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Chapitre 135

- Aïe !

- Arrête de bouger...

- Mais tu me fais mal, je te dis, lâche...

- Elisabeth, tu n'aurais pas mal si tu arrêtais de t'agiter.

- Non, je n'aurais pas mal si tu ne m'enfonçais pas ces épingles dans le crâne, je siffle en fusillant ma mère du regard dans la glace devant laquelle elle m'a installée sans mon consentement il y a environ une centaine d'heures.

J'essaye de fureter des doigts dans l'espèce de chignon beaucoup trop complexe et bien trop douloureux sur lequel elle s'acharne au sommet de ma tête, mais sa main enduite de crème adoucissante et fraîchement manucurée balaye sèchement la mienne. C'est un chignon. Un chignon, bon sang ! Tu tords, tu tournes, tu enroules et tu poses l'élastique. C'est comme ça qu'on fait !

Je m'oblige à prendre une profonde inspiration par le nez quand une nouvelle attache m'érafle le cuir chevelu et je croise rageusement les bras sur le bustier trop serré de la robe que j'ai dû enfiler, contre mon gré également. Je suis assise depuis une demi-heure qui en a duré bien plus devant la coiffeuse de ma chambre, à jouer les poupées pour ma mère tout en endurant ses remontrances interminables.

Ça ne s'arrête pas. Ça ne s'arrête jamais.

"Elisabeth, lève le menton si tu ne veux pas que ton chignon tressé se transforme en chignon banane".

"Elisabeth, décroise les jambes, tu vas froisser ton jupon et ce n'est une position correcte pour une dame".

"Elisabeth, j'espère bien que tu ne comptes pas faire cette tête-là en accueillant les convives".

C'est nul.

Ridicule.

Débile.

Stupide.

Absurde.

Je n'arrive pas à croire que je vais devoir aller me pavaner à cette réception idiote, serrer des mains moites de sueur et faire profiter de mon onéreux traitement orthodontique à tout le monde quand je sais ce que je sais. Quand j'ai vu ce que j'ai vu. Même les faux-semblants ont une limite à ne pas dépasser.

La pièce est inondée de soleil. Ce dernier s'infiltre par la fenêtre ouverte et un charmant halo lumineux dore les murs et réchauffe les visages. Même l'irrespirable canicule a levé les voiles, comme balayée par les torrents de pluies qui ont chuté la veille. L'air se gorge de la douceur de l'été, de son bonheur et de ses parfums fleuris. Je ne le supporte pas. C'est comme si la météo se moquait de moi, en total désaccord avec mon humeur torturée.

Chris a tué un homme.

Il était juste derrière moi et il a... il tenait ce revolver entre ses mains... Il l'a vraiment fait. Il a pressé la détente, je l'ai entendue !

Un homme est mort et, bien que cette monstrueuse réalité reste gravée au feutre indélébile à l'intérieur de mon crâne, en arrière-plan de chacune de mes pensées, tout semble enclin à me la faire oublier. C'est toujours ainsi. La vie suit son cours, le quotidien reprend très rapidement ses droits et n'attend pas que vous ayez eu le temps de vous remettre sur vos pieds. Il n'attend même pas que vous ayez séché vos larmes. Il défile et puis c'est tout. Il se moque de vous, vous fait douter par ses futilités, ses airs rassurants et son confort routinier. Au point que vous finissez par vous demander si vous n'avez pas rêvé. Tout inventé.

Chris a tué un homme.

Mon visage se chiffonne de douleur tandis que le coup de feu éclate dans mes tympans comme si j'y étais encore. Froide détonation du malheur. Ce genre de son ne devrait même pas exister. Personne ne devrait avoir à les entendre. Prenant ma grimace pour une nouvelle plainte, maman soupire d'exaspération.

- Franchement, tu exagères. Ce ne sont que des épingles à cheveux. Et ce n'est pas toi qui va devoir essayer de rattraper ce carnage, râle-t-elle en passant les doigts sur les petites poches de fatigue qui ont germées sous mes yeux. Je peux savoir ce que tu as fait de ta nuit ?

Évidemment que j'ai des cernes. Je n'ai pas fermé l'œil une seconde après que Royce m'a raccompagnée à la porte d'entrée, en pleurs et l'âme cabossée. J'ai cauchemardé toute éveillée jusqu'au petit matin.

Maman se penche et accroche agilement un collier autour de mon cou sans même se débattre avec le fermoir. Le bijou pèse presque plus lourd que mon cœur. Les petits diamants qui l'ornent scintillent en embrassant les rayons du soleil. Victoria ne compte pas quitter les Keys sans avoir fait un pied de nez métaphorique à la crème de cette île. Puéril ? Sans aucun doute.

- Je l'ai passée dans un garage à voitures, je réponds à sa question avec le petit train de retard qui me caractérise.

Je ne prends même pas la peine de marmonner cette vérité, je la révèle sur le ton de la conversation sans m'inquiéter une seconde de la réaction de ma mère. Elle lève les yeux au ciel en sortant sa gigantesque mallette à maquillage. Je suis sûre qu'il y a assez de matière pour peinturlurer toute une troupe de trapézistes et même quelques clowns, là-dedans. J'essaye de protester quand elle crochète mon menton entre son pouce et son index pour s'attaquer à ma figure, mais son regard d'avertissement et mon abattement mental me dissuadent de lutter trop longtemps.

Avachie dans mon fauteuil, le corps aussi consistant qu'une méduse, je la laisse corriger avec sa baguette magique toutes les choses que lui semblent imparfaites sur mon visage et améliorer celles qui ne le sont pas assez. Le contact gras du rouge à lèvre m'incommode. Je ne dis rien. Le mascara pèse désagréablement sur mes cils. Je ne bronche pas. Sa poudre me donne envie d'éternuer, mais je reste tranquille, aussi sage qu'une image dans un album pour enfant. Je n'accorde toutefois que quelques minutes à ma mère et m'écarte rapidement quand elle agite son tube de fond de teint.

- Laisse-moi au moins camoufler un peu ces taches de rousseurs, elles te donnent l'air d'une enfant et... Lily! s'affole Victoria en me rattrapant par le bras quand je fais mine de m'affaler sur mon oreiller.

Ah. Oui. Le chignon.

Je me redresse, maussade et épuisée, en fusillant du regard les chaussures à talons que maman me tend. Son regard dit clairement qu'elle ne souffrira aucune protestation. Je ne gagnerais pas cette bataille-là. Je ne gagne jamais, de toute façon. Et mon oncle est un meurtrier alors, en talons ou non... ma journée est déjà fichue. Je glisse les pieds dans les souliers pâles assortis à ma tenue en m'appuyant sur ma commode. Je fais mine de ne pas remarquer les deux billets d'avion posés bien en évidence sur le meuble.

American Airlines. Williams/Elisabeth Mlle. De: Miami. À: Londres. 04/07/20. Groupe 3. 19B.

American Airlines. Williams/Victoria Mme. De: Miami. À: Londres. 04/07/20. Groupe 3. 19A.

Le vol est prévu pour ce soir.

Mon estomac vide se crispe de douleur, mon cœur mord la poussière. Inconsciente de mon mal-être, ma mère est déjà en train de transférer mes vêtements de l'armoire rose aux valises qu'elle a ouvertes sur mon lit. Quand je me détourne pour reprendre mon souffle, les yeux pâles dans le miroir me renvoient leur souffrance en pleine face. Elle déborde, elle suinte et dégouline. Je ne sais même pas comment maman a pu la manquer.

- Alors ? demande-t-elle avec un petit air entendu en me voyant examiner mon reflet.

Elle fait souvent cela après m'avoir décorée. Comme si j'allais être prise d'une brusque révélation simplement en observant cette réflexion faussée de ma personne. Une illusion. Un mensonge. Comme ma mère attend une réaction, je m'oblige à regarder. Je ne me regarde jamais autant dans une glace qu'en sa présence. Et je déteste ce que je vois.

