Chapitre 45
Je passe l'après-midi à aider Jace dans le pré. On vérifie l'état des chevaux, de leurs sabots et il prend un rendez-vous avec un vétérinaire pour une jument alezane qui présente des symptômes de coliques fréquentes. Il me laisse donner le biberon au poulain, bien que ce dernier n'en ait plus vraiment besoin, et se moque de ma mine attendrie.
Je suis assise sur la barrière alors qu'il remplit les mangeoires de grains d'avoine et l'observe en balançant mes jambes dans le vide. Je ne peux pas m'empêcher d'être étonnée par son attitude avec les bêtes, tellement différente de son caractère de tous les jours. Il les traite avec douceur et leur parle même, quand il pense que personne ne le regarde. Je trouve ça touchant.
- Pourquoi tu as décidé d'être palefrenier? Tu sais, en même temps que tes études? je l'interroge quand il s'accoude aux barres de bois, à côté de moi.
Il a un léger sourire à la Jace alors que ses yeux sont fixés sur un cheval baie qui se roule au sol, un peu plus loin, sans se soucier du fait que l'on vient tout juste de le brosser. Il hausse les épaules.
- C'est super efficace avec les filles, comme un genre de bonus qui complète mon apparence irrésistible. Tu vois, même toi tu ne peux pas résister.
- C'est ça, oui.
- Mais si, tout à l'heure, j'ai vu ton regard énamouré quand je m'occupais des chevaux.
- Tu veux dire quand tu leur murmurais à l'oreille? je le taquine, fière de le voir aborder une moue légèrement embarrassée. Et puis, mon regard énamouré était pour Brutus, pas pour toi, banane.
- Faut vraiment que je te refasse ton éducation, ton stock d'insultes est complètement pourri.
- Non merci, je m'en passerais. Alors?
- Alors quoi?
- Pourquoi ce boulot?
- Je viens de te le dire.
Mon dieu, qu'est-ce que c'est que cette manie chez nos employés de minimiser leurs choix de travaux comme s'il était honteux d'apprécier ce que l'on fait?
- Je sais que tu aimes les chevaux, j'insiste.
Il se tourne vers moi et son regard translucide rejoint le mien.
- C'est vrai. Peut-être que j'ai trop regardé Spirit quand j'étais gamin.
- J'adorais aussi!
- Je m'en doutais. C'est bien ton genre. Et je ne serai pas étonnée si tu voulais être vétérinaire, ajoute-t-il.
- Suis-je si prévisible que ça ?
En me voyant pincer les lèvres, Jace éclate de rire.
- C'est pas vrai! Tu veux vraiment être vétérinaire?
Je hoche la tête en silence et on reste un moment sans rien dire, nous contentant d'observer le poulain folâtrer dans l'herbe en exécutant une sorte de trot militaire.
- Tu as des frères et sœurs? je l'interroge tout-à-trac, juste pour grappiller quelques informations sur lui.
Une légère hésitation le fait plisser le front une seconde, puis son sourire affable reprend sa place.
- Ouais. Quatre frères et je suis le plus âgé.
- Waouh! j'ai pitié de ta mère si elle doit gérer en ce moment quatre de tes doubles maléfiques.
- Je suis un garçon adorable.
- Mais oui. Et moi championne du monde de catch. Et tu vivais à Brooklyn, tu m'as dit. Il ne doit pas y avoir beaucoup de chevaux la-bas, non?
- C'est clair, mais on allait dans le Colorado chez mes grands parents tous les étés et ils avaient un ranch.
Je note l'utilisation de l'imparfait et la lueur sombre qui emplie un instant ses prunelles. Je déglutis en me demandant si cela signifie que ses grand-parents n'ont plus de ranch ou qu'il n'a plus de grand-parents. Je n'ai pas encore décidé si je dois lui poser plus de questions qu'il m'interrompt, retrouvant son air affable.
- Et sinon c'est quoi cet interrogatoire? Le quart d'heure pour faire connaissance? Parce que si c'est ça, j'ai aucun problème mais je dois quand même te prévenir que je ne suis pas encore amoureux de toi alors on ne peux pas sortir ensemble, raille-t-il devant mes yeux rageurs, mais si tu veux on peut "causer".
