Chapitre 28
Royce ne revient pas travailler au garage le lendemain, ni le surlendemain. Je passe les deux jours suivants à occuper mon temps pour éviter de penser à lui. Cette situation devient franchement ridicule. Surréaliste. J'ai passé presque dix-huit ans de ma vie à ne m'intéresser à aucun garçon- je ne compte évidemment pas les chanteurs et acteurs hollywoodiens dont les sourires colgate illuminaient les murs de ma chambre à Londres -et la première fois que l'un d'entre eux attise mon intérêt il faut que ce soit un criminel doublé d'un -potentiel- meurtrier.
J'ai passé ces deux derniers jours à monter à cheval, à survoler les cours que j'aurai à la rentrée de septembre et à nager seule dans la piscine. J'ai bien essayé de dessiner- la seule activité qui parvient à me mettre dans une sorte de transe, à me plonger dans une bulle créatrice qui éclipse toutes les pensées parasites. Mais mes mains ne m'obéissent plus, en total désaccord avec mon cerveau, et ne veulent plus rien illustrer d'autre que les traits durs et félins d'un certain mécanicien. Pas la meilleure manière de penser à autre chose.
J'ai tenté de reprendre les débuts de croquis que j'ai tiré de ma journée dans le garage au Nord dans le but- certes illusoire- d'en finir avec cette dangereuse obsession, mais aucun de mes travaux ne me satisfait. Aucun de ces portraits ne lui fait honneur. Il y a toujours un détail non identifiable qui les éloigne du modèle. Si bien que j'ai laissé tomber après un accès de frustration aiguë qui m'a poussé à tout froisser. Les boulettes de papiers recouvert d'imperfections ont finies dans ma corbeille et je n'ai plus touché de crayons depuis.
Cela fait trois jours que les jeunes de la "colonie de vacances" ne sont plus revenus, Dallas a dû être convainquant.
Je m'habille pour descendre petit-déjeuner avec lui. Après avoir enfilé un short noir et un chemisier de marin à rayures, je referme la porte de ma chambre et descend en m'attachant les cheveux avec le lacet de danse accroché à ma poignée de porte, comme s'il pouvait me porter chance.
Je me fige sur le seuil de la salle attenante à la cuisine. Elle est remplie d'employés. Mon cœur fait une brutale embardée dans ma poitrine et je parcours la pièce des yeux à toute vitesse.
La déception me laisse un goût amer dans la bouche. J'essaye aussitôt de la dissimuler sous un air avenant mais ma gorge reste serrée. Royce n'est pas là. Peut-être ne compte-il plus jamais venir. Cette idée me paraît déprimante. Peut-être même que Chris l'a déjà licencié par téléphone, ou que...
- Lily!
Je me secoue mentalement pour rester ancrée dans l'instant présent et souris à Rose qui se précipite vers moi avec son air joyeux de grand mère bienveillante. Elle me prend par les joues pour examiner mon visage.
- Mon chou, je suis contente de te revoir. Dallas s'est bien occupé de toi j'espère? Tu es toute pâle! Dis moi au moins que tu t'es bien nourrie.
Son inquiétude pour moi fait éclater une bulle de chaleur dans ma poitrine qui me fait presque oublier mon humeur maussade.
- Non Rose, ne t'inquiètes pas. J'ai bien mangé. Et je suis pâle de nature. C'est le sort de tous les porteurs de taches de rousseurs, je suppose.
- Eh, parle pour toi, princesse. Moi, ma peau est high quality! Elle bronze super bien, tu devrais me voir en maillot de bain!
Je me tourne vers Jace qui s'est levé de table pour venir à ma rencontre. Il a son sourire xxl plaqué sur son visage de rouquin et a réinvesti son costume de cow-boy.
- Bonjour à toi aussi. Et arrêtes de m'appeler princesse!
- Désolé, je n'ai pas le choix...j'ai vu ta chambre.
- Quoi?
Dallas et moi nous sommes exclamés de concert et mon palefrenier adopte le même regard ahuri qui doit surement se peindre sur mon propre visage en ce moment.
- Euh... qu'est-ce que tu es allé faire dans ma chambre, je demande en croisant les bras.
Il a au moins le réflexe de prendre un air penaud... vite remplacé par son sourire de bandit.
- Je cherchais les toilettes et je me suis trompé de porte.
