Chapitre 71
- Où tu vas?
La voix de Royce m'interpelle au moment où je me lève de ses genoux. J'ai eu un peu de mal à retrouver mes repères en émergeant du sommeil qui m'a prise en traître. J'aurais préféré garder les yeux ouverts pour profiter pleinement de cette soirée qui ne se reproduira sûrement jamais mais je ne suis pas surprise de m'être assoupie. Après tout, je n'ai pas dormi depuis une vingtaine d'heures, si l'on excepte ma petite sieste dans le pré qui me semble déjà dater de plusieurs années.
C'est ma sonnerie de téléphone qui m'a réveillée et le nom de mon meilleur ami qui s'affiche à l'écran m'empêche de laisser couler l'appel. "Toujours nous répondre au téléphone", c'est l'une de nos règles tacites.
Je lève les yeux vers mon mécanicien qui fixe mon portable vibrant, sourcils froncés, attendant une réponse à sa question.
- Pas loin, je lui assure en haussant les épaules. Je vais juste répondre au téléphone et me dégourdir les jambes.
Je précise ce dernier détail pour éviter qu'il ne me demande de prendre l'appel ici et de ne pas m'éloigner avec sa manie surprotectrice que je ne comprends pas. Ce n'est pas vraiment faux, tous mes membres me semblent ankylosés d'être resté aussi longtemps dans cette position même si je n'échangerais ce moment pour rien au monde. Pathétique, moi?
Il ne relève pas, même si sa mâchoire est crispée. Il s'inquiète pour rien de toute façon, ce n'est pas comme s'il risquait de m'arriver des bricoles sur cette plage bondée. Après un vague signe de main, je m'éloigne du feu en décrochant sur mon portable. Je remarque au passage qu'il est près de quatre heures du matin et que je ne me souviens pas avoir déjà été hors de mon lit à une heure pareille.
- Allo? je lâche en prenant la direction des vagues.
La fraîcheur de l'aube commence à se faire sentir et une chair de poule instinctive se répand sur mes bras lorsque l'air froid de la mer entre en contact avec ma peau. J'aurais dû prendre une veste, je songe à regret.
- Lily?
- Qui d'autre? je rigole.
- Je... je sais qu'il est tard chez toi... enfin tôt... mais je... j'avais besoin d'entendre ta voix.
Mon sourire s'efface aussitôt en entendant son ton tourmenté. Je le reconnaîtrais n'importe quand, même en étant à des milliers de kilomètres je devine qu'il fixe le plafond en essayant de garder la face mais que ses lèvres tremblent, d'où les mots hésitants.
- Nate? Qu'est-ce qui se passe? je demande doucement.
Un silence s'installe et je ne cherche pas à le rompre, sachant qu'il organise simplement ses pensées comme il a l'habitude de le faire avant de parler. De plus, Nathan ne m'aurait pas appelée si ce n'était pas pour vider son sac. Comme je m'y attendais, il ne tourne pas autour du pot.
- C'est pas grand chose en fait, biaise-t-il aussitôt. C'est juste ma mère. Ils la laissent sortir et elle rentre demain.
Je me crispe et digère l'information en devinant facilement l'état de confusion dans lequel il doit être.
Je connais Diana, la mère de Nathan, depuis toujours. Elle et maman sont amies depuis leurs années de collège et ont toujours tout fait ensemble: leurs études, leurs carrières de mannequins , leurs mariages -avec deux amis- et même leurs enfants qu'elles ont eus à quelques mois d'intervalle. Puis, il y a quelques années, la mère de Nathan a fait une dépression inexpliquée et, après plusieurs incidents inquiétants, des psychologues lui ont diagnostiqué des troubles de la personnalité . Elle a été jugée comme dangereuse pour son entourage et internée dans un établissement spécialisé.
Je me figure sans difficultés ce que Nathan peut ressentir en ce moment. Il doit s'être habitué à la vie sans sa mère les trois dernières années et se demande s'il est vraiment prêt à faire face à son retour et aux difficultés qui l'accompagneront sûrement. Et je devine facilement que ce genre de pensées le fait culpabiliser d'autant plus qu'il n'est plus allé souvent lui rendre visite ces derniers temps.
- Nate... qu'ont dit les médecins ? je demande d'une voix douce.
Je l'entends prendre une inspiration. Je viens d'arriver près de l'eau. Ici, le coin est peu éclairé et seuls quelques résidus de lumière enflammés provenant du brasier viennent faire scintiller les vagues couleur d'onyx.
