
Chapitre 42
Je fusille du regard le bip insistant qui s'échappe des haut-parleurs de mon portable comme si mes yeux avaient le pouvoir de le faire cesser. Un rapide coup d'oeil à l'écran m'a fait comprendre que je ne voulais pas prendre l'appel mais, assise sur mon parquet à lacer mes converses blanches, je ne parviens pas à le lâcher du regard. Qu'est-ce qu'elle me veut, bon sang? Je ne trouve pas de réponse à cette question amère. C'est la septième fois qu'elle m'appelle- oui, j'ai compté, triste n'est-ce pas?- en l'espace de deux jours. J'ai envoyé un message à Nathan il y a une demi-heure après qu'elle ait essayé de me joindre plusieurs fois pendant le petit-déjeuner mais il n'avait pas l'air au courant de ce qui peut bien la préoccuper.
À Londres, il pouvait se passer plusieurs jours avant qu'elle ne se souvienne de mon existence, et encore, je ne parle pas des périodes d'internat. Je crispe mes mains autour de mes genoux nus une fois mes chaussures lacées, pour éviter de faire glisser le petit téléphone vert qui me fait de l'oeil sur l'écran. J'ai beau être très en colère contre elle, je ne peux pas m'empêcher de m'inquiéter et d'imaginer les pires scénarios. Si mon meilleur ami ne m'avait pas rassurée en me disant qu'il l'a croisée hier après-midi, j'aurais surement décroché. Quand le bip s'évanouit, je pousse un léger soupire en me cognant la tête contre le pied de mon lit. Puis, je me relève parce que je ne vais pas passer la journée avachie sur le sol.
Aussitôt, mes pensées convergent comme des flèches vers un certain mécanicien qui fait figure de parasite dans mon pauvre cerveau affaibli. Royce a dit que je ne le dérangerais pas. C'est loin d'être flatteur et je devrais renoncer à le coller parce que rien de bon ne peut ressortir de cette folie qui parcourt en ce moment le moindre de mes nerfs. Evidemment, je ne m'écoute pas et descend dans la cour après avoir glissé dans mon sac mon matériel à dessin ainsi que mon portable, et fais un détour par les cuisines pour m'équiper de deux bouteilles d'Ice tea. Je suis comme ce stupide et naïf Icare qui s'élève vers le soleil sans se préoccuper des conséquences qui suivront indubitablement.
Je ne resterai pas longtemps. Et je garderai mes distances, me contentant du carré d'herbe qui fait face au bâtiment. J'essaye de m'en convaincre en avançant dans la cour et je suis tellement plongée dans mes remontrances mentales que je ne vois pas tout de suite Jace qui s'approche de moi. En fait, je ne le remarque pas avant de lui rentrer de dans.
- Oulà! Doucement ma belle! s'écrie mon nouveau rouquin préféré.
- Excuse-moi, je ne t'avais pas vu.
- Pas la peine de t'excuser, j'ai l'habitude que les filles se jettent sur moi.
- Je lui claque l'épaule, espérant faire descendre son taux de prétention mais sans grand succès:
- Quoi, je t'assure que c'est la vérité! Je crois que je sécrète trop de phéromones, c'est juste une théorie hin, mais...
- Tais-toi Jace, tu t'enfonces, je me marre. Est-ce que ce genre de trucs marche vraiment sur les filles?
Je ne peux pas m'empêcher de poser la question, curieuse. Je voudrais comprendre ce qui plait aux membres de la gente féminine en principe, pour savoir si j'entre dans la norme, non pas que je sache déjà ce qui me plait. A qui veux-tu faire avaler ça, Lily?
- Quoi donc, mon charme dévastateur?
- Non, tes répliques à deux balles, je rétorque pour le faire redescendre.
- Ouais, ça marche, très bien même. Où est-ce que tu vas? ajoute-il
Zut. J'essaye de me concentrer pour adopter un air neutre et empécher mon sang affolé de gagner mon visage... mais sans succès:
- Nulle part, pourquoi?
- Tu es en train de marcher. Tu ne peux pas aller nulle part, par définition.
Je pince les lèvres quand ses yeux perspicaces se posent sur la direction que j'empruntais avant qu'il ne m'interrompe. Double zut.
- Lily... ne me dis pas que tu allais là où je crois que tu allais.
Le soleil me parait soudain beaucoup plus chaud.
- Ça dépend. Je ne suis pas médium, je m'entête.
- Arrêtes, je sais que tu vas le voir lui.
- Je ne vois pas de qui tu parles.
- Si, tu vois très bien, et c'est une mauvaise idée, je t'assure.