Mouais. À d'autres. Je sais qu'il ment grâce à la pancarte qui orne ladite porte. Dallas lui lance un regard d'avertissement mais avec une pointe d'humour dans les yeux, rien à voir avec sa réaction quand il m'a trouvée en compagnie de Royce, je songe avant de secouer la tête pour me débarrasser de cette pensée chronophage.
- Bref, maintenant que j'ai vu cette chambre digne d'un film d'horreur, je n'ai pas d'autres surnoms à te donner. Mais si tu préfères Elisabeth...
Je lui couvre aussitôt la bouche, un geste impulsif pour éviter que tout le monde ne découvre mon stupide prénom. Je la retire tout de même aussitôt quand je sens qu'il sort la langue et effleure ma paume avec.
- Beurk! je m'écrie en m'essuyant vivement la main sur mon short, t'es vraiment un porc! Comment tu connais ce prénom? je demande à voix basse en le mitraillant du regard.
Il me répond avec un air de vainqueur:
- C'était sur ton billet d'avion. Je l'ai vu imprimé sur le bureau de Chris, ajoute-il devant mon regard perplexe.
Je ne demande pas ce qu'il faisait dans le bureau de mon oncle, il inventerait sûrement un nouveau bobard. Ce garçon est un vrai fouineur. Mais je l'aime bien, il m'a l'air d'avoir une bonne âme.
Il m'entraîne vers la table et je m'assied à la place libre entre lui et Boyd après avoir salué ce dernier qui rougit légèrement en hochant la tête à mon intention. Les autres employés me souhaitent également une bonne journée et je leur rend la politesse. En fin de compte, je suis heureuse qu'ils soient rentrés. La maison de la plage n'est plus la maison de la plage quand son parc ne grouille pas d'activités.
Je bois un verre de jus d'ananas en écoutant les boutades sans gène que lance Jace aux autres hommes et ri à certaines. Ce garçon est un clown né. À un moment où les conversations battent leurs plein, il se penche vers moi et lâche à mi-voix:
- Alors princesse, on a fait des bêtises à ce que j'ai entendu en rentrant. Malgré les conseils de tonton Jace en plus.
Je déglutis en pensant à l'échantillon des ragots qui courent à mon sujet dont j'ai eu l'aperçu il y a quelques jours.
- Je ne sais pas ce que tu as entendu, mais c'est surement faux, je répond d'une voix blanche.
- J'ai entendu que tu étais dans la voiture de Walters il y a quelques jours. C'est faux? demande-t-il en haussant un sourcil roux.
- Non, j'avoue, c'est tout ce que tu as entendu? je l'interroge surprise et pleine d'espoirs.
Espoirs qui s'évanouissent rapidement comme les derniers rayons de soleil en fin de journée quand, après une brève hésitation, il secoue la tête. Je me sens pâlir.
- J'ai entendu d'autres trucs mais je n'y ai pas cru une seconde, me rassure-t-il. Je n'écoute jamais les ragots, sur cette île.
- Et pourtant...je le contredis amèrement.
- Les information que j'ai, je les tiens de Dallas.
- Oh.
Je réfléchis un instant, puis convient qu'il est préférable que Dallas rétablisse la vérité. Je détourne la tête et Jace change de sujet en devinant mon malaise.
Au bout d'un moment, tous les employés se lèvent comme un seul, vidant dans leurs gosiers les dernières gorgées de leurs cafés puis, sortent en file indienne après avoir salué Rose. J'aide cette dernière à débarrasser la table malgré ses protestations, puis monte dans ma chambre chercher mon matériel à dessin avec dans l'idée d'aller dénicher une nouvelle source d'inspiration.
Quelques minutes plus tard, je suis dans la cour arrière et me dirige vers les écuries pour me trouver un nouveau modèle. De préférence un équidé sans histoires. Je n'ai pas fait trois pas qu'une truffe humide vient se coller à l'arrière de ma cuisse. Je tressaille et écarquille les yeux en les baissant sur Rambo. Le berger allemand remue la queue et quémande des caresses sans se douter un instant de mon trouble.