- Ils disent qu'elle a fait beaucoup de progrès et qu'elle peut rentrer sans danger tant qu'elle prend ses médicaments. Mais ce qu'elle a ne guérira pas, Lily, ce sera toujours là... en elle, lâche-t-il d'un ton amer.
Je resonge à toutes les fois où il est venu se réfugier et passer la nuit chez moi après certaines crises particulièrement violentes de sa mère.
- Nate, tu as le droit de ne pas être prêt à la voir revenir. Tu as le droit de t'inquiéter, ça ne veut pas dire que tu ne l'aimes pas.
- Tu crois? lance-t-il, acide. Tu ne sais pas ce que je pense, tu ne dirais pas ça sinon. Parfois, je me dis que tout le monde s'en sortirait mieux si elle restait dans cet hôpital psychiatrique à vie et qu'on continuait de lui rendre visite une fois par mois...
Il se tait subitement, regrettant ses paroles que je médite un moment. Mon silence l'alerte et il demande d'une voix abattue.
- Je te dégoûte?
- Non! Bien sûr que non, comment est-ce que tu peux penser un truc pareil?
- Parce que je suis un fils ignoble et égoïste même pas capable de prendre soin de sa mère malade alors que...
- Dans ce cas, je ne suis pas mieux, coupé-je court à son auto-flagellation. Si tu savais le nombre de fois ou j'ai souhaité ne plus jamais revoir la mienne. Juste cette semaine, il ne se passe pas un jour sans que je l'imagine s'étouffer avec une des feuilles de salade qui lui servent de repas.
Son rire léger retentit à l'autre bout du fil et je m'apaise aussitôt, soulagée de l'avoir déridé.
- C'est toujours cool de parler avec toi, déclara-t-il en retrouvant sa bonne humeur. J'ai même pas besoin d'investir dans une balle anti stresse et en plus, j'apprends que ma meilleure amie est une psychopathe.
- Sympa, lancé-je amusée avant de retrouver mon sérieux. Tu me diras comment les choses évoluent. Avec ta mère, je veux dire.
- Ouais.
- Et dis-toi que de toute façon, quoi qu'il se passe, tu seras loin l'année prochaine. Juste nous deux à Miami.
- C'est clair! Et notre appart avec piscine!
- Eh, ne profite pas non plus de la situation. C'est non pour la piscine.
- Dommage, j'aurais essayé. Bon je vais te laisser te rendor... attends ... c'est de la musique que j'entends ?
Oups. Je peux presque le voir se redresser sur son lit, en alerte. Je me fige en plissant les paupières comme si j'avais le super-pouvoir de diminuer le volume à distance. Hélas non, les Boum-boums puissants que Nathan a manqué un moment à cause de son angoisse sont impossibles à dissimuler.
- Hum... oui?
- Quoi? T'es a une fête? s'exclame mon ami sans que je ne sache s'il est juste choqué ou plutôt désapprobateur.
- Ouais, on peut dire ça, avoué-je en attendant le verdict.
- Mais chez toi, il est genre... quatre heures du mat! Chris est d'accord?
- Euh... non. Enfin, je ne sais pas. J'ai fait le mur.
Un silence stupéfait accueille cette déclaration et j'attends sa réaction, figée, le regard braqué sur l'horizon indissociable de l'eau sombre.
- Pourquoi est-ce que tu te tais? je demande d'une petite voix..
- C'est... je ne sais pas, c'est juste inattendu.
- Est-ce que je vais avoir droit à un sermon? m'inquiété-je en essayant d'insuffler -sans succès -un peu de légèreté à mon ton.
- Quoi? Mais non, t'es folle? Je suis pas ta mère. Je suis juste un peu inquiet.
- Ma mère se fiche bien de ce que je fais de mes nuits. Pourquoi tu t'inquiètes ?
- Parce que, je sais que t'as pas l'habitude de ce genre de choses . Je voudrais pas que quelqu'un en profite. T'es avec qui?
- Hum... des amis, lâché-je, un brin évasive.
Je ne m'explique pas pourquoi je lui cache l'existence de Royce et ce qu'il provoque chez moi. J'ai pourtant l'habitude de tout lui dévoiler. Mais je ne vois pas comment lui parler d'une chose que moi même je ne comprends pas très bien. Une chose qui n'existe que dans ma tête et qui n'ira jamais plus loin.
- Dignes de confiance? insiste Nathan.
- Oui, j'affirme cette fois sans l'ombre d'un doute.
- Et est-ce que tu t'amuses?
- Oui.
Le mot sort dans un souffle, comme si j'avouais un péché.
- C'est tout ce qui compte alors. Je suis content pour toi. Même si j'aurais aimé être là pour ta première soirée.
