Royce
Je suis à deux doigts de l'implosion et me concentre sur des détails insignifiants pour garder le contrôle. Le poids du sac sur mon épaule, la poussière qui se soulève à chaque fois que mes bottes foulent lourdement le sol.
S'il y a une chose que je supporte mal, c'est qu'on me menace. Personne ne m'impose quoi que soit à moins de vouloir réveiller la bête et goûter à mes poings. C'est une de mes limites. Évidemment, Williams n'en a rien à foutre.
" Si tu lui fais du mal, j'hésiterais pas à te descendre".
Je n'ai rien répondu et j'ai tourné les talons avant de faire une connerie. Je ne saurais pas exactement expliquer ce qui m'a retenu de lui faire avaler ses dents. La plupart du temps, j'évite les confrontations avec lui. Faire profil bas est loin d'être dans mes habitudes mais je m'en tiens généralement à ce plan vis à vis de Chris.
Il en sait beaucoup plus sur moi que la plupart des gens sur cette île. Il en sait beaucoup trop et cette idée me met mal-à-l'aise. Ça lui donne un avantage sur moi que je ne supporte pas, même si pour l'instant, il n'a jamais ne serait-ce que mentionné cette carte.
Je rumine encore ces pensées en pénétrant dans les écuries. L'odeur des chevaux et du foin m'agresse aussitôt les narines mais je n'arrive pas à décider si je la trouve désagréable ou si elle m'indiffère.
Les bêtes réveillées tendent leur cou vers moi à travers les ouvertures de leurs cabines et je m'assure de rester à distance, des fois qu'elles aient envie de donner des coups de dents. Je ne connais pas grand chose aux habitudes de ces animaux mais l'aperçu que m'a donné le gris me suffit pour décider de garder mes distances. Je me fige tout net en arrivant dans le fond de l'allée.
Lily est là.
Elle est tellement fluette et peu imposante que j'aurais pu la manquer. Je ne m'attendais pas spécialement à la trouver ici mais j'aurais pu m'en douter. C'est pas la première fois.
Elle est recroquevillée dans un angle du bâtiment sur une pile de cubes de paille au même endroit où je l'ai trouvée quand elle évitait les gosses de son âge. Franchement, ça doit bien être la seule fille de dix-huit ans qui peut trouver du plaisir à passer son après-midi enfermée dans un bâtiment sombre et poussiéreux au milieu d'une quinzaine de bêtes.
Elle a posé son menton sur ses genoux et a entouré ses jambes avec ses petits bras. Cette position lui donne l'air encore plus jeune si c'est possible. Son attention est focalisée sur la petite fenêtre juste à côté d'elle.
Je sais pas ce qu'elle fixe mais ça a l'air de la secouer parce que son front est légèrement plissé, ses lèvres entrouvertes et ses yeux dans le vague. Elle a même pas remarqué que j'étais là.
- Qu'est-ce que tu regardes comme ça? je demande sans pouvoir m'en empêcher.
Lily fait un putain de bond en m'entendant et manque de se casser la figure, même si elle n'est de toute façon pas assise très haut, et je pince les lèvres, amusé. Elle m'adresse un regard coupable que je ne comprends pas et se garde bien de répondre. J'ai déjà du mal à saisir ce qu'elle pense quand elle parle, c'est cent fois pire quand elle se tait.
Je balance mon fardeau par terre et le pousse du pied pour qu'il soit bien au milieu du chemin. Avec un peu de chance, Quinn se cassera la gueule dessus en apportant les autres sacs.
Lily fixe à présent les breloques multicolores qu'elle a aux poignets et qu'elle tripote à tout bout de champ. Elles sont pas très régulières et certaines n'ont même pas l'air terminées donc j'en déduis que c'est elle qui a dû les fabriquer.
N'empêche ça répond pas à ma question: qu'est-ce qu'elle était en train de regarder avec autant d'intérêt?
Ça ne te regarde pas, Walters, retourne bosser.
C'est vrai en plus. Putain, je me fatigue moi même.
- Alors? je la relance sans beaucoup d'espoir en m'apprêtant à rebrousser chemin vers la sortie.
Comme instinctivement, elle jette un nouveau coup d'œil par la petite lucarne et ses lèvres s'affaissent légèrement sur les cotés dans une moue déçue. Ça ne dure qu'un instant, elle reporte son regard clair sur moi dans la seconde.
J'aurais sûrement laissé tomber et tourné les talons si elle avait pas piqué un fard pile à ce moment. Je ne peux pas résister à cette minuscule brèche sur ses pensées. J'avale en deux pas l'espace qui nous sépare et m'incline au dessus d'elle pour voir ce qui attire à ce point son attention à l'extérieur.