Mon cœur bat ridiculement vite, comme les ailes d'un colibri. Je le sens jusque dans ma gorge. Après avoir cajolé distraitement le chien, je me dirige comme une automate vers le garage, sans pouvoir m'en empêcher. Je trottine et mes converses soulèvent des nuages de poussière sur leur passage. Rambo, croyant que je joue avec lui, tournoie autour de moi, l'air surexcité. Je ralentis avant d'atteindre le bâtiment et essaye de ne pas paraître survoltée. Je me demande ce que cela va me faire de le revoir en sachant tout ce que je sais sur lui. Avec un peu de chance, je ne ressentirai que de l'écœurement et cette stupide fascination prendra fin. J'inspire. J'expire. Et je pénètre dans le garage.
Royce est de dos, les mains sur les hanches, il parcourt des yeux les grandes étagères remplies d'objets parfaitement ordonnés. Mon cœur martèle mes côtes avec acharnement alors que je fixe sa silhouette. Il porte un sweat-shirt noir sans manches et jean sombre et taché de peinture dont les ourlets sont enfoncés dans ses Rangers.
Comme s'il avait senti une présence derrière lui, ses épaules se tendent brusquement et il pivote sur ses talons pour me faire face. Je retiens ma respiration sans savoir à quoi m'attendre. Son regard d'acier me jauge de haut en bas et s'arrête un instant de plus sur mes jambes découvertes. Mais je l'ai sûrement rêvé parce que la seconde suivante ses yeux froids sont de nouveau braqués sur mon visage.
- Qu'est-ce tu fais la? lâche-t-il de sa voix grave. Je te préviens si tu veux un lift, adresse toi à quelqu'un d'autre, signale-t-il avec un rictus amer.
- Non, je n'ai pas besoin d'aller en ville, je m'empresse de répondre.
Il reste silencieux et attend en faisant distraitement tourner une clef à molette dans sa main. Je le fixe en essayant de retrouver ce Royce violent et impitoyable que tout le monde me décrit et que je suis presque parvenue à me figurer en pensées. Et je le vois. Un peu. Il a l'air calme et maîtrisé mais ses mains sont toujours en mouvement, son regard acéré semble constamment en alerte et des tics agitent ses mâchoires de temps en temps.
C'est comme tenter d'enfermer de l'énergie nucléaire dans une boîte en acier. Au bout d'un moment, le métal finit forcément par céder. J'imagine sans difficulté le genre de dégâts que peut occasionner un corps tel que le sien, taillé comme une arme, lorsqu'il perd le contrôle. Ces mains... ces mains ont surement tué par le passé. Cette idée hérisse le fin duvet sur ma nuque et me donne la chair de poule. Mais pas suffisamment pour me faire rebrousser chemin, je songe.
- Tu comptes me dire ce que tu veux ou tu vas rester là à me mater toute la journée? s'impatiente-il.
Je m'empourpre à la vitesse de la lumière et toussote involontairement alors qu'une partie détraquée de mon cerveau pense: " la seconde option!". Je suis mal. Très mal.
- Je suis vraiment désolée pour l'autre jour, je ne pensais pas que ça causerait autant de problèmes, sinon je ne t'aurais pas demandé ce service, je lance.
Il hausse les épaules et s'adosse à une voiture sans me lâcher des yeux. Il a l'air concentré, un léger plis barre son front comme s'il essayait de décrypter un puzzle difficile. Peut-être qu'il est déjà en train de penser à la prochaine voiture qu'il doit réparer.
- Et je vais parler à mon oncle. Ça n'aura aucune répercussion sur ton travail, promis, je poursuis sur un ton sérieux.
- Chris ne va pas me virer, lâche-t-il, sûr de lui.
- Ah?
- Non.
- D'accord, contente de l'entendre. Et j'ai parlé à Dallas, je lui ai raconté ce qui s'était vraiment passé...alors, il ne devrait plus t'embêter. Voila.
- Je sais, il est venu me voir ce matin, dit-il alors qu'une étrange lueur éclaire ses prunelles dures.
- Oh. Bien.
- Il m'a dit que tu l'avais obligé à s'excuser, précise-t-il avec l'air de jauger ma réaction.
J'écarquille les yeux puis fronce les sourcils. Dallas est gonflé! Je devrais peut-être lui toucher un mot sur la signification réelle d'une promesse. Ou pas. Il vaut mieux éviter qu'il entende que je suis de nouveau allée voir Royce. Je fais la moue:
- Il n'était pas censé te dire ça, je marmonne. Simplement s'excuser.
