Royce
- Je crois que Royce est en train de tomber amoureux.
Je pose distraitement au sol les deux poignées de portières que je viens de démonter. Perdu dans un fourbi de pensées plus sombres qu'une nappe de pétrole, les yeux braqués sur la carrosserie d'une caisse trop bien foutue que je fixe pourtant sans vraiment la voir, il me faut un moment pour percuter.
En principe, je fais pas vraiment gaffe à ce que raconte Hunter: ce type a élevé la connerie au rang de discipline olympique et la merde qui s'échappe de sa bouche est au mieux inintéressante. C'est juste un bruit de fond un peu désagréable auquel on finit par s'habituer, comme ces sons emmerdants que font les mômes avec leurs bouches et qu'on apprend à ignorer. J'ai décroché y a vingt minutes dès qu'il a commencé à se plaindre à propos de son estomac qui fait trop de bruit.
Quand l'aberration qu'il vient de sortir finit par effleurer ma cervelle anesthésiée, je bugge. Je sursaute brutalement et redresse la tête aussi sec pour fixer ce débile. J'ai avalé ma salive de travers et je me retrouve à tousser comme un abruti pour éviter qu'elle finisse dans mes poumons.
Putain de merde!
C'est quoi ces conneries, encore? Qu'est-ce qu'il vient de dire?
Ah parce qu'en plus du reste, t'as des problèmes de surdité? Joue pas au con, t'as très bien entendu, Walters.
Debout à quelques mètres dans ses vêtements de travail dégueulasses, l'enjoliveur qu'il vient de séparer de la roue à la main, Hunter m'adresse son sourire de tête à claque. Normalement, je serais déjà en train de réfléchir à l'allure du sourire en question si je supprimais quelques dents à l'équation mais je suis trop choqué pour y penser.
Paralysé, la mâchoire tellement crispée que je me demande si je pourrais à nouveau bouger cet os un jour, je fixe en silence le boulet qui nous fait office de compagnon de misère. Qu'est-ce qui lui prend de balancer un truc pareil? Il a intérêt à s'expliquer, putain. Et rapidement s'il tient pas non plus à découvrir ce que donnerait son sourire de barjo avec quelques incisives en moins.
Bordel, si c'est Diego qui a ouvert sa gueule...
Et pour dire quoi? Continue Walters, ça devient intéressant.
Malaise.
Je jette un rapide coup d'œil à l'accusé le temps d'évaluer la situation, juste histoire de voir s'il mérite aussi que je lui refasse le portrait. Ce serait pas dans mes habitudes mais s'il se met à répandre ce genre de rumeurs sur mon compte, je pourrais bien réviser mes limites.
Il s'est redressé pour m'observer et je vois bien que ce bâtard se mord l'intérieur de la joue pour ne pas sourire. Y en aura au moins un que la situation amuse parce que c'est pas du tout mon cas. J'ai vraiment pas la tête à endurer leurs conneries pour le moment.
T'as jamais la tête à rien.
Je me détourne pour me concentrer sur l'autre débile. Je ne le lâche pas des yeux à part pour me pencher par la portière ouverte de son tacot pourri et couper l'autoradio qui crache son poison auditif et me grille les neurones depuis une bonne heure.
Hunter soupire et je hausse les sourcils à son intention pour lui faire comprendre que ma patience atteint ses limites mais il a pas l'air de capter. Il fronce les deux traits blonds presque invisibles qui lui servent de sourcils et se gratte l'arrière de la tête.
C'est pas possible d'avoir l'air aussi con. On dirait un putain de personnage de BD.
- Tu m'expliques? je siffle sans desserrer les dents.
- Mais c'est qu'il parle, souffle Diego en sifflotant, l'air de rien.
Je ne relève pas.
Ça doit faire une demi-heure qu'ils s'amusent à me chercher tous les deux en espérant me délier la langue. Mais j'ai rien à dire et ces caisses vont pas se repeindre toutes seules. Taper la causette ne m'avancerait à rien. Plus vite on aura terminé notre job, plus vite je pourrais me barrer d'ici.
Peut-être même que je me soulerais la gueule. Ouais je vais faire ça. J'ai juste envie de tirer un trait sur cette journée de merde.