- T'es vraiment con! je m'emporte, piquée au vif.
Il explose de rire.
- Tu vois, tu viens de passer quelques minutes avec moi et ton stock de gros mots s'améliore déjà.
- Oui, c'est ce que je constate, marmonna Dallas qui vient de passer la tête entre nous deux. Content de voir qu'après avoir exploité Lily pour faire tes tâches, tu te tournes les pouces en tapant la discute, ajoute-il pour plaisanter.
- Elle s'est portée volontaire, se défend le roux.
- C'est vrai, je confirme.
- Ok, j'ai besoin de ton aide aux écuries pour déplacer quelques trucs.
- Oui chef, s'exclame Jace en exécutant à merveille un salut militaire avant d'escalader la barrière et de suivre mon palefrenier.
Je reste assise à observer les chevaux profiter de leur moment de répit en regrettant de ne pas avoir mon calepin sur moi. Brutus ne tarde pas à me rejoindre, comme s'il avait attendu que les autres s'en aillent pour venir me saluer. Cette idée me réjouit secrètement: Archibald faisait la même chose et cela faisait tout le temps enrager Nathan.
Brutus renifle la main que je lui tend et me laisse le caresser avant de coller sa tête a ma poitrine sans se rendre compte que mon cœur est en train de dégouliner sur mes autres organes. J'entoure son encolure de mes bras et dépose un baiser sur son étoile, que je trouve de plus en plus jolie.
- Promis mon beau, demain, je t'emmène en promenade. Juste nous deux, je murmure près de ses oreilles qui s'agitent, attentives à mes paroles.
- Tu parles vraiment à ce cheval? raille une voix désagréablement familière dans mon dos.
Je sursaute et me retourne brusquement, tous mes muscles raidis de surprise. D'habitude, je le sens immédiatement quand quelqu'un se trouve derrière moi.
Un groupe de jeunes est planté à quelque mètres et je reconnais celui qui a parlé. C'est Abercrombie, peu importe son prénom. Je ne pensais pas les revoir de sitôt et dire que je ne suis pas enchantée de les trouver dans ma cour est un doux euphémisme. Je croise les bras sur ma poitrine pour dissimuler les tremblements de mes mains.
- Qu'est-ce que vous faites là? je demande en essayant d'adopter un ton ferme mais poli. Il me semble que Dallas vous avait congédié, l'autre fois.
- Tu parles de ton palefrenier? demande une fille trop maquillée dont le ton hautain me répugne. Désolée mais on ne reçoit pas d'ordres des employés.
Aucune répartie intelligente ne me vient en tête et je suis obligée de serrer les dents en attendant le prochain coup. J'aimerais que Dallas arrive. C'est lâche, je le sais, mais je n'ai jamais été capable de gérer ce genre de situation. Je suis toujours démunie face à l'hostilité et c'est clairement ce que ces visages qui me font face affichent.
- On est des clients de Chris, précise un garçon dont le visage ne m'est pas familier.
- Des clients? je répète stupidement.
- Ouais, on cherche une voiture de sport.
- Vous tous? demandai-je sans parvenir à dissimuler un air sceptique.
- Non, juste moi, répond Abercrombie en me dévisageant de ses yeux vert bouteille. Les autres sont juste là pour accompagner.
Il avait besoin d'une dizaine d'accompagnateurs? Je ne crois pas non. Évidemment, je m'abstiens de faire une remarque.
- Et bien, mon oncle n'est pas là, j'annonce dans l'espoir de les voir remonter dans leurs voitures garées n'importe comment dans l'allée mais personne ne bouge.
- Ça ne fait rien, on va l'attendre, répond Abercrombie. Au fait, je m'appelle Matt.
- Au temps pour moi.
D'accord. Mes réserves de politesse viennent de s'épuiser.
- Ton petit-ami n'est pas là? demande un grand brun portant un T-shirt de base-ball.