Maman sait y faire, je ne peux pas le nier. Elle est très douée pour dissimuler et recouvrir ce qui ne lui plait pas ou qu'elle ne veut pas voir. Évidemment, la robe me va bien - c'est le concept du sur-mesure, en même temps. Le corset clair et légèrement scintillant du vêtement encadre parfaitement mon buste. Le jupon blanc retombe sur mes cuisses en soyeuses ondes vaporeuses et s'arrête juste en dessous des genoux. Le col est trop ouvert à mon goût, mais je n'ai jamais eu mon mot à dire là-dessus.

La coiffure est jolie bien qu'assez compliquée pour faire frémir les sourcils d'Einstein lui-même. Quand je pense au moment où il me faudra défaire tout ça, les ciseaux sont la seule pensée cohérente qui me vient. Ma mère a manié le maquillage d'une main de maître. Elle n'a pas forcé le trait : si elle déteste les filles "quelconques", elle exècre davantage la vulgarité. Comme elle n'arrive pas à me donner l'allure d'une dame - et ce n'est pas faute d'avoir essayé -, elle triche. Elle joue sur mon air juvénile qui s'attarde malgré ma majorité, l'accentue et le détourne à sa guise.

Et la petite Lily parfaite de Londres est de retour, aussi rapidement que je l'ai mise au placard.

Cette fille en face de moi, qui me dévisage avec un air égaré... elle n'est pas moi. Elle n'a de moi que le regard triste. Le bleu délavé de ses yeux me hurle en silence sa lassitude. Je n'avais pas revu cette fille-là depuis un mois et elle ne m'avait pas manquée. Je ne l'aime pas du tout. Elle est fausse, fade et insipide. Je n'ai jamais compris pourquoi ma mère et tous les habilleurs professionnels auxquels j'ai eu affaire ont toujours voulu me vêtir de blanc. Avec ma peau déjà trop pâle et mes boucles affreusement claires, je passerais facilement pour un fantôme, la cousine de Casper en personne. J'ai l'impression que l'on pourrait m'effacer avec une gomme. Je le suis déjà tellement. Effacée.

Victoria attend toujours ma réaction, un sourcil sûr et parfait hautainement arqué. Je lui réponds par un bref sourire forcé qui étire à peine les lèvres roses dragées qu'elle m'a faites et quitte la pièce avant que l'envie ne lui prenne de m'alourdir de nouvelles parures prétentieuses. Je traverse le dédale de corridors de l'étage et retire mes chaussures pour dévaler les escaliers centraux. Ce n'est pas que je ne sache pas descendre des marches avec des talons, ces derniers n'ont plus aucun secret pour moi, mais le bruit de grande personne qu'ils font en giflant le marbre m'exaspère. Je les laisse pendre au bout de mes doigts en rejoignant le rez-de-chaussée, foulant les dalles froides de mes pieds nus.

Je m'immobilise en plein milieu du hall épuré quand des éclats de voix graves et familières me parviennent. Elles proviennent du bureau de Chris, je réalise en avisant la porte entrouverte de la pièce. Je fais un pas de plus dans cette direction, le ventre parcouru de crampes, et me fige dans l'embrasure.

- Si tu t'imagines que je vais participer à ta petite teuf de bourge, tu peux te fourrer le doigt bien profond..., entends-je Royce cracher au moment où il m'apparaît.

Il est assis sur l'une des chaises de la pièce faiblement éclairée, les jambes croisées sur le somptueux bureau de mon oncle, ses énormes bottines usées insolemment posées sur un tas de paperasse. Les bras croisés sur son torse olympien, il fume une cigarette, la nonchalance incarnée. En le regardant incliner la tête en arrière pour cracher sa fumée vers le plafond, je me demande s'il a assisté à la même chose que moi cette nuit. Il n'en a pas l'air. Je me demande également si les détecteurs de fumée sont en panne ou s'il n'y en a tout simplement pas dans ce bureau.

Mes futiles interrogations se fanent d'elles-mêmes quand mon oncle apparaît dans mon champ de vision. Il est debout juste en face de son employé et, comme Royce, m'offre son profil.

Il a tué un homme.

Je frissonne, envahie par un malaise répugnant. Plongés dans leur conversation, aucun des deux hommes ne remarque ma présence.

- Je ne te demande pas de participer, juste de faire acte de présence. En fait je ne te demande rien, ce n'est pas une question.

Le flegme apparent de mon mécanicien s'envole à cette seconde. Ses traits se déforment légèrement sous le coup de l'irritation et il se relève tellement rapidement que sa botte envoie valser un vase au passage. Je ne vois pas la décoration s'échouer au sol, mais je l'entends distinctement exploser dans un bruit de verre brisé auquel ni Chris ni Royce ne prêtent attention.

Ils se font face, tous les deux semblent trop imposants pour la pièce étriquée. Le contraste entre eux est presque fascinant, tellement saisissant qu'on croirait à une mise en scène. Mon oncle, calme, blond et distingué dans son impeccable smoking. Royce, vibrant de colère, brun et débraillé avec sa chemise sombre boutonnée n'importe comment et son jean défraîchi.

- J'ai pas d'ordre à recevoir de toi, rentre-toi ça dans le crâne une bonne fois pour toutes, l'aristo, siffle mon mécanicien en amenant son visage à quelques centimètres de celui de Chris.

Ce dernier ne recule pas, il demeure parfaitement immobile, mais je vois ses poings se crisper discrètement.

- Je ne te donne pas d'ordre, je te fournis un alibi, imbécile, lâche-t-il, sa patience légendaire visiblement mise à rude épreuve. Il vaut mieux pour toi que tout le monde voit que tu passes la matinée ici si tu veux pas d'emmerdes. C'est un conseil.

Hein ?

Je me fige, le cœur au bord des lèvres. Quoi encore ? Un alibi pour quoi ? Royce recule le menton, l'air songeur, mais il ne pose pas de question. Soit il sait déjà à quoi mon oncle fait allusion, soit il s'en contrefiche. Je pencherais pour la deuxième option.

- De toute façon, je sais même pas pourquoi on discute, raille soudain Chris. Lily part ce soir et t'es déjà au courant. On sait tous les deux que tu quitteras pas la propriété de la journée.

Mes sourcils se froncent. Le regard de Royce s'assombrit et c'est à son tour de serrer les poings près de ses flancs.

- Pourquoi tu la fais partir ? demande mon mécanicien à voix basse, le visage à nouveau impassible. Riley a merdé, mais tu peux écraser le club sous tes pompes s'il devient trop emmerdant et tu le sais.

- Les scorpions sont pas la seule racaille dont j'essaye de la protéger, déclare mon oncle, mauvais.

Royce prend une brusque inspiration et son front heurte celui de Chris. La tension s'échappe par vagues frémissantes du bureau, crépite dans l'air et fait trembler mes doigts alors que je fixe la scène, l'air hagard. Mon oncle n'a pas le plus infime mouvement de recul. Il se contente d'arborer une expression vaguement moqueuse.

- Tu peux t'en aller, lance-t-il tranquillement sans frémir devant l'expression menaçante qui flotte sur le visage de son employé. À tes risques et périls. Et ne t'en fais pas, je dirais au revoir à Lily de ta part, ajoute-t-il sur un ton ironique.

À présent, c'est Royce qui affiche un rictus en reculant.

- Si elle accepte encore de te causer...

J'ai le temps d'apercevoir l'expression presque confuse de Chris avant que l'une de mes chaussures ne m'échappe des mains et ne cogne le sol dans un bruit mat, attirant brusquement l'attention des deux hommes. Je me crispe de la tête aux pieds quand mon oncle ouvre grand la porte pour me découvrir sur le seuil de son bureau. Royce tourne la tête et remarque également ma présence.

Mince.

