Manquait plus que ça pour faire ma soirée.

Je relève la tête pour constater le mouvement de panique qui s'est créé dans la foule de danseurs alors que tout le monde s'éloigne en criant comme si on venait d'annoncer la présence d'un kamikaze dans la pièce. Quelqu'un éteint la musique et l'air s'emplit de murmures excités et apeurés.

L'espace d'un instant, l'envie de leur donner une vraie raison de flipper me traverse mais le regard d'avertissement de Diego et les deux mecs un peu plus loin que j'entends parler d'appeler les flics m'en dissuadent.

Ils n'ont pas réellement l'intention d'appeler la police ? Je n'ai vraiment pas besoin de ça en ce moment.

Dans le quasi silence qui a envahi la pièce quelqu'un au centre de la masse humaine se met à crier un "assassin".

Je ne réagis pas et reste de marbre mais quand un autre hurle un "fils de pute", le moindre de mes muscles se bande et je sens le contrôle m'échapper. Mes mains se mettent à trembler de rage alors que Diego me saisit par la ceinture pour m'empêcher d'avancer et de merder.

Je suis sur le point de sauter à la gorge du connard qui vient de m'insulter quand un mouvement à ma droite capte mon attention.

Lily s'est mise debout sur le canapé et, malgré son équilibre douteux, c'est avec une redoutable précision qu'elle envoie la converse qu'elle tient à la main en direction de la foule. Le projectile atteint le type que je m'apprêtais à démolir en pleine face et il glapit comme une chienne.

J'en reste bouche-bée, complètement statufié dans la même position que Diego, avec qui j'échange un regard stupéfait.

Est-ce qu'elle vient vraiment de... ?

Le mec fixe Lily, le visage froissé de rage et d'humiliation.

Vas-y mon gars, approche un peu pour voir.

Mais elle n'a pas fini.

- Espèce de lâche, elle s'écrie. La prochaine fois que tu veux insulter quelqu'un, aie au moins le courage de le faire en face au lieu de te cacher au milieu d'une foule comme un gamin de cinq ans, crétin! Et tu peux me remercier de t'avoir envoyé cette chaussure en pleine figure parce qu'une seconde de plus et t'en avais plus, de figure. Si quelqu'un d'autre a un problème qu'il s'avance pour en parler!

J'ai beau serrer les lèvres aussi fort que je peux, impossible de réprimer mon sourire. D'où est-ce que cette fille sort, bon sang?

Un silence pesant règne à présent dans la salle et Lily semble satisfaite parce qu'elle pivote maladroitement sur le canapé et essaye de descendre. Je dis bien essaye parce qu'elle perd aussitôt l'équilibre et s'écroule sur moi comme une masse.

Une chance pour elle que j'aie de bons réflexes. Je la rattrape et la prends dans mes bras avant qu'elle ne s'écrase contre le sol dégueulasse, puis fais un signe à Diego pour lui faire comprendre qu'on se casse et il hoche la tête, l'air encore un peu sonné.

On prend rapidement la direction de la sortie.

Lily semble s'être vidée de ses dernières sources d'énergie avec son petit discours enflammé. Elle a passé ses bras autour de ma nuque et enfoncé son nez dans mon cou. Chacune de ses respirations m'envoie l'odeur de cet alcool pour fille à la cerise qu'elle a dû ingurgiter en grande quantité.

Je devrais la repousser. Il vaut mieux éviter ce genre de rapprochement, ce n'est pas sain, même moi, je le vois. Mais je la laisse faire.

Dans mon cou son souffle semble plus lent, comme si elle s'était endormie. On marche en silence sur le trottoir éclairé par quelques lampadaires.

À un moment, Diego se penche vers elle pour s'assurer qu'elle a les yeux fermés et me lance en ricanant:

- Putain, si une meuf faisait un discours de ce genre pour prendre ma défense... je crois que je mettrais un genou à terre.

Je le dévisage, choqué.

- J'espère que tu parles de cunni et pas d'autre chose, je marmonne et il se contente de sourire en déverrouillant sa Mustang.

Mustang Fastback 1968 qui n'a pas de banquette arrière comme la plupart des voitures de collection. 

Merde.

- Je fais quoi, moi? je râle en désignant mon fardeau.

- Si tu veux, t'as qu'à prendre le volant et je m'occupe de lui tenir chaud, propose-t-il en se foutant ouvertement de ma gueule.

Je le fusille du regard mais ne réponds rien.

- C'est bien ce que je pensais, il lâche avant de s'engouffrer dans la voiture en me laissant me démerder.

Super.

J'ouvre la portière côté passager et m'installe péniblement sur le siège en faisant gaffe à ne pas assommer Lily au passage. Elle se repositionne sans ouvrir les yeux et se retrouve assise à califourchon sur mes genoux, les jambes repliées de part et d'autre de mes cuisses, puis se blottit aussitôt contre moi en remettant sa tête dans mon cou.