Soulagée, je le remercie chaudement. On échange encore quelques paroles légères sur nos vacances respectives. Il se plaint un peu de son père pour la forme avec toutefois ce respect sous-jacent qui ne quitte jamais sa voix quand il parle de lui et je lui détaille les derniers événements à propos de l'étalon blanc. Puis, après m'avoir souhaité une bonne fin de nuit et rappelé à quel point il m'aime, il raccroche quand sa gouvernante l'appelle pour le petit déjeuner.
Je réfléchis encore un moment à notre conversation, surtout la partie sur sa mère et me demande quel effet cette nouvelle donne aura sur la mienne. Elle a toujours été froide et distante comme personne mais cette facette de sa personnalité s'est exacerbée après l'internement de Diana.
M'apprêtant à retourner près du feu de camp -soyons honnête, près de Royce- je tourne le dos à la mer mais me fige après le premier pas.
À quelques mètres de moi, immobile comme une ombre, se tient la brune du bureau de Dallas. Je l'appellerais bien autrement mais je ne connais pas son prénom et ne suis pas certaine de le vouloir.
Qu'est-ce qu'elle faisait là, juste derrière moi alors que j'étais en pleine conversation téléphonique? Depuis quand est-elle ici? M'écoutait-elle?
Du calme Lily, tu deviens un peu paranoïaque sur les bords.
C'est vrai, il est possible qu'elle ait juste eu envie de marcher même si je ne vois pas pourquoi elle reste plantée devant moi telle une statue, une jolie statue brune, certes, mais une statue quand même.
Je lui adresse un hochement de tête poli -je ne sais pas faire autrement- et entreprends de la contourner mais sa voix m'arrête net.
- C'est Lily Williams, c'est ça?
Ses intonations me font penser à celles des femmes de téléphone rose, chaudes et sensuelles, et mes soupçons se réveillent. Elle est donc bien là pour moi.
- Oui, c'est ça, réponds-je à contre-coeur.
Je suis plantée à un mètre d'elle qui tourne le dos aux vagues. Seule la bienséance que l'on m'a inculquée avec un peu trop de zèle me retient de lui tourner le dos et de m'en aller. Son visage m'oblige à me remémorer un souvenir désagréable que je préfèrerais effacer.
- Je suis Rachel. On s'est déjà croisées, lâche-t-elle avec un rictus et je vois son gloss humide scintiller doucement.
Je n'ai jamais vraiment aimé le maquillage pour les lèvres, sauf quand il a un goût de fruit mais dans ce cas là, il ne reste pas longtemps.
- Oui, je me souviens, m'entends-je marmoner en détournant les yeux.
Puis, la voyant s'allumer une cigarette, je décide qu'il est temps pour moi de tirer ma révérence.
- Excusez-moi, il faut que je retourne au feu de camp, mes amis vont s'inquiéter.
Je m'éloigne de quelques pas mais, de nouveau, sa voix féminine à souhait m'arrête.
- Tu n'as aucune chance, petite. À ta place, je laisserai tomber.
Je pivote vers elle, comme un feu folet et mes yeux s'agrandissent. Je me demande si mon obsession pour un certain mécanicien me pousse à mal interpréter ses paroles. Après tout, cela n'a surement aucun rapport.
- De quoi est-ce que tu parles?
- De Walters. J'ai vu la façon dont tu le regardais et je te le répète, tu n'as aucune chance.
Bon d'accord, la première impression était la bonne. Le sang quitte rapidement mon visage quand ses paroles pénètrent mon cerveau mais je me force à redresser le menton et à ne pas détourner le regard.
Alors quoi, elle compte me faire une scène de jalousie? Très peu pour moi ce genre de chose, je n'ai pas évité les filles comme la peste pendant des années pour avoir ce genre de discussions puériles avec une inconnue.
Je m'empêche de reculer, même quand elle fait plusieurs pas pour se planter à quelques centimètres de moi. Même quand ses lèvres parfaites s'ouvrent en un o arrondi et qu'elle me souffle une volute de fumée âcre et malodorante à la figure.
- Je te le répète, je ne sais pas de quoi tu parles, m'entêté-je.
- Bien sur que si, rigole-t-elle. Tu es amoureuse de lui, c'est évident.
Je tressaille et me mets à trembler légèrement sans savoir quoi répondre. Je voudrais pouvoir nier en éclatant de rire devant l'absurdité de ses paroles mais l'idée qu'elle soit peut-être plus proche de la vérité que moi me cloue sur place alors qu'un malaise diffus m'envahit, comme un liquide visqueux et froid qui s'écoule le long de votre colonne vertébrale.