Je me sens pâlir brutalement lorsque deux regards perçants se braquent sur moi comme les flashs intimidants de projecteurs et me scannent en silence de la racine des cheveux aux bouts de mes orteils nus. Ils vont croire que j'écoutais aux portes.

Et qu'est-ce que tu faisais, au juste ?

Je demeure parfaitement immobile sous leur examen, un peu empotée. J'ai du mal à respirer et ma robe ajustée n'arrange rien. Royce me fixe d'un drôle d'air. Pendant d'interminables secondes, personne ne prononce un mot et le silence prolongé m'enterre dans mon malaise. C'est finalement Chris qui me sort de ce mauvais pas.

- Tu es ravissante, lâche-t-il avec dans l'œil une petite lueur qui s'apparente à de la fierté.

Je cligne des yeux, surprise, tandis qu'il enfonce les mains dans les poches de son pantalon de smoking. Je m'attendais à de vertes réprimandes pour avoir espionné une conversation privée. Je déglutis sans parvenir à le regarder en face plus de trois secondes d'affilée. Appuyé contre le la chambranle, les bras à nouveau croisés, Royce me scrute également. Tellement intensément que je suis à deux doigts d'en percevoir la brûlure pour de vrai. Il ne dit rien. Je n'ose pas non plus croiser son regard, trop inquiète de ce que je pourrais y trouver après... Après.

- Merci, je souffle du bout des lèvres à l'intention de Chris bien que mes yeux errent au niveau de ses boutons de manchettes. J'étais... j'allais..., je m'emmêle, la gorge compressée, en désignant vaguement la porte d'entrée.

Il a tué un homme.

Il l'a fait pour moi ! Pour me protéger, je hurle en pensée.

Il a tué un homme.

Je prends une profonde inspiration pour me calmer et cherche instinctivement mes bracelets brésiliens à mon poignet pour les malmener un peu. Évidemment, ils n'y sont plus. Les breloques en fils et les diamants ne se marient pas très bien.

- Lily, m'appelle doucement mon oncle et sa main attrape mon poignet pour attirer mon attention. Est-ce que tu te sens bien ?

C'est sa main droite. Celle qui tenait l'arme à feu. Celle qui a pressé la détente. Je n'arrive pas à en détourner le regard. Je fixe ses longs doigts sur ma peau et un tas de questions ridicules parasitent mon cerveau, l'envahissent comme une nuée de frelons.

Je me demande ce que l'on ressent en ôtant aussi brutalement la vie à quelqu'un. Ce qu'il a ressenti, lui. C'est un peu comme de couper le fil qui liait un être à l'existence. Le priver de son droit au futur. Comment est-ce qu'on prend ce genre décision ? Est-ce qu'on pèse le pour et le contre pendant des heures ou est-ce que c'est sur un coup de tête ? Est-ce qu'il s'est senti mal après ça ? Est-ce qu'il en a vomi comme moi cette nuit ou est-ce qu'il est retourné se coucher comme si de rien n'était ? Est-ce qu'il l'avait déjà fait avant ? Aussi horrible qu'il ait pu me paraître, est-ce que ce scorpion avait des enfants qui l'aimaient ? Une femme qui l'attendait dans leur lit conjugal, morte d'inquiétude ?

- Lily.

Mon oncle pose sa main fraîche sous mon menton pour m'obliger à le regarder et il a réellement l'air anxieux, à présent. Il n'avait pas l'air anxieux quand il a tiré sur mon agresseur.

Mon agresseur. Mon agresseur. Mon agresseur, je récite mentalement comme un leitmotiv rassurant.

- Ça va, je rassure Chris malgré mes poumons en feu en me dégageant vivement de son contact. J'étais juste... j'ai... je stresse un peu à cause de la réception, c'est tout.

Je détourne à nouveau les yeux pour esquiver les siens, trop perçants, et bute sur le regard grave de Royce qui me dissèque. Je déglutis en rivant le mien au sol. Je n'ai jamais été aussi soulagée de percevoir le cliquètement reconnaissable des talons aiguilles de ma mère. Je lève le nez à temps pour la voir avaler les marches de l'escalier central avec son port de reine, les doigts glissant sur la rampe et le menton dressé. Sans surprise, elle est somptueuse dans sa robe noire de créateur dont l'étoffe ajustée flatte sa silhouette de guêpe.

"Clic-clic-clic", font ses chaussures quand elle traverse le hall pour venir à notre rencontre. Elle se plante derrière moi, salue Chris d'un hochement de tête et pose les mains sur mes épaules nouées.

- N'est-elle pas adorable ? demande-t-elle à mon oncle sur un ton débordant d'une fierté malsaine comme si j'étais l'une de ses mannequins.

"N'ai-je pas fait un travail admirable", traduis-je pour moi-même en serrant les dents.

- Elle est très jolie, comme toujours, confirme Chris en me dévisageant, l'air ailleurs et le regard songeur.

- Remets tes chaussures, Elisabeth, me morigène ma mère et je m'exécute sans discuter.

Dans la foulée, je remarque les yeux de Royce, rivés à ma génitrice. Ses lèvres fermes sont légèrement pincées d'irritation et le dégoût qui crispe sans aucune discrétion ses traits me laisse perplexe. Je ne me souviens pas avoir déjà vu un homme regarder maman de la sorte. Du désir et de la convoitise, oui, souvent, de la déférence et parfois même de la tendresse, mais jamais de la répulsion.

- Bon, je vais accueillir les invités, déclare l'intéressée avec un enthousiasme mesuré. Tu viens Elisabeth.

C'est une injonction, pas une question. Je lui emboîte docilement le pas jusqu'à la porte d'entrée, pressée de quitter l'atmosphère oppressante qui règne dans la demeure. Dehors, je suis accueillie par une curieuse effervescence.

L'heure est au bling-bling. Des voitures de marques commencent à affluer de toutes parts et encombrent l'allée centrale. Certains convives se sont dirigés d'eux-mêmes vers les tables, à l'ombre du chapiteau installé la veille, d'autres discutent près de la grande fontaine avec cette animation hypocrite qu'affichent les gens de la haute. Un petit groupe de filles vêtues de robes époustouflantes aux couleurs criardes converse à grand renfort de mouvements de mains au milieu de la pelouse. Des serveurs inconnus qui doivent suer à grosses gouttes dans leurs uniformes bicolores se faufilent agilement entre les gens pour garnir le buffet, près du pré. Les tissus des drapeaux à la gloire des États-Unis d'Amérique s'agitent mollement au gré de la brise chaude qui secoue l'air.

Ma mère traverse la cour sans la moindre hésitation de sa démarche d'ancienne top-modèle sans se rendre compte que je lui fausse compagnie. J'attends qu'elle soit déjà loin pour filer discrètement. Comme tout le parc est envahi, je contourne discrètement le bâtiment des employés à l'extrémité de la propriété et ne m'autorise à respirer qu'une fois derrière, adossée contre la façade. D'ici, je n'entends plus qu'un vague brouhaha et le bourdonnement lointain et indistinct des véhicules qui affluent.

Je me débarrasse à nouveau de mes talons et les envoie valser dans la pelouse sans état d'âme. Le crépi rappe l'arrière de ma robe et froisse mon jupon quand je me laisse glisser dans l'herbe fraîchement tondue. Je voudrais dix minutes. Dix minutes de paix avant de me jeter dans la fosse aux lions.

Parce que c'est ce que sont ces gens. Des carnassiers. Je le sais, je les ai assez côtoyés pour savoir de quel bois ils sont faits. Des bêtes distinguées, mais assoiffées de dollars, de pouvoir et de reconnaissance. Pas d'alliance durable, pas de règles ni de compassion. La morale ? Ils se curent les dents avec. Mieux vaut être d'attaque quand on les affronte parce qu'ils s'infiltrent dans vos plaies et appuient dessus, ils dévoreraient la chair de leur chair pour rester au sommet. Et tout ça avec le sourire. Pas de vrais sourires chaleureux, plutôt des sourires de méchants dans Disney.