Profite bien de ta soirée ducon, parce que demain sera pas mieux.
Ouais, et idem pour les jours d'après. L'espace d'une seconde déprimante, je les vois nettement s'enchainer avec une lenteur mortelle, aussi insipides les uns que les autres. Rien à attendre, rien à espérer. Aucune surprise mis à part un potentiel retour à la case prison.
Pourtant ça a toujours été comme ça. Rien de nouveau sous le soleil flinguant de cette île de faux-culs. Mais rien que de penser à la suite, je suis crevé d'avance. J'aimerais bien savoir ce qui a changé.
En fait, j'aimerais bien l'ignorer.
Je sais très bien pourquoi ces derniers temps, ma vie ne ressemblait plus trop à... ma vie. Je le sais, c'est ça qui craint. C'est comme de marcher H24 dans un tunnel sombre sans jamais en apercevoir le bout. On avance parce qu'y a rien d'autre à foutre. Alors forcément, quand on voit de la lumière, on a envie de s'arrêter. Juste deux minutes.
Et merde...
Tu dérailles, Walters.
Carrément.
- Accouche, je presse Hunter en revenant à la réalité.
Il me dévisage, l'air complètement paumé.
- C'était juste une blague, il se défend. J'essayais pas d'insinuer que t'es mécanophile ou un truc trash du genre.
Hein?
Je me fige pour le dévisager, hébété. Qu'est-ce qu'il est en train de me chier?
- De quoi tu parles?
- Bah tu sais... mécanophile, c'est bien les mecs qui baisent avec leurs bagnoles, non? il demande confirmation en se tournant vers Diego alors que mes mâchoires finissent par se décrocher de stupéfaction.
Mais il est pas bien ou...
- C'est quoi le rapport? je le pousse, excédé.
- Ça fait dix minutes que tu fixes cette caisse avec un air chelou. J'ai cru que t'étais sur le point de lui déclarer ta flamme ou une merde dans le genre. Remarque, je te comprends mec, il embraye avec un clin d'œil sur un ton presque sérieux en effleurant le capot de manière suggestive. Même moi, je crois qu'elle me fait de l'effet. Si jamais elle te fout un râteau, dis lui bien que ...
Il parlait de la Lamborghini. Je décroche de sa diarrhée verbale avec un bref soupir de soulagement et envoie un fuck mental à Diego qui ricane sous cape, toujours agenouillé à l'arrière de la bagnole.
Je souffle par le nez quand Hunter relance la daube qu'il appelle musique mais le laisse faire sans commenter en balayant la caisse en question d'un regard vague.
Ouais, elle est sexy. Une Miura vert anis de 1966. Sacré bolide, il pique les yeux. Racé. Puissant. J'ai rarement vu de lignes aussi pures. Les courbes sont aiguisées et souples à la fois. Même à l'arrêt, ce genre de caisse transpire la vitesse. On en fait plus des comme ça aujourd'hui. Les voitures, c'est comme la musique, plus le temps passe et plus ça devient de la merde.
- C'est vrai qu'elle est pas mal, j'admets vaguement avec un haussement d'épaules en contournant la bête pour retirer les phares et débrancher les connecteurs.
Une seconde, j'hésite à les laisser en place en me figurant la tronche que tirerait Williams si je passais accidentellement un coup de peinture sur ces lampes d'origine. Je m'abstient par respect pour le véhicule plutôt que pour son propriétaire qui commence à me sortir par les yeux.
- T'es sérieux, là? Tu peux me la refaire en un peu moins blasé, man? s'indigne Hunter en embrassant la carrosserie. Bosser sur ce genre de bébés, c'est pour ça qu'on existe, non? Tu réalises? C'est ouf! Répète après moi: c'est-ouf!
Il a gueulé ça sur un ton surexcité en se frappant la tempe du plat de la main comme pour mieux réaliser.
- C'est juste une bagnole, je marmonne en ignorant son hoquet de stupeur et le regard insistant de Diego qui me colle à l'arrière du crane.
Je hausse une épaule et me retranche dans ma tête. Je me concentre sur la vitre que je suis en train de recouvrir d'un cache pour éviter de laisser mes pensées repartir en sucette.