Je déglutis en sentant mon corps réagir. Il n'a pas l'air de comprendre qu'il ne se passera rien du tout. Je crois que même quand je baise, je ne suis pas aussi proche de la meuf, c'est n'importe quoi.

Je ne sais même pas où mettre mes mains.

Diego me jette un coup d'œil curieux et ricane en démarrant. Je réalise que je ne l'ai jamais vu autant rire à mes dépens que ce soir. D'habitude, c'est plutôt moi qui me fous de sa gueule, surtout quand il se languit de sa sœur.

Lily remue sur mes genoux et se presse un peu plus contre moi. Merde, si elle avait pas dans les douze ans d'âge de ce point de vue là, je pourrais presque croire qu'elle le fait exprès. Mais non, elle ne doit même pas savoir ce qu'il se passe quand on colle un petit corps comme le sien à un homme.

Je grimace en me repositionnant.

- Arrête de gigoter, tu vas la réveiller, se moque Diego.

Il est marrant lui. Je lève mon majeur à son intention derrière le dos de Lily.

- Où est-ce que tu veux que je gigote, j'ai à peine la place pour respirer, je grogne.

Il me jette une moue entendue en s'engageant sur la route pour quitter le quartier.

- Ouais, c'est vrai que ça à l'air d'être une vraie torture.

- Tu veux qu'on parle de ta sœur? T'as peut-être envie de me raconter ce qu'elle faisait avec Quinn?

C'est mon tour de ricaner en le voyant pâlir légèrement puis se focaliser sur le pare brise en grommelant des insultes incohérentes sans que je sache si elles me sont destinées ou se dirigent plutôt contre le roux qui sert de clown ambulant et accessoirement de palefrenier à la famille Williams.

Le silence se répand dans l'habitacle. À un moment Diego sort son paquet de cigarettes pour s'en griller une mais je secoue la tête en me souvenant de la fois ou Lily a failli tomber dans les pommes parce que j'avais allumé une clope dans la voiture.

Il soupire mais s'abstient. On vient de s'engager sur l'autoroute quand Lily se réveille.

Elle se redresse sur mes genoux et cligne plusieurs fois des yeux pour les habituer à la semi-obscurité qui règne dans l'habitacle.

- J'ai envie de vomir, elle lâche tout à trac.

Diego nous lance un regard paniqué et j'écarquille les yeux.

- T'es sérieuse? Je te préviens, si tu me gerbes dessus, je t'abandonne sur le bas-côté.

Elle éclate d'un rire insouciant et enfantin comme on en entend rarement chez des filles de cet âge là, et encore moins dans les quartiers Nord. Même Diego pivote vers elle, intrigué.

- Je plaisante, lâche-t-elle en regardant par la fenêtre. Par contre j'ai envie de faire pipi et là, c'est vrai de vrai.

Elle est encore bourrée. J'en suis certain parce que dans le cas contraire, elle ne m'aurait jamais dit ça, elle est beaucoup trop timide. Diego rigole. Je ne crois pas l'avoir déjà autant vu rire que ce soir. Dans notre milieu, on en a rarement l'occasion.

- Pourquoi t'es pas allée aux toilettes quand vous étiez à la fête? je demande.

- Je les ai cherchées mais je me suis trompée de porte et j'ai vu un truc horrible alors j'ai plus essayé d'en ouvrir d'autres.

Elle a un frisson de dégoût et son front se plisse. Je n'ai pas beaucoup de mal à imaginer ce qu'il se passe derrière les portes à ce genre de fête mais je demande tout de même, curieux de voir jusqu'à quel point l'alcool la désinhibe:

- Quel truc horrible?

Diego tend aussi l'oreille mais elle pince les lèvres en rougissant et replonge la tête dans mon cou pour éviter de croiser nos regards. Son souffle chaud m'effleure l'oreille et je contracte tous mes muscles pour essayer de garder le contrôle de mon corps. Je ne crois pas que Lily apprécierait de le sentir... réagir, contrairement à la plupart des meufs.

Elle se redresse au bout d'une minute et regarde un moment par la vitre alors qu'il n'y a rien à voir à part une obscurité totale.

- Je crois que Mia et Jace devraient se marier et avoir plein d'enfants! lance-elle brusquement avec un enthousiasme débordant et un grand sourire à fossettes.

Comment est-ce qu'elle peut avoir ce sourire rayonnant en racontant des idioties pareilles . À coté de nous, Diego s'étrangle au volant.

- Je crois pas, non, lâche-t-il, acerbe.

Lily lui jette un regard contrarié avant de rétorquer d'un ton buté en avançant la lèvre inférieure:

- De toute façon, c'est pas toi qui décides.

- De toute façon, Mia ne choisirait jamais un mec comme lui. Elle a bon goût. Contrairement à toi.

- Tu sais même pas quels sont mes goûts.