Ramenant une jambe contre moi, je pose le menton au sommet de mon genou. Puis j'entreprends de retirer certaines des épingles qui retiennent ma coiffure. Pas au point de ruiner le chignon, mais juste assez pour libérer quelques boucles et ne plus avoir l'impression qu'on me perfore le crâne avec des aiguilles. J'extirpe les quelques attaches de trop en me concentrant sur ma respiration galopante. Je suis à peine parvenue à la ramener au pas quand deux bottes noires aux pointes élimées reconnaissables entre mille s'invitent dans mon champ de vision. Mon cœur décolle dans la seconde.

- Tu te planques ? lance Royce d'une voix traînante quand je me résous à lever le nez pour croiser son regard, tout là-haut.

Je ne réponds pas, ma gorge me paraît encore trop serrée pour laisser passer des mots. Les doigts toujours perdus dans mes cheveux, je scrute mon mécanicien avec prudence. Il est incliné au-dessus de moi, une main appuyée au mur bien plus haut que ma tête. Le soleil cogne juste derrière lui et le contre-jour lui dessine une auréole angélique tout à fait déplacée. Je remarque au passage qu'il s'est rasé : du tapis d'épines qui ornait sa mâchoire la veille ne reste plus qu'une ombre bleutée, un peu plus sombre que le reste de sa peau.

Le col ouvert de sa chemise noire laisse apparaître le débardeur qu'il porte en dessous et il a boutonné Pierre avec Paul. Ce détail et ses cheveux, qui semblent se livrer une guerre encore plus acharnée que d'ordinaire sur son crâne, sont les seuls indices de sa courte nuit. Contrairement au mien il y a une heure, son visage impénétrable ne montre aucune trace de fatigue. Il ne montre rien du tout, d'ailleurs. Si j'y cherchais un renseignement sur son humeur, j'aurais été déçue.

Je nage en eaux troubles. En apnée. Très loin du rivage. J'ai un souvenir cuisant de tous les brutaux retours à la réalité dont nos brefs moments de rapprochement ont été suivis. Je garde les yeux braqués sur les marques d'usure qui parsèment son jean en méditant sombrement là-dessus.

- Tu devrais pas t'asseoir comme ça en portant une robe, décrète soudain Royce sur un ton neutre.

- Quoi, toi aussi tu vas me dire que c'est inconvenant pour une fille ?

Je lève les yeux au ciel comme l'adolescente récalcitrante que je n'ai jamais eu l'occasion d'être en songeant aux remontrances de ma mère.

- Non. Mais je vois ta culotte.

Hein ?

Je sursaute en suivant son regard qui glisse bien en dessous de mon visage sans même s'en cacher et aplatis rapidement les jambes dans l'herbe, mortifiée. Les mains appuyées sur l'étoffe de ma robe que je maintiens fermement plaquée contre mes cuisses, je garde le menton baissé en attendant la suite. Je n'ai pas le courage de m'avancer quant à l'attitude de Royce où celle que je dois adopter à son égard. Je ne veux plus jouer à ce jeu-là, je n'ai plus le temps. Plus l'énergie d'encaisser un nouveau rejet. J'ai l'impression que les événements de la nuit ont siroté toute ma vitalité comme un vulgaire jus de fruit, me laissant lessivée.

- Y a un problème ? demande froidement Royce au-dessus de moi.

Je sais qu'il ne parle pas de mon oncle.

- Non...

- Alors répète-moi ça en me regardant dans les yeux.

Je m'exécute aussitôt. J'incline la tête en arrière contre le crépi et croise son regard dur et trop perçant. Je ne dis rien et laisse simplement s'échapper un souffle anxieux entre mes lèvres entrouvertes. Avec un soupir, Royce s'incline davantage vers moi, une main toujours accolée au mur.

- Je lis pas dans les pensées alors dis-moi ce que t'as, ordonne-t-il, excédé.

- Rien. Je me demande juste...

- Quoi ?

- J'attends de voir à quel Royce j'ai affaire. Tu sais, le Royce gentil ou... l'autre.

Il plisse sévèrement ses yeux gris.

- Tu dis n'importe quoi. Y a pas de Royce "gentil", c'est dans ta tête ça, me raille l'intéressé.

Je pince les lèvres et croise les bras sur ma poitrine, contrariée.

- Si, il y en a un, je persiste en le mettant au défi de me contredire.

Il me scrute en silence sans rien montrer de ses pensées, mais ne s'obstine pas. Ses doigts abîmés vont ratisser le sommet de son crâne alors qu'il semble en proie à un sérieux doute et même le terme "ébouriffée" n'est plus approprié pour décrire l'état actuel de sa tignasse sombre.

- Comment ça va, là-dedans ? demande-t-il finalement sur un ton trop sérieux en effleurant ma tempe du bout de son index.

Il ne précise pas davantage sa question, mais il me suffit d'effleurer son regard grave du mien une seconde et je sais qu'il me revoit en train de pleurer comme une madeleine - ou une enfant de six ans, au choix - dans ses bras. Mon premier réflexe est de ramener mes genoux contre ma poitrine pour y garder prisonniers les sentiments déchaînés qui y couvent. Je me ravise rapidement à cause de la robe.

Royce attend ma réponse, impassible. Lui n'a pas tressailli. Cette nuit, il n'a pas paru plus ébranlé que si mon oncle était sorti arroser les hortensias. Je m'en rends compte avec du recul. Il savait que cela arriverait, s'il s'est rembruni dans ce garage, c'est seulement parce qu'il appréhendait ma réaction. Il doit vraiment me prendre pour une chochotte, je réalise amèrement. C'est de cela que me traitait Nathan lorsque je pleurnichais pour des broutilles, enfant. Mais dans mon monde à moi, les gens n'assassinent de sang froid que dans les films. Les oncles n'ont pas de revolvers dissimulés à l'arrière de leurs pantalons et les rouquins taquins sont seulement... des rouquins taquins.

- Tu veux dire, par rapport au fait que mon oncle a zigouillé un homme en pleine nuit devant notre maison ? j'ironise pour garder contenance sans toutefois pouvoir me retenir de chuchoter. Ça va super. Oui, super...

Les prunelles métalliques de mon mécanicien ne me laissent aucune chance. S'il semble me percer à jour, Royce n'insiste pas. Il doit se douter qu'il est le seul à qui je peux me confier parce qu'il attend en silence que je me décide à parler. J'enroule nerveusement les doigts autour d'une touffe de gazon et tire dessus pour me donner du courage. En jetant la poignée d'herbe fraîche un peu plus loin, je laisse la question qui me perturbe le plus m'échapper malgré moi :

- Tu crois qu'il risque quelque chose ? Chris... est-ce qu'il... est-ce qu'il va se faire arrêter ? je demande en levant des yeux emplis d'une honteuse angoisse vers Royce.

J'ai honte. Je me sens mal de poser cette question, comme si, en fin de compte, le crime de mon oncle importait bien moins que le prix qu'il risque de payer. La réponse de mon mécanicien est immédiate, comme s'il avait anticipé mon interrogation.

- Non, m'assure-t-il sur un ton ferme avant de préciser devant l'inquiétude qui continue de faire briller mon regard. Te bile pas pour ça. À l'heure qu'il est, ce type est probablement en train de pourrir dans un fossé...

Mon cœur se tait brusquement, asphyxié par l'horreur de cette révélation et Royce jure à mi-voix. Je ferme les yeux et crispe très fort les paupières tandis que de nouvelles images viennent se superposer à celles qui ont hanté la fin de ma nuit. Je n'avais pas songé une seule seconde à ce que Jace et cet autre homme ont pu faire du corps, après... Oh mon Dieu ! Jace !

- Eh, m'appelle Royce. Ce mec méritait de crever.