Je déglutis quand je comprend de qui il parle et n'ai pas le temps de réfléchir qu'un autre enchaîne:
- Si tu lui parles comme tu susurrait à l'oreille de ce cheval, il devrait mettre plus longtemps à se lasser de toi. Même s'il s'envoie surement des putes plusieurs fois par semaine.
- Ça te dérange pas, tout le sang qu'il a sur les mains? Moi j'aurais peur qu'il m'étrangle pendant mon sommeil, remarque une fille.
- C'est peut-être ça qu'elle kiffe, après tout, ricane un autre en me fixant méchamment. On dirait pas, pourtant, avec ses airs de sainte-ni-touche, hin?
Je les laisse déverser leur venin sans broncher, les yeux fixés sur mes converses. Je sais que cela ne sert à rien de répondre, ça ne fera que les exciter d'avantages. J'ai déjà vécu la même chose à Londres. Mais la-bas au moins, j'avais Nathan. J'ai l'impression que le sang ne circule plus dans mon visage et j'ai froid, à l'intérieur.
Je me retranche dans ma tête et essaye de me concentrer sur les paroles d'un vieux tube de Rihanna. Ça marche presque, leurs voix s'estompent pour n'être plus que d'insignifiants bourdonnements. Je ne sais pas combien de temps je tiens avant de descendre de la barrière.
- Excusez-moi, lancé-je, coupant la parole à un garçon.
Je suis en mode pilote automatique et ne réfléchis à rien d'autre qu'à m'échapper alors que mes jambes accélèrent le pas pour m'éloigner de ce piège à loups. Avant que je ne m'en rende compte, je suis sur le seuil du garage de Chris.
Un regard gris acier se vrille au mien.
- Qu'est-ce que tu veux, encore? demande Royce.
- Rien, je m'en vais dans quelques minutes. Ne fais pas attention à moi, je souffle, et ma voix me paraît éteinte.
Royce fronce les sourcils en sondant mon visage qui doit en ce moment être aussi pâle que la mort.
- Ok, dit-il simplement au bout d'un moment avant de replonger sous le même capot qui l'occupait ce matin.
Je soupire et m'adosse au mur qui prolonge l'entrée du bâtiment. Je compte les battements de mon cœur et quand mon rythme cardiaque redevient enfin stable, je porte mon attention sur les voitures maintenues en hauteur par des sortes de plateformes de suspension, puis sur les pneus neufs empilés par dizaines dans un coin de la salle et enfin, je balaye du regard les étagères remplies d'outils divers parfaitement ordonnés dans des caisses.
Je me demande combien de temps le mécanicien va me supporter dans son antre et quand est-ce que je pourrais sortir sans courir de risque. Chris ne rentrera pas avant la tombée de la nuit, il me l'a fait comprendre ce matin quand je lui ai proposé un dîner improvisé. Est-ce que ces jeunes ont l'intention de camper ici jusque là? Cette idée me déprime et mon cœur apaisé repart de plus belle: je suis piégée dans ma propre maison.
Un souffle chaud contre ma nuque me fait tressaillir alors que mes petits cheveux se dressent à l'arrière de mon cou. J'ai la sensation d'avoir avalé un parpaing quand je me rend compte que Matt vient de pénétrer dans le garage. Il balaye l'espace des yeux et ne voit pas Royce, dissimulé derrière un 4x4. Ce dernier non plus ne semble pas l'avoir remarqué. Abercrombie s'avance et me fait face, tournant le dos aux voitures, l'air calme. Mais ses yeux de serpent et son début de sourire le trahissent.
- Pourquoi je ne suis pas surpris de te trouver là? raille-t-il sur un ton mielleux qui m'écœure.
Dans ma rétine périphérique, je distingue le visage de Royce se relever aussitôt vers nous, sûrement alerté par cette voix masculine.
- Mes potes ne t'aiment pas beaucoup, continue Matt sans se douter que je ne suis pas la seule à l'entendre. Mais en fait, t'es plutôt mon genre.