Bizarrement, bosser sur cet engin de la mort ne me fait ni chaud ni froid. À une autre époque, j'aurais probablement décrété que la terre a jamais rien porté de plus beau que ce bijou, même si, contrairement à ce que peut croire Hunter, c'est pas du tout ce qui occupait mes pensées y a cinq minutes. J'ai pas l'intention de le détromper sur ça.
- T'es qu'une merde, râle le blond sur un ton plus dépité que si j'avais sauté sa mère. Je pensais pas me retrouver aussi près d'une Miura 66 avant d'être au paradis. C'est... c'est dément!
Je suis moins surpris de l'entendre avouer qu'il croit encore qu'une connerie comme le paradis existe que par le fait qu'il pense avoir sa place dans le grand jardin. Est-ce qu'il faut aussi qu'on lui explique qu'y a pas plus de père Noel que de mécanos pleins aux as?
- Si j'avais le choix entre toucher cette caisse et baiser Beyonce, il insiste, je prends la caisse direct! Toi, Diego?
- Hum?
- La caisse ou Beyonce?
- Je sais pas, Beyonce est canon...
- Putain, vous êtes sérieux? L'écoute pas bébé, fait mine de s'offusquer l'autre con en recouvrant le rétroviseur de la lambo comme si c'était une oreille. Aucune chatte au monde ne vaut cette merveille.
Et après c'est moi qui ai des vues sur une bagnole...
- Passe quelques années en taule et on en reparle après, marmonne Diego.
- Attends, t'as vu m'a gueule d'ange? J'me ferais jamais coffrer.
Diego secoue la tête et je jette pour la centième fois un coup d'œil à travers l'ouverture du garage. Je ravale un soupir de soulagement - j'en suis pas encore rendu à ce degré de pathétisme. Penché sur le nouveau petit cheval tacheté, Boyd est toujours dans le pré. Qu'il y reste. Le voir mettre à exécution son projet de rencard équestre est la dernière chose dont mes nerfs ont besoin en ce moment.
- T'attends quelqu'un? demande Diego avec cet air entendu qu'il prend quand il pense avoir pigé un truc et qui me casse royalement les couilles.
Je me détourne de l'entrée aussi sec.
- Ouais, ta mère.
Je me baisse pile à temps et la clé à molette qu'il vient de me balancer à la gueule frôle mon oreille.
- Vas te faire mettre.
- Où est-ce que Williams a trouvé des trésors pareils? s'étonne Hunter qui est visiblement resté bloqué sur ces bagnoles. Je veux dire, je savais qu'il était riche mais là, il est carrément... riche!
- Il est carrément dans la merde, ouais, le reprend Diego en recouvrant d'adhésif les cavités vides des lampes que je viens de retirer.
Il a pas tort mais il ferait mieux de la boucler. Globalement, j'ai confiance en Hunter mais tenir sa langue fait pas partie de ses rares compétences. Diego intercepte mon regard d'avertissement et la ferme aussitôt.
Ne pas poser de question, ça fait parti du taf. C'est même pas implicite: le deal est clair. Williams aurait pu embaucher n'importe quel professionnel pour refaire la face à ces bagnoles, c'est pas pour nos beaux yeux qu'il nous a filé le job.
Hunter hausse les sourcils et je le rattrape sèchement par la bretelle de son bleu de travail une seconde avant qu'il s'adosse à la caisse qu'on vient juste de repeindre.
- Fais gaffe, putain!
- Désolé mec. Alors... vous croyez qu'elles ont été volées?
Non, à coup sûr Williams a frotté une lampe magique et demandé au génie de lui refiler neuf caisses de millionnaire en toute légalité.
- Je crois surtout que tu devrais fermer ta gueule, je l'avertis froidement avant de m'accroupir pour envelopper les pneus dans des housses.
J'ai jamais été aussi concentré sur un travail qu'en ce moment. Tant que je bosse, je pense pas à... je peux plus ou moins avoir la paix. Mon cerveau fait un break, mes pollutions mentales s'éloignent. J'ai bien l'intention que ça reste comme ça le plus longtemps possible. Si l'autre bouffon pouvait la boucler, ce serait parfait.
- Non parce que j'ai pas envie de me salir les mains, il déconne.