- Non! Il y avait d'autres moyens ! On aurait pu... le dénoncer à la police ou... je ne sais pas... Cet homme était attaché et désarmé, peut-être même qu'il était inconscient ! S'en prendre à quelqu'un qui n'est pas en mesure de se défendre, je trouve ça très lâche.

- Et quand il t'a chopée dans cette ruelle, lui ? crache mon mécanicien, une expression dangereuse flottant sur ses traits ciselés. Tu crois que tu pouvais te défendre ?

- Mais...

- Te torture pas avec cette merde. C'est réglé. Ton oncle a fait ce qu'il avait à faire, pour une fois.

- Non, tu te trompes, il n'avait rien à faire ! je m'emporte, le regard brûlant de larmes qui ne couleront pas. Il n'est ni juge, ni Dieu. Nous, on a pas le pouvoir de prononcer des sentences et encore moins de les exécuter. Il n'avait pas le droit de faire une chose pareille ! Personne n'a le droit de...

Je m'interromps devant l'expression de Royce qui s'est brusquement assombrie comme le ciel se couvre de nuages ténébreux un soir de tempête. C'est seulement à cet instant que l'interprétation qu'il peut faire de mes paroles lourdes de jugement me saute aux yeux.

Lui aussi a tué. Je le sais, il me l'a confirmé à voix haute dans la pièce secrète, le jour de l'ouragan. Si depuis, je me suis acharnée à enterrer cette vérité, elle n'est jamais très loin. Il suffit de gratter la surface avec ses ongles et elle apparaît à nouveau, laide et effrayante. Je baisse les yeux sans savoir comment me rattraper, ni si je le dois.

Dans le silence qui suit mon bref monologue, on n'entend plus que le bruit étouffé des festivités, juste de l'autre côté du bâtiment. Les sons mouillés de la fontaine, aussi. Celui, lointain, des discussions enjouées et de la musique guindée qui doit s'échapper de plusieurs baffles.

Puis...

- Ton père était flic, non ? remarque soudain Royce d'une voix réfrigérante qui déclenche des frissons désagréables dans mon dos. Il a bien dû buter deux-trois mecs à l'occasion avant de clamser...

Je sens mes yeux s'écarquiller sous l'impact de ces mots, les siens se ferment une seconde alors qu'il secoue la tête. Je dois avoir un hérisson coincé dans l'estomac parce que de simples paroles ne peuvent pas vous lacérer les entrailles de la sorte, si ? Un voile de fureur remplace rapidement le choc et la douleur et je serre très fort les poings en me relevant d'un bond. Je préfère largement aller me confronter aux rapaces qui m'attendent de l'autre côté que de laisser Royce entacher ce qui sera peut-être les derniers souvenirs que j'ai de lui. Je garde le regard rivé au sol en frottant mes paumes l'une contre l'autre pour en épousseter la terre et tourne les talons sans rien ajouter.

Je n'ai pas fait deux pas que le poids d'un corps massif et familier me cloue au mur.

- Lâche-moi, je grogne en poussant sur ses épaules en béton sans le regarder.

Las.

- Lily...

- Lâche-moi, je te dis...

- Écoute-moi, putain !

Il essaye d'accrocher mon regard, mais je le lui refuse d'emblée, me dévissant la nuque pour le fuir. Cependant, j'aurais dû me douter que s'entêter ne sert strictement à rien avec lui. C'est Royce. Sans me lâcher, il plante son visage à quelques centimètres du mien et je n'ai plus d'autre choix que de me noyer dans les eaux froides et troubles de ses prunelles trop proches.

- Je suis pas en train d'insulter ton vieux...

- Si ! C'est ce que tu viens de faire en le mêlant à cette conversation ! Mon père était quelqu'un de bien ! C'était le meilleur ! Ce dont tu l'accuses... Il était habilité par la loi à faire ça ! Ça n'a rien à voir ! Je ne sais pas s'il a déjà...fait ça, mais s'il lui est arrivé d'en venir à certains extrêmes, c'était forcément en dernier recours !

Je me tais, à bout de souffle, et les yeux brûlant de larmes de colère que je contiens avec brio.

- Ok, dit simplement Royce alors que je reprends ma respiration pour argumenter davantage.

- Ok ?

Il hoche juste le menton sans s'écarter. Une lueur étrange et indécodable rougeoie dans les tréfonds de son regard pâle. Cela pourrait très bien être du saisissement, de l'admiration ou de l'envie. Ou alors rien de tout ça parce que je ne suis pas très douée à ce petit jeu de devinettes.

- J'ai capté. On touche pas à ton petit papa.

- On ne touche pas aux gens que j'aime, je rectifie en le regardant droit dans les yeux pour une fois, le cœur aux abois.

Royce n'a aucune réaction. Il me dévisage, inexpressif, le regard vide.

- Alors... on est plus fâchés ? je tente, une pincée d'espoir dans ma voix rauque d'avoir trop parlé. Je n'ai pas envie de me disputer maintenant.

Mon mécanicien me toise calmement, impénétrable. Il s'est légèrement reculé en comprenant que je ne compte plus m'échapper et semble retranché dans ce lieu sombre et sans fenêtres que j'imagine être ses pensées.

- Ok, je vais compter jusqu'à trois et ensuite, on ne parle plus du tout de cet homme ou de Chris, d'accord ? je propose avec un petit sourire.

Je n'attends pas la réponse de Royce, qui me scrute toujours sans un mot, et lui tourne le dos pour fixer le mur. C'est comme pour une partie de cache-cache, mais je ne compte pas jusqu'à cent.

Un crocodile.

- Un.

Deux crocodiles.

- Deux.

Trois crocodiles.

- Trois...

Je pivote sur moi-même pour faire à nouveau face à mon centre d'attraction. Je m'attendais à croiser son regard moqueur, à la limite indifférent, mais son attention est concentrée plus bas. Je me raidis en le voyant détailler ma tenue trop clinquante. Ses yeux indéchiffrables effleurent les bijoux un poil ostentatoire dont ma mère m'a joyeusement affublée. Il affiche encore ce drôle d'air qu'il a eu en me découvrant devant le bureau de mon oncle, tout-à-l 'heure.

- Arrête de me regarder comme ça, je râle en croisant les bras sur ma poitrine pour me protéger du jugement qui se cache probablement derrière ce regard étrange.

- Comment ?

- Je sais ce que tu te dis, je l'accuse avec une moue boudeuse.

- Qu'est-ce que je me dis ?

- Tu trouves que je ressemble à une petite bourgeoise pourrie gâtée.

Il hausse un sourcil moqueur, visiblement diverti par ma gêne.

- Un peu, ouais..., concède-t-il.

Je baisse la tête, vexée, et dissimule mon malaise par un haussement d'épaules peu convaincant. Sans transition ni cohérence, je songe bêtement que Nate aurait eu une attitude bien différente devant ma tenue. Il était toujours béat d'admiration quand je me présentais à une soirée ou un gala, toute apprêtée par ma mère. Ses réactions flatteuses étaient d'ailleurs mon unique réconfort au cours de ces assommants événements. Évidemment, cela n'a rien à voir, mais j'y pense malgré tout. Nathan est ce qui se rapproche le plus d'un point de comparaison masculin dans ma situation.

Royce soupire au-dessus de moi et son expiration tiède soulève quelques mèches courtes sur mon front. Il a une façon de soupirer bien à lui. Il ne gonfle pas les joues comme tout le monde, c'est comme s'il expulsait de la fumée de cigarette avec un air vaguement exaspéré.

- Lily... t'as pas besoin de m'entendre dire que je te trouve belle, grogne Royce. Tu le sais, non ?

Mes lèvres s'entrouvrent de surprise et, une fois n'est pas coutume, mon cœur se fait discret, muet de stupéfaction. Je me mords les lèvres tandis qu'une chaleur malvenue remonte le long de mon cou et contamine mes joues. Je ne réponds pas, sonnée par un plaisir coupable et l'espoir risible qui cogne fugacement à ma porte.