Je ne mets pas deux secondes à capter. Je ne sais pas à quoi je m'attendais mais pas à ça. C'est Quinn et une meuf en train d'échanger leur salive en abondance et de se peloter comme des gosses en chaleur. Ça ne peut pas être ça que Lily regardait avec autant d'intérêt. Mais un coup d'œil dans sa direction me confirme que si. Ses joues pourraient servir d'ampoules dans le noir et je suis sûr que si je les touchais, elles seraient brûlantes.
Garde tes mains dans tes poches, Walters.
Je reporte mes yeux vers le pré où le rouquin est encore en train de batifoler. Alors comme ça, c'est lui que Lily était en train d'épier avec un air de chien battu. L'idée me déplaît particulièrement. À quoi elle pensait? C'est de voir Quinn se faire une meuf qui la met dans cet état?
- T'es jalouse? je demande avant de pouvoir m'en empêcher.
Ma voix me parait plus amère que nécessaire. De toute façon, la question ne sert à rien. Elle va forcément nier. J'attends qu'elle redresse le menton dans un sursaut de fierté et me lâche un "non" catégorique associé à son regard de défi mais rien ne vient. Elle hausse les épaules alors que ses joues foncent un peu plus et elle regarde de nouveau par la fenêtre.
Merde. Il lui plaît vraiment. Je fais quoi maintenant?
Rien du tout, tu te casses de là et tu t'occupes de ton cul.
- Alors comme ça, t'en pinces pour Quinn? Je suppose que ça devrait pas m'étonner, je marmonne, vaguement dégoûté.
Clairement dégoûté, soyons honnête.
Elle se met à me fixer comme si une antenne venait de me pousser sur la tête, ses traits poupins marqués par un air choqué. J'ai fait que souligner l'évidence, pourtant. Mais j'ai dû manquer un épisode parce qu'elle se met à rigoler.
Je me renfrogne légèrement, même si son rire est loin d'être un son désagréable.
- Je ne suis pas... Jace ne me plaît pas! Pas comme ça, c'est juste un ami! s'écrie-t-elle comme si cette idée ne l'avait même pas effleurée.
Mon cœur semble ralentir légèrement mais j'ai quand même du mal à le croire. Quinn a beau être chiant et plus lourd qu'une bétonnière, j'ai déjà constaté qu'il a son petit effet sur les filles. C'est sûrement son côté bouffon qui plaît. En plus il est plus proche de son âge, je ne vais pas gober qu'elle y a pas déjà songé.
- Pourquoi tu les matais dans ce cas? je lui oppose en plissant les yeux comme si j'avais un quelconque droit à des explications.
Son malaise revient à la course. Elle se remet à tirer sur ses bracelets et son genou tressaute nerveusement. Dommage pour elle que sa gêne ait un effet exacerbant sur ma curiosité.
Je croise les bras sur mon torse pour me retenir de lui soulever le menton et l'obliger à croiser mon regard. J'ai développé cette mauvaise habitude parce qu'elle est beaucoup plus lisible quand je vois ses yeux mais il vaut mieux que j'évite de la toucher dans la mesure du possible.
- Je ne sais pas, elle chuchote en s'adressant plus à ses pompes qu'à moi.
Je retiens un grognement, frustré.
Va falloir être plus précise que ça bébé.
- Tu sais pas? Alors tu les regardes se rouler des pelles comme ça, sans raison? je la cherche en espérant obtenir une réaction.
Ça marche. Elle relève la tête et pose sur moi un regard perdu de biche prise dans les phares d'une caisse sur l'autoroute avant de regarder partout sauf dans ma direction alors que presque tout son sang semble s'être concentré dans ses joues.
Franchement le connard, t'as rien d'autre à faire qu'emmerder cette pauvre fille? Lâche lui la grappe, bordel.
Je m'apprête à la laisser tranquille pour retourner terminer les travaux qui ont sûrement repris avec les autres quand elle répond d'une voix étouffée par la gêne.
- Je suppose que j'étais curieuse, elle murmure tellement bas que je suis obligé de me concentrer pour l'entendre.
Ok. Je m'y attendais pas. Elle lève la tête un instant et m'adresse un regard d'excuse comme si je venais de la choper à faire une connerie. C'est plutôt amusant en fait. Je me retiens quand même de ricaner pour ne pas la vexer.
En tout cas, je préfère de loin cette explication que d'imaginer qu'elle puisse avoir un faible pour Quinn, allez savoir pourquoi. La curiosité, c'est une bonne excuse même s'il n'y a pas grand chose à voir de spécial par cette fenêtre. Si elle est curieuse, rien ne l'empêche d'aller mater un porno, ce serait sûrement plus intéressant que deux gamins en chaleur qui se roulent des pelles.
- Curieuse de quoi? j'insiste juste parce que je prends mon pied à la faire rougir.
