J'essaye de me concentrer sur les schémas du manuel d'instruction de la cobra 2004 malgré l'autre rouquin qui balance ses vannes de blaireau depuis une demi-heure. Il se prend vraiment pour un humoriste. 

J'ai la dalle et j'en ai marre d'être dans cette cuisine. Je devrais me barrer, rester dans cette maison jusqu'à pas d'heure ne faisait pas partie du deal mais il faut quand même que je parle à Chris ce soir au cas ou il aurait la mauvaise idée de booster cette caisse avant que je ne sois sûr de ce qu'elle a dans le bide. Et pour ça je suis obligé d'attendre qu'il finisse son dîner de bourge. Putain, quelle plaie! 

Les mecs m'attendent et j'ai un autre garage à gérer mais ça, j'imagine que Chris s'en tape. J'ouvre le tiroir sous le plan de travail et pose les pieds dessus même si il risque de craquer. J'espère qu'il va craquer. Le clown lance sa énième blague au moment ou la porte de la cuisine s'ouvre. 

Je relève la tête en espérant voir Chris mais manque de pot, c'est sa petite protégée qui pénètre dans la pièce. Elle porte un polo et un petit short qui dévoile de longue jambes de coureuse. Elle n'est pas si mal en fait avec sa silhouette mince et élancée. Aussitôt, je songe aux avertissements de Chris: "tu l'oublie Royce, je suis sérieux! Elle n'est pas ce genre de fille". 

J'ai envie de ricaner mentalement. Elles sont toutes ce genre de fille. De toute façon, il s'inquiète pour rien. Sa gosse...ou nièce ou peu importe qui elle est, n'est pas du tout ma came. En plus d'être mineure et coincée jusqu'à la moelle. Et elle me fixe avec ses grands yeux lapis. Pourquoi est-ce qu'elle me fixe? Je soutiens son regard en espérant la faire rougir et bafouiller comme ce matin au garage. J'avoue que c'était le pied. Curieusement, elle ne baisse pas les yeux et me regarde, le visage dénué d'expression. À quoi est-ce qu'elle pense?

- Lily?

Elle tourne son visage de poupée vers Dallas. Elle a l'air embarrassée et elle bloque un instant avant de lâcher:

- Chris m'a demandé de vous dire que vous êtes aussi invités au dîner.

Quoi? Qu'est ce que c'est que ce délire? Elle se fout de notre gueule. Les autres doivent penser comme moi parce Jace s'écrie:

- Nous?

- Oui vous tous.

- Cool, j'ai vraiment la dalle depuis que j'ai senti ce que tu cuisinais Rose! Allons nous mélanger avec les riches, lance Mr clown en sautant sur ses pieds.

Bouffon.

- Tu es sûre? demande la cuisinière.

La petite hoche la tête.

- D'accord on y va, décide Dallas et les autres se dirigent aussitôt vers la porte.

Grand bien leur fasse. Je préfère me planter une fourchette dans l'œil que d'aller poser mon cul à cette table. Je me replonge dans la comparaison de plusieurs moteurs qui pourraient correspondre à la cobra.

- Royce.

Dallas m'appelle. Qu'est-ce qu'il fout encore là ? Je l'ignore en espérant qu'il comprendra le message. Peut-être que je pourrais utiliser celui de l'autre mustang. Il me semble que la bougie est morte et qu'il faut changer un piston mais Chris doit avoir ça au garage.

- Royce! Tu viens aussi.

Il se fout de ma gueule? J'espère que oui.

- Non.

Je ne le regarde pas mais je vois dans ma rétine périphérique qu'il est encore là . Et la petite blonde aussi. Il ne pense pas vraiment que je vais me lever et aller dîner avec tous ces cons pleins aux as qui ne peuvent pas me sentir.

- Fais pas le con.

- Casse toi Dallas.

La fille sursaute. Je l'ai choquée? Cette idée est assez risible. J'ai vraiment eu l'impression qu'elle tient à Dallas ce matin, ce qui est d'ailleurs assez bizarre vu leurs rangs respectifs. Je n'ai pas spécialement de dent contre son palefrenier mais il commence à me chauffer.

- Je croyais que tu te foutais de ce que pense ces gens.

Mes muscles se tendent sans que je ne leur ai rien demandé et je m'accroche au rebord du plan de travail pour garder mon calme. Qu'est-ce qu'il cherche à la fin? Et pourquoi est-ce qu'il me dit ça devant cette fille. Je ne sais pas pourquoi mais ça me met mal-à-l'aise.