Faut croire que quelques minutes de silence, c'est déjà trop demander. Je lui jette un coup d'œil blasé. Il a beau ne pas s'être autant corrompu que Diego et moi, ses mains sont pas plus propres que s'il les avait trempées dans la merde. Et je suis sympa.
- Vous pensez pas qu'il va essayer de les exfiltrer?
Quel terme est trop compliqué pour lui dans "tu devrais fermer ta gueule"?
Je sais pas trop ce que Williams compte faire de ces pièces de collection, ni d'où il les tient, et je m'en branle pas mal. Même si on bosse comme des pros, les couches de peintures qu'on est en train de passer sur ces véhicules représentent quand même une sacrée perte de valeur et il en a forcément conscience. Ca m'étonnerait qu'il soit prêt à ce genre de sacrifice pour un caprice d'ordre esthétique. En plus vu les couleurs sombres et neutres qu'il nous a imposées, je me fais pas trop d'illusion sur ses projets.
N'empêche, il peut pas être con au point de penser que neuf bagnoles de cette trempe pourront passer crème aux douanes. Même pour un type puissant et friqué comme lui, le culot a ses limites. Qu'il essaye de sortir en plein jour avec une seule de ces voitures et mes clefs de bagnoles au feu qu'il se fait contrôler.
J'espère pour lui qu'il a un plan qui tient la route. En fait... non. Je m'en tape.
Hunter insiste en se laissant glisser contre le flanc de la voiture pour poser son cul au sol.
- Ce serait risqué, non?
Qu'est-ce qu'il en a à foutre? Je hausse une épaule.
- Ce serait surtout marrant qu'il essaye. Et qu'il se fasse choper, je décrète avec un rictus torve.
- Fais pas ton connard, ce type est cool. Imagine qu'elles aient vraiment été chourées. À votre avis, ça lui vaudrait quoi de se faire cramer dans un trafic de voitures volées? Il pourrait faire de la taule, vous croyez?
Je hausse une épaule en me penchant pour ramasser le pistolet de peinture qui m'a déjà servi pour la caisse précédente et secoue le fil pour défaire les nœuds.
- On s'en branle. Quelques années au trou lui feraient pas de mal à cet enculé.
Je le pense vraiment. À une époque j'en aurais rêvé. Aujourd'hui, ça n'a plus trop d'importance même si, franchement, ça m'embêterait pas de ne plus l'avoir dans le décor. Williams en sait beaucoup trop sur moi et rien que l'idée me tord l'estomac.
Il fait jamais allusion à rien mais j'ai tout le temps l'impression qu'il garde ce joker au chaud dans sa poche. Qu'il m'ait embauché et me rémunère une petite blinde ne change rien au problème, quelques soient ses putains de raisons.
- C'est vrai que ce serait fun, s'incruste Diego au moment où j'envoie un premier nuage bleu terne sur la carrosserie fluo.
Je lui jette un coup d'œil méfiant avant de ramener les yeux sur mon travail pour éviter de repasser plusieurs fois sur la même zone. Il a prit un deuxième pistolet et fait la même de l'autre côté. Il fixe la caisse sans faire attention à moi mais il a cette expression...
Je peux presque le voir poser le piège. Je sais pas où mais il l'a casé quelque part et si je fais pas gaffe, je vais foutre le pied dedans. Je l'emmerde. J'ai pas envie de jouer à ça maintenant.
- C'est ce que je viens de dire, je confirme sans me mouiller.
- Mais t'es pas un peu curieux?
- Non.
- Moi si.
- Tant mieux pour toi.
- Curieux de quoi? demande Hunter comme le con qu'il est, toujours à côté de la plaque.
Il doit considérer qu'il a fini son taf parce qu'il s'est allongé sur la bâche qu'on a installée sur le sol du garage pour épargner le béton lissé de Williams - je sais même pas pourquoi on se donne cette peine. Un bras passé sous sa nuque, il s'amuse à éclater les bulles de la protection en plastique.
Putain mais qui nous a foutu un mioche pareil sous le bras?
- Je me demande ce qui se passerait pour les gens qui habitent ici si Williams se faisait arrêter, lâche Diego l'air de rien.
Hein? Qu'est-ce qu'il...
Merde.