Je suis touchée par l'air inquiet qui obscurcit son visage mais également fatiguée que tout le monde pense savoir ce qui est mieux pour moi. Je ne répond rien et baisse la tête. Jace doit me prendre pour une folle, c'est sûr. Le pire, c'est qu'il a surement raison. Pourquoi est-ce que Lily, la fille inexpérimentée qui fuit les hommes comme la peste, ne peut pas s'empêcher de courser l'un des plus dangereux de cette île.
- Je comprend tu sais. Un peu du moins. Ce mec à une belle gueule et une sacré silhouette, je le reconnais. Et il t'a sauvé la mise au Lust. Tu dois te le figurer comme un genre de chevalier sombre. Je sais que les gentilles filles comme toi ne peuvent pas résister à ce genre de gars. La mode n'est plus aux princes charmants. Vous voulez des mecs un peu abîmés pour pouvoir les réparer entre vos doigts de fées. Mais personne ne peut réparer celui-là, je t'assure. Il est pourri de l'intérieur.
Je reste un instant bouche-bée devant sa tirade. Wow, je ne dirais pas que c'est exactement comme ça que je vois Royce mais je dois avouer qu'il est doué pour comprendre les femmes. Les filles, dans mon cas.
- Tu te prend pour un psy ou quoi? Je pensais que c'était l'économie ton truc? je contre pour la forme.
Il sourit, fier comme un paon:
- Je suis multi-tâches.
Je reste immobile un moment alors que son regard se reporte sur le bâtiment sombre qui m'attire comme le fait une flamme pour un papillon égaré.
Contre toute attente, un sourire éclaire soudain son visage. Je hausse les sourcils quand il reporte son attention sur le mien:
- Finalement, tu devrais y aller.
- Hin? Pourquoi? je demande, méfiante.
- Parce que. Tu es une grande fille et tu ne devrais pas laisser d'autres personnes décider pour toi, même s'il s'agit d'un superbe roux au corps athlétique.
Je souris, heureuse qu'une personne soit d'accord avec moi.
- D'accord, merci. Mais je n'attendais pas ta permission en fait, j'ajoute.
Il hoche la tête et je m'éloigne après l'avoir salué sans prêter attention à son sourire un tantinet tordu. Quand, je pénètre dans le garage en réfléchissant à quoi dire, je comprend cependant que j'aurais dû faire plus attention.
Je me fige aussitôt, à un mètre de l'entrée. Zut de zut. Quel enfoiré, je suis certaine qu'il le savait! Devant moi, Royce est penché sur un capot ouvert.... et Chris est à son coté. Mon oncle se raidit en me voyant et fronce les sourcils alors qu'un pli- de mécontentement ou d'inquiétude- creuse un sillon, sur son front. Je peux presque voir les rouages de son cerveau se mettre en branle.
- Lily? Qu'est-ce que tu viens faire ici?
Je déglutis le plus discrètement possible. J'ai l'impression d'être redevenue gamine et d'avoir été prise en flagrant délit de chapardage de chocolats. Sauf que c'est pire et autrement plus embarrassant.
A côté de mon oncle, Royce me fixe, l'air neutre... ou presque. Il me semble percevoir un minuscule frémissement du coin gauche de sa lèvre. Je devrais être offusquée qu'il se moque de moi mais cette imperceptible manifestation de plaisir sur son visage tellement dur me distrait un instant et je met quelques secondes à enregistrer correctement la question de Chris. Ah oui, mince. Mon cerveau commence à carburer à toute vitesse et mes lèvres se mettent en mouvement sans mon consentement.
- En fait, je te cherchais. Jace m'a dit que je te trouverai ici, je lance en songeant que je me vengerai du rouquin en temps voulu.
Chris paraît soulagé et également vraiment surpris. Cette perspective- le fait qu'il trouve presque inconcevable l'idée que je veuille lui parler- m'attriste profondément.
- Ah? Pourquoi? demande-t-il après un instant.
Mince, je n'ai pas pensé à ce détail. Royce continue de me fixer sans ciller et son regard me déconcentre. Heureusement, ma bouche indépendante me sauve de nouveau la mise. Enfin, je crois.
- Je voulais savoir si tu étais disponible, ce soir. Je me demandais si on pouvait aller dîner en ville.
Je ne sais pas d'ou ça sort et, à l'évidence, Chris non plus parce qu'il écarquille aussitôt les yeux. Ses lèvres s'entre-ouvrent plusieurs fois sans qu'aucun son n'en sorte avant qu'il ne se ressaisisse en toussotant:
- Aujourd'hui ce n'est pas possible, j'ai une réunion qui risque de terminer tard. Mais demain, oui. Si ça te va? propose-t-il en se grattant la joue.
Est-ce une pointe d'espoir qui transparaît dans son ton? Non, j'ai du rêver. Je hoche vivement la tête:
- Oui, ça me va.