Le coin de sa lèvre s'étire légèrement à mon commentaire et c'est comme si tous mes organes se mélangeaient dans mon corps façon blender. Je déglutis et serre mes mains derrière mon dos. Le silence s'étend, s'étire et prend vie entre nous mais Royce est toujours immobile comme une statue de marbre, les bras croisés sur son large torse. Il attend.
- Est-ce que je peux rester ici?
La question m'échappe, je n'y peux rien. Lui hausse les sourcils de surprise. Ou il me trouve juste pathétique et collante, c'est d'ailleurs l'option la plus probable.
- Pourquoi faire?
- Euh... pour regarder.
Il plisse les yeux. Ce n'est pas bon.
- Regarder quoi?
- Les voitures? Ton travail...
Je ne me suis jamais fait l'effet d'être aussi stupide, même pas quand j'ai dû me déguiser en zèbre pour mon spectacle de première année au collège. Ce sentiment s'accroît quand il répond d'un ton catégorique:
- Non. Je dois me concentrer, j'ai pas besoin de spectatrice.
Sur ce, il me tourne de nouveau le dos et recommence à fouiller les étagères à la recherche de je ne sais quoi.
Je hoche la tête même s'il ne peut pas me voir et sors à reculons avec le poids de la défaite sur les épaules. Mais après quelques mètres, je m'arrête alors qu'une idée stupide- pour changer- traverse la partie rebelle de mon cerveau. Cette partie-là ne sert à rien et elle ne m'attire que des ennuis. Pourtant, quand elle remarque que le fait que Royce ne veuille pas de moi dans le garage ne m'empêche pas de camper devant, je l'écoutes.
Un sourire de chipie qui n'avait pas parcouru mes lèvres depuis des siècles reprend naturellement sa place sur mon visage alors que je m'éloigne de seulement quelques mètres pour me poser en tailleur dans l'herbe, à l'ombre d'un grand palmier. Rambo, qui doit être lassé des effluves de gasoil qui flottent en permanence dans le garage, me rejoint immédiatement et se couche près de moi en posant le museau sur mes cuisses. Je lui gratte l'arrière des oreilles, puis sors mon matériel à dessin.
Quand je relève la tête en direction du garage, Royce se tient face à moi et me fixe de son regard impénétrable. Je le vois clairement secouer la tête et le mouvement de sa poitrine m'indique qu'il soupire, puis il ouvre le capot d'une voiture d'un geste un peu brusque et se met au travail. Je prend un crayon et me met au mien.
Les traits me viennent bien plus facilement que la veille, comme si mes mains avaient retrouvé le chemin du papier. Je lève la tête régulièrement pour capturer un mouvement, une expression, un muscle contracté et je replace tout sur la feuille, agitée d'une sorte de frénésie. Mon crayon va et vient, traçant une mâchoire droite, une courbe de mollet, s'éparpillant en traits complexes pour reproduire une tignasse désordonnée, des déchirures de jean...
À un moment, je croise le regard de Jace, à une trentaine de mètres, et je le vois plisser les yeux. Il est en train de conduire une jument dans le pré en la tenant par le licol mais il s'arrête un instant pour faire tourner son index près de sa tempe dans un silencieux "tu es cinglée".
Je me détourne et recentre mon attention sur mon modèle peu coopératif: il n'arrête pas de bouger. Un instant penché en avant, l'autre allongé sur un transat roulant, à tel point que j'ai bien du mal à m'accorder sur une position unique. C'est étrange, quand je le regarde au bout de deux heures, le croquis a presque l'air en mouvement.
Je m'étire pour essayer de faire disparaître les fourmillements désagréables qui parcourent mes membres à force d'être restée trop longtemps dans la même position. Puis, apercevant Dallas près des écuries, je me relève d'un bond. Le pauvre Rambo sursaute devant mon mouvement brusque et s'éloigne vers son maître. Il est temps pour moi de filer si je ne veux pas avoir droit à un nouvel interrogatoire. Je profite du fait que Dallas soit retourné pour trottiner vers la maison. Un soupir de soulagement m'échappe quand je pousse la porte d'entrée. Je parcours de nouveau mes esquisses en grimpant les escaliers. Un sentiment de fierté m'envahit devant la force et la vérité que dégagent les premiers croquis. Il faudra vraiment que je les termine, je songe. Mais au fond de moi, je sais parfaitement qu'il ne s'agit que d'une excuse.
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