurs sur le champ, comme un petit soldat.
Mais quand elle eut fini, son père s'était éclipsé.
Les mains tremblantes et dégoulinantes de sang, elle comprit tout.
Tout avait été planifié.
Pour qu'elle devienne une souveraine sans attache, sans coeur et sans pitié, prête à tout pour aboutir à ses fins.
Telle était la reine que le Maître de l'Ombre avait façonnée. Elle s'écroula au sol, effarée.
Et le rire glacial et démoniaque d'un vieil homme retentit.
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