- En tout cas, je sais qui est le "plus beau mec de Key Haven" d'après toi, la mioche, il dit en lâchant le volant pour mimer les guillemets d'un air moqueur.

Je tressaille et le fusille du regard. D'où est-ce qu'il sort ça, lui?

Lily met un peu plus de temps à saisir l'insinuation à travers son esprit imbibé d'alcool mais écarquille les yeux de stupeur quand elle comprend. Puis son regard accusateur se pose sur moi.

- Tu lui as dit? elle demande d'une voix qui tremblote légèrement sans que je ne sache si c'est à cause des cocktails ou de la gêne.

- C'est Mia qui m'a raconté ça, répond Diego à ma place.

Salope.

Je m'attends à ce que Lily l'insulte aussi, à sa façon, mais elle se contente de faire la moue, l'air soulagée, avant de lancer à Diego:

- Je n'aurais pas dû vous aider à vous réconcilier. Et je n'aurais jamais deviné que tu étais une telle commère.

Je rigole et ses prunelles presque translucides se rivent aux miennes. Elle me dévisage comme elle ne le ferait jamais sans alcool dans les veines. À ce moment, je donnerais n'importe quoi pour être dans sa tête.

Ses doigts se posent sur ma joue.

Je devrais bouger, balayer sa main, faire quelque chose. Mais je reste immobile. Je pourrais bien m'insulter plus tard.

- Je vous dérange pas? raille Diego. Si vous voulez, je peux vous laisser un moment d'intimité?

Mais Lily l'ignore. Ses doigts effleurent ma barbe de trois jours et elle sourit.

- Tu piques.

Bien vu, comme la plupart des mecs.

Diego ricane mais la phrase suivante le calme aussitôt.

- Mon papa aussi, piquait, lâche-t-elle alors que son regard devient trouble, lointain.

Je me fige et même le conducteur pivote légèrement vers elle dans l'attente de la suite.

Mais elle ne vient pas. Lily replonge la tête dans mon cou et son souffle se stabilise au bout de quelques minutes, signalant qu'elle s'est rendormie.

Le silence perdure et je songe à ce que j'ai lancé sur son père quand je pensais qu'il était encore vivant en me demandant pourquoi elle continue de m'adresser la parole, quand Diego engage sa Mustang dans la propriété Williams.

Plusieurs lumières sont allumées aux fenêtres de la grande maison pâle même si tout est calme.

Je me réjouis intérieurement en devinant que Chris doit être dans le même sale état que moi tout à l'heure, à se demander si sa nièce est ou non en train de se faire sauter par le fils d'un de ses partenaires de golf au Country club.

Il devait guetter le moindre bruit de voiture parce qu'au bout de deux minutes, je le vois apparaître dans la cour et avancer dans notre direction d'un pas pressé.

Je soupire en ouvrant la portière et sors de la caisse, Lily toujours endormie dans mes bras.

Chris se précipite vers moi en voyant sa silhouette inanimée et je me retiens de rire devant sa tronche de déterré.

Il avait qu'à m'écouter, ce con.

- Qu'est-ce qu'elle a? Elle va bien? s'inquiète-t-il en arrivant à notre hauteur.

- Elle est juste endormie. Et bourrée.

Il soupire et je ne sais pas si c'est de soulagement ou de dépit, à vrai dire, je m'en tape complètement. Je le vois froncer les sourcils juste avant qu'il ne demande d'une voix d'où perce l'agacement:

- Pourquoi c'est toi qui me la ramènes?

J'hésite à lui balancer que son palefrenier n'a pas fait son job et l'a juste abandonnée en plein milieu de cette fête pour le faire virer mais je songe au dernier moment que malgré toutes les merdes qu'elle m'a passées, Lily ne me pardonnerait pas ce coup là.

Je ne me laisse pas le temps de jouer les hypocrites en me demandant ce que ça peut me foutre et mens:

- Elle m'a appelé pour que je la ramène.

Il plisse les yeux sceptique mais ne me contredit pas. Encore heureux, je viens de me taper un trajet monstre juste pour récupérer sa nièce, même si je ne l'ai pas fait pour lui.

Il tend les bras et je mets un instant à percuter qu'il veut que je lui passe Lily, puis encore quelques secondes inutiles avant de m'y résoudre.

Je la détache de moi mais elle s'agrippe à ma chemise en dormant, sous le regard désappointé de son oncle. Chris est obligé de détacher ses doigts de mon haut pour me la prendre.

Elle passe les bras autour de sa nuque sans se réveiller et je lui jette un dernier coup d'œil avant de tourner les talons.

Je suis presque au niveau de la Mustang quand Chris me rappelle.

Qu'est-ce qu'il me veut encore?

Je pivote dans sa direction à contre cœur et croise son regard impassible. Ce mec est presque aussi doué que moi à ce jeu.

Il me dévisage un instant, les lèvres pincées puis lance:

- Merci.

Je ne réponds rien et le regarde s'éloigner.