Chapitre 56
Les invitées ne se révèlent pas aussi exécrables que je l'avais imaginé, je songe alors qu'elles arrivent petit à petit et se garent le long de l'allée avant de venir me saluer et me souhaiter un joyeux anniversaire. D'accord, je suis mauvaise langue, en réalité, elles sont vraiment sympathiques.
Je n'ai pas mis longtemps à comprendre que Chris a vraiment dû les trier sur le volet avant de les appeler. Il n'y a que des filles, ce qui ressemble bien à mon oncle, du moins à la nouvelle image que je découvre de lui, et elles sont toutes polies, courtoises et pleines de tact.
Je reste sur mes gardes mais personne n'a encore abordé de sujet épineux comme Royce ou mon père. J'enjoins les filles à rejoindre le salon de réception que Rose a au préalable rempli de friandises, apéritifs et victuailles de toutes sortes et reste sur le porche pour accueillir les derniers arrivants, Mia est postée à mes côtés, la mine sombre et un air de bulldog assez intimidant placardé sur le visage. Son attitude protectrice m'amuse et me touche à la fois, je réalise en me penchant une énième fois pour répondre à une accolade.
- Lily! Salut, lance timidement une fille que je mets quelques instants à reconnaître.
C'est Kelly. J'avais brièvement discuté avec elle après la dernière balade collective et pendant le petit goûter qui avait mal tourné. La voir m'évoque des souvenirs désagréables et à son visage qui pâlit, je devine qu'elle pense à la même chose que moi.
Mia me jette un coup d'œil, alertée par mon immobilité et croise brusquement les bras sur sa poitrine, façon vigile mais sans les kilos de muscles. Quand Kelly commence à danser d'un pied sur l'autre, très mal à l'aise, je me reprends brusquement. Cette fille n'est en aucun cas responsable du mauvais quart d'heure que m'ont fait passer les autres jeunes ce jour-là.
Je descends les marches et m'avance vers elle en lui souriant pour la rassurer.
- Salut! Kelly, c'est ça? Je me souviens de toi. Contente de te revoir.
- Merci! Et bon anniversaire!
Je lui rends son accolade alors que Mia se contente d'un bref hochement de tête dans sa direction en lui indiquant la salle de réception dans laquelle les autres invitées sont déjà en train d'échanger avec enthousiasme, leurs rires nous parvenant depuis le salon.
Après m'être assurée que les voitures ont fini d'affluer, je rentre avec Mia dans la fraîcheur de la maison et referme la porte d'entrée derrière moi. Quand je pivote, mes yeux tombent aussitôt sur Chris, debout au milieu du hall en chemise blanche et jean noir. Nos regards se croisent dans un silence lourd de mots que je ne sais pas déchiffrer, puis il se tourne vers mon amie.
- Mia Lopez, c'est cela?
Cette dernière semble plus que flattée que mon oncle connaisse son nom car elle affiche un immense sourire blanc avant de lui tendre une main sûre.
- Oui. Et vous devez être Mr Williams, je présume? demande-t-elle en imitant à la perfection l'accent américain snob.
Je manque d'éclater de rire, et même mon oncle taciturne lui décoche une moue amusée en lui rendant sa poignée de main.
- C'est ça, confirme-t-il inutilement parce que tout le monde le connaît sur cette île. Vous devriez aller profiter des réjouissances avec les autres. Je vous emprunte Lily un instant.
Mon amie hoche la tête et s'éloigne après m'avoir lancé un sourire canaille dans le dos de Chris.
- Drôle de fille, lance Chris l'air impassible.
Je songe que j'aimerais bien savoir ce qu'il pense vraiment d'elle.
- Oui mais elle est très gentille, je la défends au cas où il entende cet adjectif dans un sens péjoratif. Je l'aime bien et c'est une bonne amie.
Il hoche la tête en se passant la main dans la barbe.
- Mmh. J'ai connu son père, un bon gars, lance-t-il le regard vague comme plongé dans un souvenir.