- Je m'en fous. Mais je vais pas bouffer avec eux.

- Donc, t'as peur qu'ils te jugent, c'est ça?

Mon sang se met à bouillir dans mes veines et avant de m'en rendre compte, je suis debout nez à nez avec lui. La fille fait un bond de côté pour m'éviter mais je l'ignore. Il se prend pour qui le vieux en croyant pouvoir me juger? De quoi il se mêle putain? Je suis certain qu'il le fait exprès mais qu'est-ce qu'il cherche? Je me tape complètement de ce que pensent ces gens dehors mais je n'ai pas pour autant envie d'aller endurer leur regards. Rambo, en chien fidèle, s'est remis sur ses pieds et montre les crocs. Brave chien.

- Fais gaffe à ce que tu dis, je préviens Dallas entre mes dents.

- Alors arrêtes de te cacher.

Je n'ai vraiment pas envie de lui faire mal. Je me retiens de toute mes forces. En plus je serais viré si j'amoche le contremaître de Chris.

- Je ne me cache pas.

- Si. Et en le faisant tu confirme ce qu'ils pensent. Mais bon, ils ont peut-être raison pour ce que j'en sais.

Je visualise mon poing s'éclater contre son nez. Le bruit du cartilage qui cède. Le sang qui gicle. La douleur dans ma main. Je jure que si la gosse n'était pas là, je serais allé au bout de ma pensée.

- On y va, lance Dallas, plus pour elle que pour moi.

Il se tire par la porte encore ouverte. Bon choix. Elle continue de me fixer, ses grands yeux bleu en amande braqués sur moi comme des projecteurs. Je devrais prendre mes affaires et me tirer. Et tant pis si Chris bousille la caisse. Je me demande ce que pense la fille après ma conversation avec Dallas. 

Elle me regarde d'un air un peu effrayé et...curieux? Génial, je suis une bête de foire maintenant. Mais si je me taille elle va croire que Dallas a raison et que j'ai peur de ces gens. Et ce n'est pas que j'en ai quelque chose à foutre de ce qu'elle pense mais je ne veux pas qu'on puisse imaginer que je crains de sortir et d'être confronté à ces enculés tellement c'est ridicule. Je passe devant elle et sors de la cuisine. Je vais y aller à ce putain de dîner. 

La nuit est en train de tomber mais la chaleur est toujours aussi étouffante. Une table a été posée dans la cour et une bonne quinzaine de gens sont déjà assis autour. J'ai l'impression d'être l'un de ces condamnés à mort qui devaient marcher jusqu'à la potence dressée pour eux. Putain, mais qu'est-ce que je fous?

C'est juste un dîner, pas la mort, Walters.

Je continue d'avancer, la fille sur mes talons. Je le sens à la minutes ou les invités de Chris me remarquent. Un silence stupéfait m'écrase. Leurs airs choqués et horrifiés me donnent presque envie de rire. En fait, non pas du tout. Je les ignore et m'assied sur la première chaise à portée de main. 

J'ai l'habitude de ce genre de réaction et je ne me formalise pas du gars qui change de place pour ne pas rester assis à côté de moi. En revanche, la nièce de Chris écarquille les yeux avant de froncer les sourcils. Une petite ride en forme de v se creuse entre les deux. Cette mine outrée sur son visage est assez mignonne en fait. Elle reste un moment pétrifiée sur place et Chris la rappelle à l'ordre. Elle me jette un rapide coup d'œil puis se pose sur la chaise voisine de la mienne sans faire attention aux exclamations des autres convives. Je ne comprend pas. Est-ce qu'il est possible qu'elle ne soit vraiment au courant de rien?

Si elle savait, elle ne serait pas assise à côté de toi Walters.

J'étais certain que Chris l'aurait briefée pourtant. Il me tolère mais pas à ce point. Elle me regarde d'un air buté, sourcils froncés et la lèvre du bas légèrement en avant. J'aimerai savoir à quoi elle pense. Mais je me détourne rapidement. Il ne faudrait pas que les gens autour de cette table se mettent à croire qu'on est amis, ce ne serait vraiment pas un service à lui rendre. Chris lance une platitude qui détend l'atmosphère et les invités commencent à manger en bavardant. 