J'avais pas du tout pensé à ça.
Je me fige et m'oblige à décrisper les doigts sur le pistolet avant de faire des coulures. La nuque raide comme une buche, je m'interdis de lever les yeux. Je suis presque sûr de savoir où Diego veut en venir mais pourquoi? Qu'est-ce qu'il cherche? Si son but est de me faire chier, il s'y prend comme un chef.
Son regard me troue le front. Je m'arrange pour l'ignorer. Il continue comme si de rien était.
- Ils sont tous ici parce que Williams est là, du coup, ils se tireraient sûrement de l'île. Les maçons, les jardiniers, la gouvernante, les autres employés... Lily, il ajoute sur un ton plus bas presque narquois qui me chatouille les nerfs.
Ma tête se redresse toute seule alors que je saute dans le piège à pieds joints. Diego me fixe en silence, l'air soudain sérieux. Ses yeux fouillent les miens à la recherche de... de quoi? Je le fusille du regard. À quoi il joue, bordel? J'ai fait ce qu'il m'avait demandé alors qu'est-ce qu'il gagne à remuer le couteau dans... à m'emmerder avec ça?
" Tu n'es pas celui que je croyais"
Je serre les dents quand sa voix, que j'avais réussi à éclipser jusque là, s'invite à nouveau dans mon crane, sous ma peau.
- Et alors? demande Hunter et son timbre me parvient de loin, partiellement atténué par le vacarme qui s'incruste dans mon propre crane. On s'en fout, non? Sauf pour Lily! Cette fille est cool, je comprends pas ce que t'as contre elle, mec.
- C'est vrai ça, qu'est-ce que t'as contre elle, mec? se marre Diego en haussant les sourcils avec son sourire de connard.
" Tu n'es pas celui que je croyais".
Mon pistolet tombe au sol avec un bruit mat quand je le relâche et éclabousse mes boots d'une gerbe de peinture bleu. Mon sang s'agite dans mes veines, pulse de plus en plus vite, me brule la peau et je déglutis en ouvrant et refermant les poings presque convulsivement pour conserver les vestiges de contrôle qui me restent.
Autant essayer de capturer de la fumée avec mes doigts. Je le sens qui m'échappe, à un doigt de se barrer. Je ne lâche pas Diego du regard et lui envoie une bonne droite en pensée. Au rictus moqueur qu'il affiche, je sais qu'il l'a bien reçue, mais il ne bronche pas et me dévisage avec un air de défi, genre "qu'est-ce tu vas faire?"
À quoi tu joues, vieux?
Pendant quelques minutes, on n'entend plus que le mauvais rap que les enceintes du 4x4 nous vomissent sans interruption. J'écoute sans vraiment l'entendre une fausse racaille millionnaire décrire une vie qui ressemble probablement plus à la mienne qu'à la sienne.
Hunter fait la navette entre Diego et moi en essayant de capter ce qui lui échappe. Après un combat visuel que je finis par perdre, je détourne les yeux pour balancer un coup de pieds dans le première truc à ma portée: une petite Chrysler d'une couleur absurde, style rouge à lèvre de pute.
La tôle épouse la forme de ma bottine dans un bruit de choc, la carrosserie prend cher. Merde. Je dois une nouvelle portière à Williams. Avec un grognement dégouté, je m'écarte de tous les autres objets couteux que je risquerais de devoir rembourser de ma poche.
Mes mains agrippent sèchement une touffe de mèches humides de sueur au sommet de mon crane et je tire dessus en respirant lentement par le nez . Les relents chimiques de gasoil me montent à la tête et brouillent légèrement mes pensées.
C'est ce qu'il me fallait. Je suis presque calmé quand Hunter ouvre à nouveau sa grande gueule.
- Au fait, Michael a visé juste, tu crois? il me lance en m'adressant un sourire de connivence qui me retourne l'estomac.
Bordel!
Je me redresse, les narines frémissantes, et le toise de toute ma hauteur. J'espère sincèrement pour lui qu'il est pas en train de penser à ce à quoi je crois qu'il pense. Diego doit se dire la même parce qu'il s'est subtilement déplacé de quelques mètres, assez pour se retrouver entre le blond à la langue trop bien pendue et moi.