Je réalise que c'est la vérité. J'ai beau avoir proposé cette sortie pour me sortir d'une mauvaise passe, j'ai envie de passer un peu plus de temps avec Chris. Pour essayer de reconstruire ce qui a été perdu. Au moins en partie.
- Très bien, lance mon oncle au moment ou un portable se met à sonner.
Il décroche le sien et lance quelques réponses brèves qui ne donne aucune information sur son locuteur, puis range l'appareil dans sa poche.
- Bon, je dois y aller. On se voit demain, Lily.
Il n'attend pas que j'acquiesce et quitte le garage d'un pas pressé. Cet appel devait être important.
Quand le bâtiment redevient silencieux, ma tête pivote de son propre chef dans la direction de Royce. Immobile, les mains dans les poches, il se contente de me dévisager. Il porte un jean brut élimé et un T-shirt noir à col V qui flatte sa silhouette masculine. Non pas qu'elle en ait besoin, d'après moi. Je me retrouve brusquement face à son dos quand il se détourne pour replonger dans son capot. Je devrais faire de même et aller m'installer dans l'herbe comme prévu mais je n'y parviens pas. Je fais quelque pas dans sa direction et demande d'une voix qui me parait trop faible.
- Est-ce que je peux rester ici? Dans une voiture comme la dernière fois?
Il lève légèrement la tête et pince les lèvres en me regardant. Je m'oblige à ne pas fixer cette partie de son visage.
- Non.
- Mais il fait trop chaud dehors, j'argumente sans me laisser démonter.
Il se redresse pour me faire face, guère impressionné.
- Dans ce cas, retournes dans la maison.
- S'il te plait Royce, je souffle. Je serai aussi discrète qu'une petite souris.
J'essaye de ne pas sourire en répétant les paroles de Jace. Ça avait marché pour lui. Royce me jauge l'air de se demander ce que je cherche vraiment. Je me le demande également.
- Pourquoi tu veux rester ici? m'interroge-t-il d'une voix rocailleuse qui traverse et éparpille toutes les cellules de mon corps.
Je n'ai pas la réponse à sa question, donc je me contente de répéter.
- Je serai discrète, promis.
Son torse se gonfle alors qu'il prend une grande inspiration, qu'il relâche en un soupir exaspéré. Je jubile intérieurement quand il lâche:
- Fais comme tu veux la môme.
Je ne m'offusque même pas du surnom dégradant.
Je passe derrière Royce qui s'est remis à travailler et m'assied sur le siège conducteur d'une coccinelle décapotée. Il est vraiment confortable, recouvert d'un épais cuir rouge et le volant est assez incliné pour me servir de chevalet. Je dépose mon sac panda sur le siège passager en jetant des coups d'œil que j'espère discrets au mécanicien concentré qui me tourne le dos.
Au bout d'une minute, je sors mes affaires de dessin et attend de trouver l'inspiration. J'ai l'impression que toutes les cellules de mon corps me poussent à reproduire celui que j'ai en face de moi. Mais c'est tout bonnement hors de question si je ne tiens pas à me retrouver de nouveau dans l'embarras le plus total. Je suis beaucoup trop proche du modèle et il suffirait qu'il exécute quelques pas dans ma direction pour se rendre compte que je le dessine encore. Une fois passe peut-être -quoi que, je n'en suis pas sûre - mais deux... je ne veux même pas réfléchir à ce qu'il s'imaginerait. Surement quelque chose de proche de la vérité.
Sans y penser, mes doigts se mettent en mouvement et s'activent sur le papier pour dessiner le seul visage que je peux reproduire à l'aveugle. Ainsi, je peux continuer à jeter des coups d'oeil furtifs à Royce tout en m'occupant les mains.
Des lèvres mutines entourées de fossettes profondes...
Royce à les doigts couverts de cambouis quand il les ressort de sous le capot pour s'emparer d'un nouvel outil.
Des yeux chocolats très expressifs surmontés de deux sourcils épais.
Il est accroupis près du réservoir à essence et sa position laisse apparaître la lisière de son caleçon noir. Je distingue même la marque du vêtement, inscrite sur l'élastique. Je n'arrive pas à croire que je suis en train de regarder son caleçon, je ne peux pas être tombée aussi bas. Si? Pour me distraire, je reporte mon attention sur l'ébauche de visage familier qui me sourit.
Des boucles châtain foncées soigneusement peignées vers l'arrière. J'en laisse une retomber sur son front.
Royce s'est relevé- merci mon dieu- et essuie pour la énième fois ses mains sur un chiffon qu'il replace dans sa poche arrière.