Royce me sonde avec attention pendant quelques instants que je passe à dénombrer les quelques grains de beautés qui parsèment son cou bronzé. Il me semble voir le coin gauche de sa lèvre tressauter, puis, sans crier gare, il s'incline vers moi. Assez proche pour que je puisse deviner les contours de ses lèvres. Assez proche pour que son haleine tiède chatouille la fine peau, juste en dessous de mon oreille.

- T'es... foutrement... belle, martèle-t-il de sa voix grave et basse, tout contre moi.

Puis il recule légèrement pour surprendre mon air abasourdi. Je suis aux anges. Sur un nuage en partance pour le jardin d'Éden.

En partance pour Londres, oui...

Mon nimbus se met à fuir et sa pluie noie mon sursaut de bonheur, ruisselle de chagrin. Sans me laisser le temps de tergiverser, je me hisse rapidement sur la pointe des pieds, enroule les bras autour de la nuque de Royce et colle le front contre sa chemise, au niveau de son épaule. Sans surprise, il se fige aussitôt, les muscles raidis par mon invasion affective et essaye de me repousser. Il n'y met pas beaucoup d'énergie toutefois et je ne lâche pas prise.

- Qu'est-ce tu fous, Lily ? proteste-t-il mollement en ayant toutefois l'obligeance de s'incliner légèrement pour ne pas m'obliger à tirer sur mes mollets.

Sa chemise sent le propre, l'océan et - hélas - un petit peu la cigarette. Le tissu gorgé de soleil est presque brûlant contre ma peau. Royce ne me rend pas mon étreinte. L'une de ses mains est toujours appuyée au mur, derrière moi, l'autre pend le long de sa cuisse.

- T'es nul pour les câlins, je ris contre son cou sans réellement m'en offusquer.

- Estime-toi déjà heureuse que je t'ai pas dégagée avec une clé de bras, lâche-t-il et, même sans le voir, j'entends son rictus tordu.

Je ris encore alors que je ne m'en pensais plus capable il y a encore une demi-heure et le relâche pour m'écarter.

- C'était pour quoi ça ? demande Royce.

- C'est juste parce que tu vas me manquer... après.

Royce se raidit aussitôt, son semblant de légèreté envolé, et un nuage sombre et pluvieux survole son regard déjà gris. Il se reprend toutefois rapidement et, avant que je n'ai eu le temps de décrypter sa mauvaise humeur, enchaîne d'une voix blanche :

- T'en fais pas, des mecs, t'en rencontreras plein d'autres à ta fac. Y aura que ça, ajoute-t-il en plissant légèrement les lèvres comme moi, quand je goûte au café noir.

Je fronce les sourcils, dérangée par ce qu'il semble sous-entendre. Je sais qu'il y aura des garçons dans mon université. Il y en avait aussi tout plein au lycée. Il y en a dans la rue, dans les centre-commerciaux, dans les taxis et dans les cafés. Il y en a partout, mais ça ne change rien. Je sais que je n'en voudrais aucun autre. J'en suis sûre. Archi sûre, même.

- Ils ne seront pas pareils que toi, je contre sur un ton boudeur, rendue bavarde par le chagrin.

Royce paraît une seconde surpris par mon ardeur. Ou juste sidéré par mon entêtement un peu puéril.

- J'espère pour toi que t'as raison, se borne-t-il à commenter, la mine sombre.

Il a enfoncé profondément les mains dans les poches avant de son jean et m'offre une vue de profil sur sa mâchoire crispée en fixant l'extrémité de la propriété. En partant, je ne vais pas seulement renoncer à cette folie... à cette chimère que je me suis inventée, que j'ai espérée et poursuivie désespérément... un rêve bancal et tronqué sur lequel je n'arrive moi-même pas à mettre de nom, mais dont Royce est le centre. Je vais aussi devoir laisser de côté cette partie de moi que je ne cherchais même plus, mais que j'ai trouvée quand même avec lui. Cette partie qui prouve qu'il reste encore de l'espoir, que je fonctionne toujours à peu près correctement. Je ne sais pas laquelle des deux est la plus difficile à laisser partir.

La tristesse me fauche par surprise, comme si je n'en avais qu'une très vague conscience jusqu'ici. Je crispe une main sur ma poitrine par réflexe, comme pour m'assurer que mon cœur y bat toujours.

- Allez, la miss, me ramène Royce, probablement alerté par la détresse qui doit irradier par tous mes pores. Tu rates pas grand-chose, t'inquiète, ajoute-t-il alors en m'offrant une version un peu forcée de son rictus de travers. Il parait que je suis un très mauvais coup. Genre pas terrible et qui tient pas la longueur.

Je me fige et écarquille les yeux, sous le choc, en reconnaissant les termes qu'il a employés. C'est presque mot pour mot ce que j'ai dit à cette fille intéressée, dans les cabines d'essayages du centre commercial. Bon sang ! C'est forcément un hasard, non ? Il ne peut pas avoir eu vent de cette bourde... Et mince ! Ce n'est forcément pas un hasard !

- Tu... qui t'a parlé de ça ? je bégaie, les joues en feu.

Pas de réponse. Je suis de plus en plus mal à l'aise. Royce n'a pas l'air énervé. Seulement... amusé ? Ou curieux ? Je n'en sais rien.

- Est-ce que c'est Mia ?

Toujours rien. Au comble de l'embarras, je tente maladroitement de me justifier en me tordant nerveusement les doigts.

- Je suis désolée, mais ce n'est pas du tout ce que je voulais dire. Tout le monde a compris de travers. Je ne parlais pas de ça, d'accord ?

- De ça, quoi ? demande Royce et, cette fois, j'en suis sûre, il se moque de moi.

C'est à cet instant que débarque Dallas. Essoufflé, il se contente de jeter un œil derrière le bâtiment et semble prêt à repartir d'où il vient au moment où il prend conscience de notre présence. Il se ravise aussitôt et me rejoint en quelques enjambées pour se planter à mes côtés, le visage crispé de mécontentement. Du regard perçant et translucide qu'il a probablement hérité d'ancêtres cowboys, il toise Royce avec un mépris à peine dissimulé. C'est pourtant à moi qu'il s'adresse d'une voix posée et affectueuse.

- Lily, ton oncle et Mrs Williams m'envoient te chercher. Ça fait un moment que tu devrais être avec les invités, gamine. Allez, viens avant que les petites pestes ne vident toute la fontaine de chocolat, ajoute-t-il en me tendant le bras avec un clin d'œil tendre.

Royce est déjà redevenu lui-même. Froid. Stoïque. Indifférent. Je lui adresse quand même un petit signe de la main avant d'emboîter le pas à mon palefrenier, direction : mon purgatoire personnel.

Je passe l'heure - ou les trois-mille-six-cent secondes - qui suit à jouer mon rôle avec la perfection que confère l'expérience. Je pourrais bien exiger un oscar pour mon jeu d'acteur. Sous le soleil cuisant des Keys, je serre des douzaines de mains - des moites, des sèches, des boudinées et des osseuses -, je m'enthousiasme du mieux que je peux sur des mariages en préparation, j'accueille avec quelques sourires humbles et timides la pluie de compliments plus ou moins fondés qui s'abat sur moi, j'essaye même de calculer l'âge de bébés à partir des informations en mois que me glissent les jeunes mamans.

Entre deux macarons que j'ai le temps d'avaler quand ma mère a le dos tourné, je fais mine de m'intéresser à la mode avec les filles de mon âge et débats sur le rôle des organisations internationales dans les conflits au Moyen-Orient avec les adultes qui m'accostent. Je décline poliment par quelques pirouettes ou traits d'humour les avances plus ou moins poussées de certains jeunes hommes guindés.