Je ne résiste pas à l'envie de lui poser la question qui me brûle les lèvres depuis plusieurs jours déjà.
- Comment est-ce que ça se fait que tu aies autant de contacts dans le Nord?
Ses yeux se plissent légèrement alors qu'il me dévisage avec attention. Pendant une minute, on entend seulement les discussions assourdies et les rires féminins en provenance du salon, avec un fond de musique girly.
- Business oblige, répond finalement Chris, bref et concis comme à son habitude.
- Le business de voitures? je tente.
Il continue de me scruter, les mains dans les poches de son pantalon, et je peux presque voir les rouages de son cerveau intelligent et secret tourner à toute vitesse sous la peau de son front.
- Oui, entre autres. J'espère que ça ne te dérange pas que j'ai invité ces filles, change-t-il ensuite de sujet. Je ne savais pas trop ce que tu as l'habitude de faire pour tes anniversaires, alors...
- Non, c'est gentil à toi, je lui assure.
Du moins, l'intention l'est.
- Je n'ai contacté que des connaissances fiables mais si quelqu'un t'emmerde, tu viens me chercher et j'expédie tout le monde, ok?
Je plonge dans son regard bleu qui déborde soudain de sérieux et de dureté et hoche la tête en déglutissant, encore surprise et déroutée par son attitude protectrice.
- Bon, tu devrais aller t'amuser avec les autres. Je serai dans mon bureau, au cas où.
- D'accord. À plus tard alors.
Je commence à m'éloigner mais je n'ai pas fait quelques pas qu'il me rappelle. Quand je me retourne vers lui, son expression à perdu un peu de sa dureté naturelle et il ressemble encore plus à mon père avec cet air... humain. Cette pensée est douloureuse et éveille un léger pincement de culpabilité en mon sein donc je l'écarte et demeure silencieuse.
- Bon anniversaire, lâche mon oncle après un instant de silence relatif.
Mes yeux s'arrondissent légèrement mais je le remercie aussitôt alors que mon cœur semble écarter mes autres organes pour prendre plus de place dans ma poitrine.
Chris hoche la tête avant de tourner les talons et d'aller s'enfermer dans son bureau sans un mot de plus, fidèle à lui même, me laissant immobile au milieu du grand hall froid.
Je secoue la tête et soupire malgré le minuscule sourire qui se fraie un chemin jusqu'à mes lèvres. Chris est Chris.
Quand je rejoins le grand salon noir de monde, Rose est en train de déposer une énorme pièce montée rose et blanche à l'aspect matelassé et couverte de fleurs en pâte à sucre. Le gâteau somptueusement réalisé me met tout de suite l'eau à la bouche et je ne dois pas être la seule parce que toutes les filles se mettent à applaudir la cuisinière. Cette dernière rosit de plaisir avant de m'embrasser sur la joue et de me souhaiter de nouveau un joyeux anniversaire.
- J'espère que tu aimes? demande-t-elle. C'est ce petit Jace qui m'a dit que tu adore le rose.
L'imbécile, je peste mentalement contre ce rouquin de malheur sans pouvoir m'empêcher de rigoler.
- Oui, j'adore, c'est génial. Merci, Rose!
Elle nous laisse après avoir découpé d'immenses parts qui conviendraient plus à Rubeus Hagrid et les avoir réparties dans nos assiettes.
Je m'installe à la place que Mia m'a gardée à côté d'elle, me transforme en écrevisse quand tout le monde entonne le chant de mes cauchemars, ne fais qu'une bouchée de ma succulente portion de gâteau et éclate de rire avec les autres quand Jace interrompt le goûter d'anniversaire pour monter sur l'immense table -en prenant soin d'éviter de piétiner la nourriture de ses sneakers- et faire son show.
Ce garçon a raté sa vocation d'humoriste, d'après moi.