J'ai pas pu m'en empêcher. Cette fois, elle me regarde en face. Enfin, elle regarde une partie de mon visage pour éviter mes yeux. Elle bat plusieurs fois des paupières, le regard vitreux et l'air complètement ailleurs. Quand ses lèvres s'animent de nouveau, j'ai pas l'impression qu'elle se rende compte qu'elle parle à haute voix.
- Je n'ai jamais embrassé de garçon sur la bouche.
Je le prends comme une droite dans l'estomac. Putain de merde! Dites moi qu'elle déconne. Elle peut pas être sérieuse? Je lui jette un coup d'œil histoire de voir si elle va éclater de rire en lançant un "je t'ai bien eu !" mais non. Elle s'est détournée avec un air horrifié.
Merde.
Je sais qu'elle est vierge, et ça me parait logique vu sa timidité maladive et sa réserve vis à vis des mecs mais ça... À ce point la?
Je me creuse la cervelle pour essayer de me rappeler la façon dont se comportaient les adolescents normaux quand j'avais son âge. Je suis pratiquement sûr que les jeunes règlent ça au collège, vers treize, quatorze ans. En plus avec sa petite gueule d'ange, je balaye directement l'hypothèse selon laquelle aucun mec se serait proposé.
- Tu blaguais, non? j'insiste pour être sûr, en espérant encore qu'elle dise oui.
Son expression répond pour elle.
Bordel. Je ne sais même pas quoi dire. Je suis pris d'une envie soudaine de me tirer d'ici mais Lily a l'air tellement mal que je me retiens.
C'est pas possible, je ne peux pas continuer comme ça. Je ne vais pas fantasmer sur une gamine qui a même jamais posé ses lèvres sur celles d'un homme.
Mais aussitôt cette pensée formulée, de nouvelles encore moins reluisantes se mettent à pousser comme de la mauvaise herbe.
Aucun homme n'a jamais posé ses lèvres sur cette bouche...
Terrain miné, Walters. Va pas dans cette direction.
Trop tard. L'idée ne devrait pas me faire autant plaisir, pourtant c'est le cas. Je dois être vraiment tordu. J'atterris quand même plutôt rapidement. Qu'elle ait jamais embrassé de mec ne change pas grand chose. Elle tardera sûrement pas à le faire.
Et pas avec toi, ducon.
Lily vient de se lever et s'apprête à me contourner, sûrement embarrassée par mon silence prolongé. Avant de l'avoir décidé, je me déplace légèrement sur la gauche pour lui bloquer le passage.
- Où tu vas?
Elle garde un instant le silence en croisant mon regard et mordille sa lèvre inférieure. Evidemment, avec ce dont on vient de parler, je suis obligé de le remarquer. C'est bizarre, les bouches ne m'intéressent pas spécialement en principe. Enfin si, mais pas pour embrasser. Là par contre, je n'arrive pas à penser à autre chose.
- Je retourne à la maison, elle répond avec un temps de retard en redressant le menton comme si je l'avais vexée d'une manière ou une autre. Et si c'est possible, j'aimerais bien que tu oublies ce que je viens de dire.
Non, c'est pas possible ma belle.
- T'es sûre? Tu veux pas que je règle ton problème?
Bordel! Ça sort d'ou ça?
C'est bon, j'ai bien le droit de m'amuser un peu tant que je touche à rien. Je me fait l'effet d'un chat qui jouerait avec un oisillon sans le manger à la fin.
- Qu... quoi? bégaye Lily en reculant devant moi alors que je ne m'étais même pas rendu compte que j'avançais.
Et la biche égarée sur l'autoroute est de retour. Je la colle à la façade et l'emprisonne entre mes bras en m'assurant de ne pas la toucher. Je laisse quelques centimètres entre nous. Je le fais pour moi, ça m'évite de faire une connerie. Je ne donne pas cher de ma volonté si je la sens respirer contre moi.
Ses yeux écarquillés se rivent aux miens. C'est sûr qu'elle n'a plus vraiment d'autre choix que de me regarder en face dans cette position. La couleur de ses iris ressemble à s'y méprendre à celle de l'eau qui entoure l'île. Un genre de mélange entre du bleu et du vert.
Je me suis un peu trop approché et chacune de ses expirations m'envoie un extrait de son haleine qui sent les bonbons pour enfants et le jus de fruit.
Merde.
Mes doigts se crispent contre le mur de chaque côté de sa tête. Ok, c'est maintenant que la plaisanterie se finit. J'attends qu'elle me repousse ou qu'elle s'énerve mais elle n'en fait rien.
Tu la fais flipper, Walters.
Je suis déjà en train de reculer quand elle ferme les yeux. Pourquoi est-ce qu'elle ferme les yeux? Je reste cloué au sol, interdit, à fixer ses paupières d'un mauve très pâle. Lily est toujours collée au mur, immobile, comme si elle attendait que...
Putain!
Elle attend que je l'embrasse.
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