sans titre
19 janvier 2024
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Forcément, je tremble. Ça me fait toujours tout drôle de formuler les choses à haute voix, et d'avoir quelqu'un qui écoute au bout du fil. Il a bien écouté. Il a beaucoup parlé aussi et je faisais exprès de ne pas répondre tout de suite pour qu'il continue et que sa voix remplisse l'espace, remplisse mon oreille, ma tête, mon corps tout entier. Je fixais le dessin de la grenouille psychédélique sur le mur de ma chambre et mon chat ronronnait tout près de mon autre oreille.
Est-ce qu'il m'a écouté et répondu pour récupérer un semblant d'amitié, ou juste parce que c'est comme ça ? C'était la première fois, ou presque, qu'il nous créait un moment rien qu'à nous. Qu'il prenait son temps et me le tendait en disant : « tiens, c'est cadeau, juste pour toi parce que tu es toi ».
Avais-je déjà dit tout ça en détails à quelqu'un ? Je ne suis pas sûr. Parce qu'il ne faut pas inquiéter les ami·es et parce que les autres n'ont rien demandé ; parce qu'au fond ça ne sert à rien. Sauf que si je tremble autant en racontant juste un fragment de mon quotidien (« le monstre énorme et dégueulasse », comme il a dit), c'est qu'il y a une sacrée couille dans le pâté. C'est bizarre.
Encore une fois, pourtant, il commence par dire « ça va ? » et dix minutes plus tard je lui dévoile un repli de mon cerveau. Il est doué pour percer les couches. Il est doué pour mettre les gens à nu, pour prendre juste ce dont il a besoin ; il le fait tellement subtilement, cela dit. Tellement doucement, délicatement, silencieusement... Si je ne faisais pas gaffe je m'en rendrais à peine compte. Sa manière de faire est vraiment fine. On entend bien dans sa voix qu'il s'en fout, et c'est ça le pire. Dans ses mots, aussi. J'ai bien fait de lui demander pourquoi. Parce que le groupe, parce que faire mon travail aussi bien que possible. Certainement pas parce qu'on est « potes », certainement pas parce qu'il m'apprécie. Parce que quand quelqu'un te dit ça, c'est dur de juste répondre ok et passer à autre chose. Fort bien. Fais les choses selon un protocole, alors. Fais les choses parce que c'est ce que les gens font. Tu n'es pas capable de faire preuve de spontanéité, d'adaptation dans une relation ; tu n'es pas capable de faire les choses uniquement pour les gens, et Sartre te haïrait. Tu es procédurier et scolaire, et j'aurais bien aimé voir ta tête pendant cet échange, pour confirmer ce sourire en coin et ces yeux qui brillent que tu as toujours, et que je pressentais à travers le téléphone.
D'ailleurs, je confirme : tu es encore et toujours un mauvais ami. Parce que tu m'as dit que « ces petits moments, ils sont rares mais ils existent et c'est là qu'on peut discuter seul à seul ». Parce que les amitiés sont des bouche-trous dans ton emploi du temps, un truc que tu cales pendant tes trajets en voiture et les soirs où tu n'as rien de prévu. Quelque chose de négligeable dans tous les sens du terme ; peu importe comment tu te comportes et combien d'amis tu perds ainsi, tu en trouveras toujours de nouveau, à cause de cette saloperie de charisme que tu as et qui attire les gens comme des moustiques un rai de lumière. L'amitié chez toi a une place marginale, malmenée et dévalorisée, à la frontière de ton cœur, dans le placard à balais parce qu'il n'y avait que là qu'il restait de la place. C'est moche de voir l'amitié comme ça. Chez moi, il y a le palace de l'amitié et le reste dans des cabanons autour : c'est l'inverse. C'est pour ça que tu es un mauvais ami à mes yeux et pour moi. Tu fais les choses à moitié.
Il faudrait que j'appelle Z pour lui demander ce qu'elle en pense, mais comme elle est dans une bonne phase par rapport à toi, je doute que sa réponse soir objective.
- Est-ce que tu me demanderas si tu as besoin de parler ?
- Je pense pas.
Tu as ri, un peu tristement.
- Parce que je suis un mauvais ami, c'est ça ?
- Noui... Je sais pas.
Je n'avais pas envie de te blesser. Tu avais l'air meurtri par cette accusation. Ça t'a fait mal que je te dise que tu es un mauvais ami. Est-ce qu'on te l'avait déjà reproché ? Oui, sans doute. Aussi franchement que moi ? Peut-être pas.
Qu'est-ce que tu veux chez moi ? Qu'est-ce que tu veux saisir chez moi, attraper entre tes doigts pour ne plus jamais le lâcher et ainsi me tenir dans ta paume ? Ne t'ai-je pas déjà donné assez ? Je t'ai donné toutes mes histoires. Sauf celle de mon père, et c'est bien comme ça. Tu ne mérites pas que je te la raconte et tu ne mérites pas que je te dise de front que j'ai revu mon père. Tu ne mérites rien.
Il y a des choses à travailler en thérapie, je crois bien.
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