Les discussions de filles s'éternisent, dirigées par Mia, et j'y prends part du mieux que je peux. Animaux, université et mode sont jetés sur le tapis et je n'ai pas de mal à m'intégrer.
À un moment, quelqu'un propose que l'on utilise la piscine et je donne mon aval sans réfléchir. Je vais me changer en vitesse et passer un film imperméable sur mon attelle alors que les filles se déshabillent à mi-chemin du bassin, frétillant d'impatience sous la chaleur tropicale. Les plongeons bruyants se multiplient. Une partie de water-polo débute et les cris enjoués mêlés aux rires sonores et aux éclaboussures me replongent en enfance comme dans un rêve.
Jace passe près de la piscine, l'air goguenard, prétextant vérifier que tout est en ordre alors que je sais qu'il vient juste se rincer l'œil sur les filles en bikinis multicolores. Mia, pas dupe non plus, le gratifie d'un majestueux doigt d'honneur et il se contente de lui envoyer un baiser volant avant de rebrousser chemin, le dos agité par un rire silencieux.
Les heures s'égrènent dans une sorte de joie festive qui m'est étrangère et que je savoure avec une certaine prudence.
J'ai passé des années à Londres sans autres amis que Nathan. Les fêtes sont une entité abstraite pour moi, je les découvrais avec une certaine fascination dans les films et séries à travers les yeux d'acteurs doués, j'en entendais parler dans les couloirs de mon internat ou aux toilettes entre deux cours. J'ai même participé à des versions pâles et ternes de fêtes, suintant l'hypocrisie et les apparences feintes lors des galas et réceptions auxquels j'assistais contre mon gré.
Mais c'est tellement différent de le vivre pour de vrai et de l'apprécier. Cela me donne l'impression d'être... entourée. Mais ce n'est pas tout. C'est comme si je retrouvais l'espoir de vivre quelque chose qui s'apparente à l'adolescence normale dont j'ai été privée.
- Encore en train de philosopher?
Les paroles de Mia font doucement éclater ma bulle de réflexion. Elle est accoudée au rebord du bassin tout comme moi et mes yeux se baladent sur les autres filles. Certaines sont allongées sur des transats et boivent des cocktails sans alcool ou exposent leurs dos aux rayons du soleil. D'autres font des batailles de frites en mousse dans l'eau ou dansent en riant sur les bords du bassin en suivant les notes puissantes de Camila Cabello qui s'échappent des baffles qu'elles ont installés.
- Non, je réponds enfin à mon amie en reportant mon attention sur elle. Je profite juste.
- Menteuse, ricane-t-elle. T'es incapable de profiter simplement d'un truc. Tu dois toujours tout décortiquer et tout analyser.
Je la regarde, stupéfaite qu'elle ait pu me percer à jour aussi rapidement, puis pose ma joue sur le sol chaud sans me soucier des remous de l'eau qui me mouillent le visage à intervalle régulier.
- T'es jamais allée à une fête avant? demande-t-elle après un silence apaisant.
Je hausse vaguement une épaule.
- Tout dépend de ta définition de la chose. En vérité, j'ai déjà participé à de très grandes festivités. Le genre ou tu dois porter des robes aux prix honteux qui ne serviront qu'une seule fois pour discuter entre autres de sujets tels que la faim dans le monde, sourire et serrer la main à des tas d'inconnus en prétendant apprécier leur compagnie et manger en faisant attention à ne pas terminer son assiette même si la quantité ne rassasierait pas un moineau, je débite avec un air blasé qui me ressemble pourtant peu.
Mia écarquille ses grands yeux bruns emplis d'humour et éclate de rire.
- Wow, t'es amère dis-donc. On sent les bons souvenirs. Moi j'aimerais bien essayer. Tu sais, voir ce que ça fait d'être Cendrillon, juste une fois. Ça doit être amusant.
- Au début peut-être. Mais au bout d'un moment, c'est juste pénible et fatiguant, je t'assure.