Je pique un morceau de viande dans mon assiette. C'est déjà ça de gagné: je n'aurais pas à me faire réchauffer quoi que ce soit en rentrant. Je jette un coup d'œil à la fille...Lily. Elle regarde son assiette de poulet d'un air dégoûté et blanchit malgré son teint pâle. Je lui ai déjà vu cette expression ce matin, devant son assiette de bacon. Je ne comprends pas pourquoi, Rose est une bonne cuisinière. 

Le gosse à côté de Lily s'est mis en tête de la draguer et commence à faire la discussion en lui posant des questions. Je me surprend à écouter ses réponses malgré moi, mais pour ma défense, je n'ai rien de mieux à faire. Elle lâche des phrases courtes qui n'indiquent pas grand chose sur elle et si ce mec voulait la connaître, il pousserait l'interrogation un peu plus loin mais ça n'a pas l'air de le déranger. Il préfère parler. Je l'écoute lancer plusieurs répliques machos avec son air de paon. 

La fille triture la salade dans son assiette sans vraiment le regarder. J'observe son expression pour essayer de deviner ce qu'elle pense. Elle fait la moue et semble vaguement écœurée mais bien sur, le gars ne remarque rien. Je me retiens de ricaner, ce qui paraîtrait très étrange et attirerait sûrement l'attention de toute la table. Je préfère éviter. 

Le garçon s'est mis en tête de lui déblatérer une histoire de chasse avec son père comme si ça pouvait l'impressionner. Il se prend pour un homme préhistorique ou quoi? Il ne lui épargne pas les détails: il s'est raté au premier coup et les intestins du cerf lui sont sortis du flanc. À côté de moi, Lily devient livide et s'écarte de lui mais bien sur, le môme ne s'en rend pas compte. Crétin.

Il finit quand même par abandonner l'affaire quand elle se met presque à lui tourner le dos. Autour de la table, les gens rient fort et parlent fort. J'ai terminé mon assiette et je me balance légèrement sur ma chaise en guettant le bon moment pour me tirer sans faire trop de vagues. 

Mes yeux se reposent sur la fille. Elle a ramené un rideau de boucles blondes en avant comme pour se protéger des regards ou être sur de ne pas être dérangée. Elle est en train de plier plusieurs fois sa serviette en papier dans des sens différents, un air d'enfant concentré sur le visage. Son assiette est presque intacte, elle n'y a pas touché. Elle finit par reposer sa serviette qui a maintenant la forme d'une rose compliquée. 

Sous la table, Rambo semble lui faire les yeux doux et la fille se croit discrète en lui faisant passer des bouts de viande. Pourquoi est-ce qu'elle n'a rien mangé? Elle a peut être des allergies? Ou bien l'autre con lui a coupé l'appétit avec sa sale gueule et ses histoires. Et qu'est ce que j'en ai à foutre en fait qu'elle mange ou pas? Mais comme un con, je pose la question:

- Tu ne manges pas ton poulet.

Je parle doucement pour éviter d'attirer l'attention sur nous. Elle sursaute et me jette un regard étonnée comme surprise que je m'adresse à elle. Elle répond sans me regarder dans les yeux. En fait elle fixe mes sourcils comme je l'ai déjà vue le faire.

- Euh, non. Je n'aime pas ça, dit elle dans un murmure.

Quoi donc? Le poulet? Et pour le bacon alors?

- Tout le monde aime le poulet, j'insiste sans raison.

Putain mais ferme là Walters!

Elle essaye de soutenir mon regard et rougit brusquement. Bordel, mais à quoi est-ce qu'elle pense? Je n'en ai pas la moindre idée. Les filles que je "côtoie" ne rougissent pas, elle se contentent de réclamer ce qu'elles veulent sans sourciller.

- Je suis végétarienne, lâche-t-elle.

Elle m'observe avec ce v entre les sourcils. Alors comme ça, elle ne mange pas de viande. En fait, ce n'est pas vraiment surprenant, elle fait du cheval et elle a l'air d'adorer les animaux. Je me souviens comment elle s'est comporté avec Rambo ce matin. Je n'en reviens toujours pas qu'il l'ai laissée le traiter comme un chiot en manque d'affection, ça ne lui ressemble pas.

Maintenant que j'ai ma réponse, je pourrais peut-être la fermer. Mes lèvres bougent sans mon consentement:

- Pourquoi tu ne l'a pas dit à la cuisinière?

- Parce que c'est parfaitement impoli, c'est elle qui a cuisiné, répond-elle comme si elle expliquait à un gamin qu'un plus un font deux.

C'est la raison la plus débile que j'aie entendu. Si elle ne prévient pas la cuisinière, elle se retrouvera dans cette situation à tous les repas. Mais bon, ça ne me regarde pas.