Et tout ça avec le sourire. Je souris. Je ne fais que ça, à m'en abîmer les joues. Je suis plutôt douée. Le regard ne suit pas forcément mais, avec le temps, j'ai appris à masquer ce détail. C'est Milos qui m'a montré comment faire. Milos était l'un des nombreux photographes que ma mère engageait, du temps ou je posais pour elle, le seul que j'appréciais. Un quadragénaire grec un peu loufoque qui révélait mes fossettes sur chacun de ses clichés. Normal, il était tout le temps en train de faire le guignol derrière son appareil. Il m'a enseigné l'art du sourire réussi, il m'a prouvé que l'on peut facilement dévoiler sa jolie dentition, même lorsque le cœur n'y est pas. C'est à cause de lui que je me retrouve en ce moment-même à imaginer mon interlocuteur, un ancien sénateur bedonnant, en bikini.

Pendant l'heure entière que dure ce cinéma, je perçois la brûlure familière d'un regard métallique sur ma nuque, mon front ou ma tempe, selon l'endroit où je me trouve. Royce a de toute évidence décidé de suivre le conseil de mon oncle puisqu'il fait acte de présence. À une dizaine de mètres, bien à l'écart des festivités, il est avachi dans l'un des sièges en osier qui sont dispersés dans le parc. Parfaitement hermétique aux regards courroucés, haineux ou inquiets que lui lancent les convives. Les jambes écartées, les bras nonchalamment appuyés sur les accoudoirs et une cigarette allumée entre les lèvres, on croirait voir un roi ennuyé par sa cour.

Mais ses yeux ne me laissent aucun répit, ils ne m'ont pas quittée une seule seconde. J'ai l'impression que mon cœur est resté au creux de sa paume et qu'il s'en est fait une balle anti-stress.

Je trempe mes lèvres dans la coupe de champagne qu'un sympathique serveur m'a glissé dans la main en jetant un coup d'œil discret à mon mécanicien. Je croise son regard imperméable à l'instant où une bouche chaude se plaque contre ma joue, manquant de me faire renverser mon verre.

- Salut toi, s'exclame un Jace étincelant de malice en passant un bras autour de mes épaules raidies. T'es carrément sexy, tu le sais ça ? Ça fait des plombes que j'attends de pouvoir t'aborder. Comment tu fais pour supporter tous ces cons avec le sourire ?

Le souffle court et le cœur battant anormalement fort, je le dévisage en silence. Il porte le même costume noir et blanc guindé que les autres serveurs, mis à part le fait que son nœud papillon défait pend impunément autour de son cou. Son sourire charmeur bien en place et son nez couvert de taches de rousseur plissé d'espièglerie, il attend patiemment ma réponse... qui ne vient pas.

Muette d'inconfort, je plonge dans ses yeux joueurs en me demandant lequel des deux Jace est le vrai. L'ami facétieux et un peu déluré que j'ai appris à apprécier ou... l'autre. Le personnage sombre dont j'ai eu un effroyable aperçu au cours de la nuit. Est-ce qu'il utilisait avec moi la même façade affable que j'affiche hypocritement en présence de tous ces inconnus ?

- T'as perdu ta langue à force de trop parler chiffon avec les pestes ? tente le rouquin en désignant du pouce le groupe de filles auquel j'ai vaguement fait la conversation pendant un moment.

- J'ai... non, je...

Je déglutis et passe nerveusement une main sur ma nuque où perle un mince filet de sueur.

- T'as pas vu Mia ? enchaîne Jace. Je pensais qu'elle serait là.

Je le pensais aussi et non, je ne l'ai pas vue. J'étais d'ailleurs en train de m'en inquiéter il y a dix minutes de cela. Je secoue la tête en silence et esquive le regard du rouquin. C'est là qu'il se rend compte que quelque chose cloche. Son sourire se fane légèrement sur les extrémités et il me scrute avec plus d'attention.

- Lily ? Ça va ?

Qui es-tu, Jace ?

- J'étais... je dois y aller, désolée, je chuchote en essayant de m'échapper.

Il me rattrape aussitôt par le bras et m'oblige à lui faire face. Il n'en est pas encore à froncer les sourcils - je l'ai d'ailleurs très rarement vu tenter l'expérience - mais on n'est pas loin du compte.

- Wow. Tu me boudes ou quoi ? demande-t-il en tentant une moue attendrissante, la bouche en cul de poule et ses sourcils roux exagérément arqués.

Je ne réponds pas, le cerveau en vrac. De toute façon, je viens de voir un plus gros problème se profiler à l'horizon et mon humeur s'assombrit brusquement. Le "plus gros problème" a des yeux verts bouteilles-de-bière, une silhouette de mannequin Abercrombie & Fitch et un regard reptilien. Matt. Je savais qu'il était dans le coin, j'ai aperçu son père un peu plus tôt, dans la masse. J'espérais ne pas avoir le déplaisir de croiser Wise fils.

Posté derrière moi, Jace a effrontément posé le menton sur mon épaule pour trouver la source de ma contrariété.

- Ce petit bâtard, grogne-t-il près de ma joue en remarquant Matt à son tour. Eh, tu veux que je le tue ? ajoute-t-il ensuite sur un ton conspirateur et faussement diabolique.

Je sursaute quand même et m'écarte brusquement. Je me doute qu'il plaisantait, mais c'est plus fort que moi. Je le fixe avec horreur. Sans réfléchir, je me penche alors vers lui et chuchote, tout près de son oreille pour ne pas risquer d'être entendue.

- Non, je ne veux pas que tu le tues. Tu n'as qu'à te contenter de le maintenir à genoux pour que mon oncle puisse lui coller une balle entre les deux yeux.

Je l'ai fait, c'est sorti. Je n'arrive pas à croire que j'ai dit cela à haute voix. Jace non plus visiblement parce que, quand je me recule pour observer sa réaction, il est pâle comme un linge dans une pub de lessive. Son visage est un masque de stupeur. Sa main toujours accrochée à mon poignet me libère brusquement comme si ma peau l'avait brûlé et il jette de rapides coups d'œil autour de nous pour s'assurer qu'aucune oreille indiscrète n'a entendu ça. Il passe une main nerveuse dans sa tignasse flamboyante en ramenant son regard sur moi, pour une fois à court de mots.

Je ne lui laisse pas le temps de retrouver sa langue et tourne les talons, le pouls débridé et le cœur gros comme une montgolfière. Je m'éloigne de la foule dans l'urgence, pour trouver de l'air. Je ne m'arrête qu'une fois le pré atteint. À quelques pas du buffet délaissé, je m'accoude aux barrières et cherche mon souffle avec une toute petite pointe de soulagement.

Mon palpitant m'accorde une trêve alors que je laisse mes yeux vagabonder sur les quelques équidés qui paissent paisiblement à quelques mètres. Brutus vient immédiatement me saluer, collant le bout de son nez contre mon cou. Ses petits poils me chatouillent et je m'écarte pour flatter son chanfrein d'une caresse. Quand il s'éloigne, mon regard tombe sur Granola, la petite appaloosa en cours de dressage. Toute fringante, la pouliche trottine en levant haut les genoux, s'ébroue avec un entrain charmant.

- Elle te plait ? souffle une voix désagréable et surgie de nulle part, sur ma droite.

Je sursaute et pivote pour faire face à Matt qui s'approche d'une démarche légèrement titubante. Je suis pratiquement sûre que le champagne inoffensif qui coule à flot depuis des heures n'est pas responsable de cet équilibre douteux et j'en ai la confirmation en discernant l'éclat métallique d'une flasque au moment où Abercrombie la glisse dans la poche de son pantalon de smoking.

- Alors ? insiste-t-il en s'accoudant près de moi, ses yeux verts braqués sur la pouliche.

- Qu'est-ce que ça peut te faire ?

- Quoi, t'es pas au courant ? Elle est à nous. On pratique pas le débourrage alors on vous l'a confiée.

- Vous avez des chevaux, vous ? je l'interroge, ma curiosité vaguement piquée.

- Hum, des bêtes de course. T'as pas vu le marquage ?

- Quel marquage ?