- Qu'est-ce que tu aimais faire alors, dans ton château anglais? me taquine-t-elle.
- Je ne sais pas... cuisiner?
- Tu cuisines? s'étonne-t-elle, son intérêt étrangement piqué.
- Hum... oui.
Une lueur traverse son regard avec l'éclat d'un feu d'artifice et je la suis des yeux, méfiante, quand elle se hisse hors du bassin. Elle se plante debout sur le bord et se tourne vers les invitées éparpillées un peu partout aux alentours.
- Qu'est-ce qu'elle... ?
- Ecoutez-moi les filles! Qui est partante pour un concours de cuisine?
Je secoue la tête en jetant toutefois un coup d'œil en direction des autres. Elles gardent un instant le silence l'air de réfléchir à la proposition de Mia ou de s'interroger sur la signification du mot "cuisiner", puis lèvent les bras en l'air en poussant des exclamations enthousiastes qui me laissent coite. À mon avis, elles auraient eu la même réaction si on leur avait proposé de sauter du haut d'un pont, comme si le fait qu'une activité s'inscrive dans le cadre d'une fête la rendait tout de suite plus attractive.
Moins de cinq minutes plus tard, toutes les filles se sont séchées et rhabillées, moi comprise, et on se dirige vers l'immense cuisine de la demeure. En chemin, mes yeux se dirigent malgré moi vers le garage même si, à cette distance, il n'y a rien à y voir, et Mia m'adresse une petite tape sur la tête en ricanant.
Dans la grande salle au mobilier moderne et à l'air embaumant la nourriture, Rose nous cède la place avec joie en ôtant son tablier fleuri, sûrement satisfaite de nos choix d'activités dans ce monde où la jeunesse devient de plus en plus inconsciente.
Mia s'est mise en tête d'organiser un concours de macarons au chocolat et crée des équipes comme un vrai petit-chef en distribuant des tabliers à toute la troupe. Je songe qu'elle n'a pas choisi le dessert le plus facile pour des filles qui n'ont sûrement jamais tenu d'ustensiles de cuisine dans leur mains et que cela risque de tourner au massacre, mais je la laisse faire.
Une demi-heure plus tard, je suis confortée dans mes prédictions. La plupart des invitées regardent la pâte crue dans leur saladier avec un air de fascination qui en dit long sur leur expérience. Finalement, Mia et moi sommes les seules à nous en sortir. Le plan de travail est recouvert d'une épaisse couche de sucre glace qui m'évoque un tapis de neige et je crois que ma converse vient juste de glisser sur un jaune d'œuf.
Malgré tout, je m'amuse comme je ne l'ai pas fait depuis longtemps. Les filles "cuisinent" en se dandinant au son de Jennifer Lopez qui chante "I ain't gon' be cooking all day, I ain't your mama" et l'ironie de la situation ne m'échappe pas.
J'incorpore les blancs en neige au chocolat sous les yeux émerveillés et les encouragements bruyants de mon "équipe" et j'ai l'impression de concourir pour les jeux-olympiques.
À un moment, Chris passe la tête dans la cuisine, sûrement alerté par nos piaillements, et son expression, pour une fois expressive, vaut vraiment le détour. Je lui adresse un sourire confus quand il balaye le désastre du regard, puis il secoue la tête l'air mi amusé mi consterné et referme la porte en sortant.
Finalement, on glisse plusieurs plaques de biscuits au four mais la plupart -je ne vais pas mentir- ressemblent à tout sauf à quelque chose de comestible. Contrairement à ce que je prévoyais, les filles ne protestent pas quand il faut ranger le désastre que l'on a causé.
Alors que la cuisine est de nouveau immaculée et que l'on s'est installées autour de l'îlot en attendant la fin de la cuisson de notre chef d'oeuvre, la première fausse note de la journée survient - c'était trop beau- quand une fille lance, sûrement sans penser à mal, une des phrases qui fait que je déteste habituellement ce genre de fête.
- On joue à action ou vérité?
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