Un grain de beauté au coin des lèvres, deux dans le cou et un sur la joue.
Royce est de nouveau incliné sur le capot ouvert et triture les composantes qui s'entremêlent à l'intérieur.
Je me demande comment il fait pour s'y repérer dans tout ce bazar, ça me parait impossible.
Il pivote brusquement vers moi comme s'il avait entendu mes pensées. A moins que... Mince, j'ai pensé à haute voix.
- Je pensais que tu serais discrète, raille-t-il.
- C'est vrai, ça m'a échappé. Désolée.
Je le regarde soupirer en se servant de sa clef à molette.
- Qu'est-ce que tu viens faire ici, la môme? demande-t-il d'un ton d'où suinte une touche d'incrédulité et de lassitude. T'as pas des trucs de filles de ton âge à faire?
Je me le demande aussi. Son regard est concentré sur sa tâche mais il a l'air d'attendre une réponse.
- Quel genre de truc?
- Faire du cheval, te peindre les ongles, qu'est-ce que j'en sais moi? Autre chose que de t'enfermer dans un garage avec un inconnu en plein été.
Il a parfaitement raison. Quoique, me peindre les ongles n'est pas du tout mon truc.
- Je n'en sais rien, je souffle faute de mieux.
Il me jette un rapide coup d'œil avant de se concentrer sur son véhicule.
- Plus rien ne me paraît comme avant, je lance sans savoir pourquoi je me confie à lui. Peut importe ce que je fais dans cette maison, ça ne fait que me rappeler que ce ne sera plus jamais pareil.
Le dos de Royce se raidit un instant, puis il lance sans se retourner.
- Y'a l'air d'avoir écrit "journal intime" sur mon front?
Je tressaille de surprise et rougis aussitôt. Je me sens vraiment stupide. Qu'est-ce qui m'a pris de lui déballer mes problèmes de la sorte?
- Non, c'est vrai. Désolée.
Comme si je lui avais jeté un objet à la figure, il se relève brusquement et fonce vers moi. J'écarquille les yeux quand il s'arrête pile devant ma portière.
- Pourquoi tu fais ça? demande-t-il d'un ton dur auquel je commence à être habituée.
De quoi est-ce qu'il parle?
- Quoi donc? je demande en fixant mes tennis qui s'agitent sur les pédales inutiles de la Coccinelle.
- Pourquoi tu te laisses marcher sur les pieds, bordel?
Je fronce les sourcils en relevant la tête vers lui. Je ne m'attendais pas du tout à ça. Mais son regard métallique est très sérieux.
- Envoies moi me faire foutre.
Comme je ne réagis pas et me contente de le fixer avec des yeux de merlan frit, il lâche de nouveau:
- Y'a l'air d'avoir écrit "journal intime sur mon front"?
- Non, le "CONNARD" en majuscule prend déjà trop de place, je lance du tac au tac en comprenant ce qu'il veut.
Enfin, j'espère parce que sinon, je viens tout simplement d'insulter gratuitement un potentiel criminel. Il reste un instant interdit et la chair de poule se répand sur mes bras à une vitesse ahurissante, puis un léger sourire vient ourler ses lèvres charnues et mon cœur loupe une marche. Royce croise les bras:
- Ça fait deux fois que tu me traites de connard. C'est ton insulte préférée ou quoi?
- Non. Avant toi, je ne l'avais jamais utilisée, j'avoue.
Ses sourcils remontent sous ses mèches brunes en pagaille alors qu'il me dévisage avec surprise:
- Tu plaisantes?
- Non.
- Tu utilisais quoi avant?
- Hum, je ne sais pas trop. Crétin.
Un rire rauque s'échappe alors des profondeurs de son torse et une douce chaleur se répand aussitôt à l'intérieur de ma poitrine. Mon corps est complètement dérangé.
Il secoue la tête sans me lâcher des yeux. Puis son regard tombe sur mon calepin à dessin que je tiens contre moi et quand il tend la main, je suis soulagée de m'être écoutée - pour une fois- et de ne pas l'avoir dessiné de nouveau, surtout quand il lance:
- T'es pas encore en train de reproduire ma tronche, rassures moi?
Il n'attend pas ma réponse, ni ma permission pour s'emparer du carnet. Ses yeux sombres parcourent le dessin et je vois ses lèvres se pincer légèrement. Je pourrais presque penser que l'esquisse est loupée s'il ne s'agissait pas du modèle que je peux reproduire les yeux fermés. Royce relève la tête vers moi.
- C'est qui?
- C'est Nathan.
Je m'attend à ce qu'il me demande qui est Nathan, mais il n'en fait rien et se contente de me rendre mon carnet en silence et de retourner sous son capot.
Cet homme est décidément un mystère.
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