- Développe, je lâche entre mes dents serrées.
- Ben, tu sais... est-ce que Lily est genre... vierge?
L'enculé! Il va se bouffer mon poing, ça lui remettra les idées en place! J'ai pas fait deux pas vers lui que Diego me barre le chemin. Les deux mains appuyées sur mes épaules, il secoue la tête.
- C'est bon, laisse tomber hermano, il souffle près de mon oreille. Tu sais qu'il parle sans réfléchir. Il comprend pas.
Ouais.
Si je savais pas déjà qu'Hunter a la mauvaise habitude de balancer tout ce qui passe par sa tête d'attardé, si j'étais pas certain qu'il fait jamais rien dans le but de me nuire, je me serait pas gêné pour lui péter le nez à lui aussi. À la place, je remue l'épaule pour me dégager de la poigne de Diego.
Je ne lâche pas l'affaire pour autant et pivote vers le blondinet le moins fûté que la terre ait porté.
- Qu'est-ce que ça peut te foutre? je crache dans sa direction.
Il me dévisage, vaguement inquiet, l'air de se demander ce qui a pu déclencher ma colère. Quand j'y pense, c'est plutôt logique. Parler salement des meufs ne m'a jamais posé de problème, au contraire, de ce point de vue là, je suis sûrement le moins respectueux de nous trois. Une "saleté de connard misogyne" d'après Mia, je songe avec un rictus sinistre.
Comment est-ce qu'il pourrait savoir qu'entendre d'autres mecs parler d'elle comme si elle était une espèce de friandise intéressante me donne envie de foutre mon poing dans un mur?
- J'en sais rien, il répond prudemment avant de décréter, Curiosité mal placée.
- Ta curiosité, tu sais où tu peux te la foutre?
Toujours avachi sur la bâche, Hunter lève les deux mains en signe de reddition et lance un coup d'œil étonné en direction de son pote avant de revenir à moi.
- Allez mec, me dis pas que tu t'es jamais posé la question. Les meufs avec qui on baise ont toutes la porte grande ouverte. Perso, je me suis jamais fait une vierge et vo... Aie! Putain! il gueule en se massant la cheville que Diego vient de balayer sèchement d'un coup de pompe.
- Des fois tu ferais mieux de fermer ta gueule, l'avertit le latino pendant que je serre les poings à en faire craquer mes jointures déjà amochées.
- Ok, c'était stupide, j'aurais pas dû demander. Oublie, il ajoute dans ma direction.
- Ouais, ça vaut mieux, je siffle en massant ma nuque tendue. Et pourquoi tu me poses cette question à moi, de toute façon?
- Ben... je me disais qu'elle te l'aurais peut-être dit.
Je secoue la tête et plisse le front en ignorant le sourire en coin de Diego qui a croisé les bras sur son torse et me fixe, pas crédule. Il me gonfle.
- Pourquoi elle me raconterait un truc pareil? je fais mine de railler Hunter comme si y avait rien de plus barré que l'idée de Lily me confiant un truc aussi perso.
Et c'est vrai que ça l'est, barré. C'est pas comme si ce renseignement m'était utile ou quoi. Pourquoi elle m'a parlé de ça, déjà?
Parce que tu le lui as demandé, ducon.
- Pourquoi? répète le blond comme si j'étais débile. Tu déconnes? Cette fille est dingue de toi. Elle te prend pour la huitième merveille du monde ou un truc dans le genre.
La huitième merveille du monde, rien que ça?
Je ricane en me passant une main sur le front, recule de deux pas vers la sortie, enfonce les doigts dans mes paupières fermées en essayant de ne pas laisser ces paroles se ficher dans ma cervelle.
Ça, c'est justement le genre de conneries que j'ai pas besoin d'entendre en ce moment. Je sens déjà une espèce de chaleur malvenue s'incruster entre mes poumons et je résiste à l'envie de me racler la peau à cet endroit pour l'en déloger.
Hunter se marre devant mon air sceptique.
- Je déconne pas, à l'heure qu'il est, elle est peut être en train d'écrire ton nom dans son journal intime avec plein de petits cœurs autour.
Je ne crois pas, non.
Je suis ni con, ni aveugle, je sais très bien que je lui plais. À Lily. Ou en tout cas, je lui plaisais.