Je déglutis difficilement et n'ai nulle part ou reculer quand il s'approche dangereusement pour presque se coller à moi. Mon dos heurte le mur et je repousse Matt du plat de la main en secouant la tête.
Un éclat de colère, vif mais évident, traverse son regard émeraude avant qu'il ne recompose son expression. Il se penche vers moi et quand il reprend, son souffle vient buter contre mon visage, me tirant des hauts-le cœur. Ses paroles me glacent d'horreur.
- Quoi, je suis pas assez pauvre pour toi? Ou alors Connor a raison et ton délire, c'est plus les criminels...Les meurtriers, c'est ça qui te fait mouiller? Si tu écartes les jambes pour ce connard de Walters, pourquoi pas pour moi?
Royce, qui était en train de se diriger vers nous pour intervenir, s'immobilise au milieu de la salle, sous le choc.
- Saches que je serais aussi bon que lui, voire meilleur, susurre Matt près de mon oreille.
Et il s'incline vers moi sans se soucier de mes deux mains plaquées sur son torse, qui tentent de le repousser. Je détourne la tête mais il ne semble même pas s'en rendre compte et sa bouche fond sur la mienne alors que je plisse les yeux très fort.
Mais ses lèvres ne m'effleurent pas et, en une fraction de secondes, le poids de son corps disparaît alors qu'un bruit sourd retentit.
J'ouvre les yeux par réflexe pour le découvrir étalé sur le sol, Royce le dominant de toute sa hauteur. Matt pâlit brusquement en découvrant l'identité de son assaillant et essaie aussitôt de se relever mais ce dernier lui écrase le torse de sa botte et l'aplatit sur le béton.
Matt se met à tousser et je relève le nez vers le visage de Royce, paniquée. Son expression est déformée par un masque de rage animale qui me fait presque reculer. Je ne crois pas l'avoir déjà vu dans une pareille colère, même le soir où Dallas l'a insulté. Son regard me donne envie de prendre mes jambes à mon cou, même si je sais que sa fureur n'est pas dirigée contre moi. Mais Matt commence à suffoquer alors que la pression de la bottine s'accentue et je ne pense pas que m'en aller en les laissant seuls soit une bonne idée.
- Royce, je l'appelle, légèrement paniquée quand le visage de Matt prend une couleur violacée et que les veines ressortent sur son front. Royce, arrête s'il-te-plaît . Tu risques de le tuer.
Mais je n'ai pas l'impression qu'il m'entende. Sans réfléchir, je passe les doigts dans les ceinturons de son jean, par dessus sa ceinture, et tire brutalement dessus. Il ne bouge pas d'un pouce et je me demande un instant s'il a même senti une pression mais il pivote vers moi. Son regard vague se stabilise sur mon visage et il semble émerger d'une sorte de transe. Un soupire tremblant m'échappe quand il retire sa botte de la poitrine de Matt, qui s'étouffe presque en retrouvant difficilement sa respiration. Il n'a pas le temps de se redresser que Royce le saisit par le col et le relève violemment sur ses pieds, faisant voler au passage l'un des boutons de sa chemise.
- T'as de la chance, crache le fauve, je cogne pas les gosses.
Sur ce, il le repousse brutalement et Matt va s'écraser contre la carrosserie d'une voiture, à quelques mètres. Il s'est à peine stabilisé sur ses pieds qu'il se précipite vers la sortie à reculons. Je fronce les sourcils quand il s'arrête sur le seuil. Malgré la peur que reflètent encore ses traits, son regard est obscurci par la haine.
- Tu sais qui je suis au moins? siffle-t-il en direction de Royce quand il se considère assez éloigné pour être en sécurité. Mon père peut te renvoyer au trou d'un claquement de doigts!
Son interlocuteur ne répond pas, se contentant de le fixer de ses deux billes glaciales. Furieux, Matt se tourne vers moi et son expression devient fourbe.
- Tant que tu traînera avec ce déchet, personne ne te foutra la paix et ce que tu as subi tout à l'heure n'était qu'un avant goût de ce qui t'attend, prévient-il avant de pivoter sur ses talons et s'en aller.
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