Qu'est-ce qu'elle me veut? Cette question tourne en boucle dans ma tête et je la lui répète à haute voix.
- Juste te prévenir, répond-elle. Walters prend mais ne rend jamais. Je ne suis pas sûre de savoir ce qu'il te trouve mais dès que tu lui auras donné ce qu'il veut, il disparaîtra.
Je n'apprécie pas du tout la manière dont elle parle de lui et me dispense de lui signaler que Royce ne me trouve rien du tout et qu'elle est complètement à côté de la plaque.
- Qu'est-ce qui te fait peur? j'attaque d'une voix plus sûre que je ne le suis réellement. Que je marche sur tes plates bandes?
Son rire, semblable à un carillon, se répercute dans la nuit pour se faire aussitôt happer par la musique lointaine.
- Quoi, tu crois que je suis intéressée par Walters? s'esclaffe-t-elle.
Je la dévisage d'un oeil méfiant. Ses traits ont beau être très féminin, ils sont empreints de la même duretée lasse que ceux des gens du Nord.
- Je te rappelle que je vous ai vus, je lâche sans parvenir à masquer l'acidité qui suinte de ma voix.
Elle hausse les épaules, guère coupable.
- Ouais, il m'arrive de m'envoyer en l'air avec lui quand il est d'humeur. C'est un super coup, pour l'anecdote. Mais je ne suis pas cinglée au point de m'amouracher d'un mec pareil.
- Un mec pareil? je répète sans comprendre.
- Pourri jusqu'à l'os, clarifie-t-elle. Je veux quitter cet endroit un jour et les gars comme lui restent à vie dans leurs merdes. C'est comme des sables mouvants: ils s'enfoncent, se débattent, s'enfoncent et... crèvent.
- C'est répugnant ce que tu dis!
- La vie est répugnante, chérie.
- Oui et bien je suis sûre que Royce n'est pas que comme tu le décris! La rédemption, ça te dit quelque chose? Il peut très bien s'en sortir, quoi qu'il ait fait.
J'essaye de croire très fort en ces paroles, sinon, je ne sais pas ce que cela dit de moi.
- Wow, rigole-t-elle après avoir craché de la fumée vers le ciel. T'es vraiment mordue. Je sais pas où il t'as dégotée, t'es bien la seule fille au monde qui pourrait supporter ce mec pour autre chose que du sexe. Mais tu penserais surement pas ces trucs si tu savais tout ce qu'il a fait.
- J'en sais assez, rétorqué-je en croisant les bras sur ma poitrine dans un geste obstiné. Et pourquoi tu me dis tout ça? Ne me fais pas croire que c'est par gentillesse.
- La rédemption, ça te dit quelque chose? Je gratte des points pour le paradis au cas où mon cas ne soit pas encore fichu. Tu vois, aider notre prochain, blablabla, lance-t-elle en agitant la main qui tient sa cigarette de manière évasive.
- Et bien, si ce que tu dis est vrai, tu n'as pas à t'en faire. Royce ne me voit pas du tout comme... ça. Et c'est aussi bien.
Rachel me dévisage un instant, ahurie, puis éclate de rire.
- En fait, la première fois que je t'ai vue, je pensais que t'étais comme toutes ces gamines snobs et pourries gâtées du sud qui croient que la terre et les gens leur appartiennent. Mais t'es différente, dans le genre gentille fille tolérante mais trop stupide pour son propre bien.
- Je ne sais pas si tu me fais un compliment ou si tu m'insultes.
- Ni l'un ni l'autre, c'est juste une remarque. Il n'empêche que Walters ne va faire qu'une bouchée de toi. Il va te dévorer et te recracher mais je t'aurais prévenue. Je ne sais pas ce que tu lui trouves mais tu te trompes.
Je grimace en la regardant écraser sa cigarette dans le sable avec le bout de sa botte. Bonjour la pollution. Elle relève la tête et m'adresse un vague sourire un peu terne, sûrement contaminé par des années à vivre dans la misère.
- Bon, je suppose qu'on ne se croisera plus jamais donc, bonne vie. Et vu que je suis presque sûre que tu ne vas pas tenir compte de mes avertissements, alors je peux te donner un petit conseil.
- Oui? je demande, curieuse même si je pense que ce defaut me perdra.
- Walters aime bien les pipes, lâche-t-elle d'un ton joyeux pour ma plus grande horreur.
Je me pétrifie et m'empourpre en même temps en songeant que la situation ne pourrait pas être plus gênante. J'ai tort.
La seconde d'après, le regard de Rachel se pose un peu au dessus de mon épaule et elle lance avec un rictus.
- Tiens, Walters. On parlait justement de toi.
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