- Tu vas te retrouver avec de la viande dans ton assiette à tous les repas si tu ne dis rien.

Je ne sais même pas pourquoi je continue de parler. C'est cette situation ridicule qui me retourne le cerveau. Je me concentre quand même sur sa réponse. Elle me regarde en fronçant son petit nez couvert de taches de rousseur.

- Oui mais je ne vais pas priver tout le monde de viande pour tout l'été et il est hors de question que je lui demande de me préparer des repas à part.

Je ne vois pas quoi répondre à ça. Cette fille a quelque chose qui déconne. Elle ne rentre pas du tout dans le moule de la petite princesse pourrie gâtée, pourtant elle en a le physique. Ça n'existe pas d'être altruiste a ce point. Ou alors, elle joue la comédie. Oui c'est surement ça.

- C'est stupide, je commente.

En levant la tête, je surprend le regard d'une femme au visage botoxé qui nous observe Lily et moi. Ses yeux font des aller-retours suspicieux entre nous deux. Putain, qu'est-ce qu'elle va s'imaginer? Je me redresse aussitôt et me détourne de la miss. C'est à ce moment là qu'un vieux mec bourré se met en tête de dire une prière. C'est pas vrai, j'aurais pas pu tomber plus bas. 

Tous les cons autour de cette table commencent à se donner la main. Je m'apprête à me lever et à tirer ma révérence- et tant pis pour la politesse et le Seigneur- quand une petite main chaude attrape la mienne. Quoi? Je réprime le réflexe qui me pousse à la retirer aussitôt et me tourne vers Lily. Ses prunelles bleu Pacifique sont braquées sur moi. Je ne sais pas comment réagir alors je ne bouge pas. Les gens autour de cette table...ce genre de personnes ne me touchent pas et me tiennent encore moins la main.

C'est juste une prière Walters.

La main de Lily est beaucoup plus petite que la mienne. Et plus douce, sans aucun défaut. Comme celles de son autre voisin, j'imagine. J'ai les mains abîmées d'un mécano bagarreur et je suis sûr qu'elle doit le sentir. Comme si elle avait entendu mes pensées, elle passe le pouce sur mes jointures avant de baisser le regard dessus. Ses yeux s'agrandissent et elle écarte les doigts pour ne pas toucher mes jointures éclatées. Quoi, elle a peur de me faire mal? Si elle savait que ces mains ont éclaté l'arcade sourcilière d'un type quelques jours plus tôt, je ne suis pas sûr qu'elle aurait envie de me toucher. Elle regarde mes plaies comme s'il s'agissait de blessures de guerre. C'est presque touchant.

Touchant? Sérieux Walters?

J'écoute d'une oreille distraite les invités à moitié ivres achever leur prière. Oui, oui, on sait: merci seigneur pour tout ce fric et ces villas de rêves avec vue sur mer bla-bla-bla... Les gens se détendent et se lâchent les mains mais Lily tient toujours la mienne et me regarde. Elle me regarde et ça me met mal-à-l'aise. 

J'agite les doigts dans sa main et elle semble se réveiller d'une pensée. Elle me relâche sur le champs et baisse les yeux alors que ses joues se teintent d'un rose soutenu, visible malgré la semi obscurité. Puis elle fixe mon bras. On en revient au "je fixe une autre partie de ton corps pour ne pas te regarder dans les yeux"? Mais elle a un air concentré plaqué sur le visage et elle observe mon bras avec un mélange de curiosité et de fascination. Hin? Et je comprends. 

Elle reluque tes tatouages Walters.

Elle regarde mes fautes gravées sur ma peau. Elle voit le monstre à l'intérieur. Merde. Je croise les bras pour faire barrage. Elle détourne les yeux l'air coupable. Les gens parlent autour de la table. Ils rient. Je crois que Rose fait passer les dessert. Mais qu'est-ce que je fous encore là, bordel? Sans plus de cérémonie, je me lève. 

Je croise le regard accusateur de Chris mais je lui fais un doigt d'honneur mental qu'il reçoit cinq sur cinq. Tant pis pour la cobra, c'est plus mon problème. Je claque des doigts pour faire lever Rambo qui m'emboîte immédiatement le pas. 

Et voilà! C'était un deuxième chapitre du point de vue de Royce, j'espère que ça vous plaît! Si c'est le cas n'hésitez pas à voter et si vous avez des questions ou des remarques, à laisser commentaires 😉