" Tu n'es pas celui que je pensais".
Si elle était pas au moins un peu attirée par ma personne, elle se serait pas autant cassé le cul pour trainer avec moi, elle aurait pas enduré toutes mes conneries sans broncher. Mais ça ne compte pas, c'est que dalle. Juste une gamine qui a un peu craqué sur l'employé de son oncle, le mec un peu plus vieux, le connard de service.
Rien à voir avec la putain d'obsession que j'ai développée, une espece de fixette maladive qui vous ronge de l'intérieur, vous laisse diminué et complètement stupide. Bordel, si elle pouvait entrer dans ma tête deux minutes, elle flipperait à mort. Moi je suis dedans et je flippe à mort.
- Je l'aime bien, lâche bêtement le blond avec un petit sourire, l'air presque... attendri.
Décidément, elle fait vraiment un sale effet aux mecs, je suis pas le seul atteint même si je suis à un stade plus avancé et plus critique de la maladie.
- Ta gueule, je soupire en collant l'arrière de ma tête à l'une des barres métalliques qui soutiennent les étagères.
- Elle me fait penser à mon petit-frère, il continue comme si j'avais jamais ouvert la bouche.
Sur ce, il sort un sachet de ketchup de la poche de son jean, l'ouvre avec les dents et aspire la sauce avec un bruit de succion. Putain, il a décidé de me filer la migraine ou quoi?
- T'es cinglé, le rembarre Diego. Y a pas deux minutes, tu voulais la dépuceler, et là tu trouves qu'elle ressemble à ton frangin de quatre piges.
- J'ai jamais voulu me la faire, proteste l'autre avant de se tourner vers moi. Je sais que tu penses que toutes les petites filles riches sont des salopes mais elle, elle est... je sais pas. Elle est différente. Elle est cool. Celle-là... la bousille pas, il ajoute sur un ton trop sérieux pour lui qui capte mon attention.
Cette fois, le feu me bouffe les poumons, je manque d'air. Je suis mal. Je tire sur le col de mon T-shirt encore humide des conneries de l'autre bouffon de rouquin. Je réunis mes dernières réserves de sang froid pour jouer les connards et hausse une épaule en esquissant péniblement un quart de sourire malgré mes muscles faciaux qui refusent de coopérer.
- Je m'en tape de cette fille, alors relax. Je donne pas dans les vierges effarouchées. Je lui ai jamais demandé de s'enticher de moi.
- T'es con, râle un Hunter mi soulagé, mi consterné avant de passer à autre chose. J'ai faim, vous pensez qu'on peut s'incruster à la table des employés de Williams?
Je l'ignore, trop concentré pour garder mon attitude flegmatique, Diego ne lui prête pas plus attention. Ses yeux noirs sont braqués sur moi, son nez légèrement plissé de dégout. Il est en colère. Je sais pas trop comment, mais je l'ai énervé. Quand il ouvre la bouche, je sais déjà que c'est mauvais.
- Bah j'imagine qu'elle s'en remettra, il prédit avec un petit plissement de lèvres satisfait. L'indien est sûrement allé la consoler vu qu'il est plus avec les chevaux.
Quoi? Je pivote sur moi même et scanne le pré des yeux à toutes vitesse. Il fait déjà sombre mais ça m'empêche pas de remarquer que Boyd est plus à son poste. Merde. Il est passé où, putain? Si Lily et lui étaient sortis, je les aurais vu, non?
Eh merde, j'en sais rien.
Occupe toi de ton cul et laisse la vivre, Walters. Tu peux faire ça?
Je me retourne, passe une main nerveuse dans ma tignasse, croise le regard sardonique de Diego qui hausse les sourcils l'air de me dire "bien fait pour ta gueule", et trace vers la sortie.
- Attends, mec! Est-ce qu'on peut aller manger ou pas du coup? me hèle Hunter.
Je ne réponds pas. Je ne m'arrête pas, même quand il me vise avec son flingue à peinture pour attirer mon attention et m'en fout plein le dos. J'ai à peine mis un pied dehors que le chaos se déchaine entre mes deux oreilles, gangrène la moindre de mes pensées. La nuit m'avale en trente secondes.
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