Je fronce les sourcils et aperçois en effet l'empreinte d'un marquage au fer rouge sur l'encolure de l'appaloosa, à moitié dissimulée sous son crin. La trace de poils brûlés prend la forme d'un W un peu tordu. Le W de Wise, je devine. Je ne savais même pas que ce genre de pratiques se faisaient encore.

- C'est légal au moins ? je cingle, désapprobatrice.

- Oui, c'est légal. Ma famille aime bien laisser sa signature sur les choses qui lui appartiennent, commente-t-il en haussant les épaules avant d'enchaîner avec un sourire faux et un brin inquiétant. Vous avez convié le bandit à la fête, à ce que je vois.

Le "bandit" ? Je serre les dents et les poings sur le bois de la barrière. Il part d'un rire un peu dément et se met à fredonner un air vaguement familier, du Britney Spears. Les paroles parlent d'une fille amoureuse d'un criminel, il me semble. Matt se moque de moi.

- Ça ne te regarde pas, je lâche en le fusillant du regard. On invite qui on veut, c'est chez nous. Et Royce ne t'a rien fait alors ne parle pas de lui.

- Ah ! Mais c'est là que tu te trompes, s'exclame-t-il un peu trop fort en levant un doigt en l'air.

- Tu es ivre ?

Il se pince l'arrête du nez avec un petit sourire et me faisant signe de me taire d'une main levée et je jette des coups d'œil autour de nous, de plus en plus anxieuse face à son étrange attitude.

- T'as déjà eu une personne plus importante que..., commence-t-il d'une voix vaseuse avant de s'interrompre brusquement. T'es... toi, t'es une petite princesse alors tu verras forcément de quoi je veux parler. T'es entourée de plein, plein, plein de monde qui disent vouloir te protéger et savoir ce qui est bien pour toi.

Ses paroles n'ont pas le moindre sens.

- Matt, tu devrais...

- Chut, laisse-moi parler. Laisse-moi parler, bordel ! T'as connu quelqu'un qui avait une place... à part? Qui était plus important que tout le monde? Meilleur que tout le monde? Qui tenait plus à toi que tout le monde? Qui pouvait poser le putain de monde à tes pieds si tu le lui demandais... hein ? T'as eu quelqu'un comme ça ? Je sais que oui...

Il parle avec de grands gestes. Ses traits sont crispés, ses yeux rougis lui donnent l'air un peu fou, mais je ne peux pas m'empêcher de l'écouter, le cœur maintenu en suspens par un très mauvais pressentiment. Je ne sais même pas pourquoi je lui réponds, mais, prise d'un stupide et condamnable élan de compassion, j'entre dans son jeu.

- Oui, mon père était comme ça.

Le regard qu'il me lance n'est pas surpris. Il hoche la tête plusieurs fois, un petit rictus au lèvres et une étrange lueur au fond du vert alligator de ses prunelles.

- Moi, c'était mon oncle. Il était comme ça. Mon père ne lui arrive pas à la cheville, crache-t-il.

- Ton oncle... est-ce que c'est... Isaiah Wise ? j'ose en songeant à l'homme en tenue d'automobiliste sur la photo avec Chris.

C'est au moment où je pose la question que le souvenir refait surface, comme un insecte qui gratte la terre pour retrouver la morsure du soleil. D'abord, diffus, brouillé. Puis distinct. C'était il y a environ un mois, sur la plage, je me souviens avoir cuisiné Mia à propos de Royce. Allongée dans le sable, elle m'avait confié, à contre cœur, quelques bribes de ce qu'elle savait de son passé. Des lambeaux de notre conversation me reviennent en pleine figure avec la vivacité d'un boomerang.

"Il a quasiment grandi dans un bordel du quartier Nord."

"Cet endroit appartenait à un bel enfoiré, un gars du Sud. Isaiah Wise."

"Cette zone, c'était un peu son dépotoir : il s'en servait juste pour dilapider sa merde. Sa drogue, ses putes."

"Ici, dans le Sud, il était très apprécié."

"Un pilote de course à la con."

Je cligne des yeux sous l'assaut des informations que mon cerveau me fournit brusquement et manque la réponse de Matt.

- Si Royce avait tué ton oncle, je chuchote en essayant d'insuffler de la conviction dans mon ton, il serait toujours en prison.

- Pas sans preuves tangibles. Pas de corps, pas de preuve.

- Quoi ?

- Porté disparu. Mon oncle est "porté disparu", déclare Matt avant de partir d'un grand rire sans joie et de ressortir sa flasque pour boire une gorgée au goulot. D'après mon père, il se serait barré de l'île.

- C'est peut-être le cas, je veux dire, il est peut-être parti...

- Sois pas encore plus conne que t'en as l'air ! siffle Matt avant de plonger la main dans la poche de son pantalon pour en ressortir une boulette de papier froissé. Tiens, cadeau !

J'hésite une seconde. Derrière nous, la fête bat toujours son plein. La musique et les rires faux alourdissent l'air. Invités et serveurs, robes chatoyantes et costumes sombres se mêlent, dessinent des mouvements flous, un bal de couleurs. Je tends la main et prends le bout de papier chiffonné pour le défroisser entre mes doigts.

Je le regrette aussitôt. C'est un morceau de journal déchiré, une rubrique datant d'il y a sept ans. La photo d'un jeune homme imprimée en noir et blanc mange le tiers de la page et un morceau de mon cœur. Deux prunelles métalliques à la fois tellement familières et complètement étrangères me clouent sur place, depuis le cliché.

- Alors ? Il est beau ton mec, hein ? souffle Matt, sournois.

Il empeste l'alcool. Je l'ignore. Mon souffle affolé se retrouve prisonnier de ma gorge alors que je dévisage avec stupeur cette version à peine sortie de l'adolescence de Royce.

Cette version-là n'a rien à voir avec celle que je connais, rien à voir avec le mécanicien stoïque et impassible auquel je me suis habituée. On dirait une de ces photographies d'identités judiciaires un peu angoissantes qui sont prises lors des arrestations. À part la petite cicatrice en demi-lune sur une pommette, je ne reconnais pas grand-chose sur l'image.

Dessus, Royce fixe l'objectif d'un regard plus tranchant et incisif qu'un scalpel. Un regard que j'ai rarement eu l'occasion de voir en vrai. Ses traits sont froissés d'une rage très mal contenue et un rictus glaçant flotte au coin de ses lèvres fendues. Rien à voir avec le petit sourire tordu que j'adore. Ses cheveux sont plus courts, presque rasés sur les côtés, les angles de son visage moins prononcés qu'aujourd'hui. Plusieurs estafilades en sang parcourent ce dernier. Son expression est effrayante. Si j'avais vu cette photo de Royce avant de le connaître, j'aurais probablement prié pour ne jamais croiser son chemin.

Mais ce n'est toujours rien comparé aux mots imprimés d'un encre un peu effacé que ma vue brouillée par le choc parvient à enregistrer dans le texte. Des mots que je ne voulais pas voir. Des mots auxquels je m'interdisais de penser jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à ce qu'il me les mette sous le nez de force. Ils dansent avec violence, mènent un ballet sanglant sous mes yeux hagards.

"Royce Walters... Incendie volontaire... 17 victimes... familles des victimes... Royce Walters... comportement violent et destructeur... tendances à la pyromanie... enquête ouverte... suspect en fuite... Royce Walters... scène de crime... traces de lutte... Isaiah Wise... porté disparu... Royce Walters... soupçonné de meurtre"

C'est ce que j'ai le temps de déchiffrer avant qu'une grande main n'apparaisse brusquement dans mon champ de vision pour arracher ce journal de malheur à mes doigts tremblants. Royce se tient juste à côté de nous, immobile, imposant. Son regard, plus froid qu'un hiver sibérien, circule de Matt à moi pour finir par se poser sur le morceau de papier qu'il commence à déchiffrer, impassible.

Impassible ? Pas vraiment, pas très longtemps. Les lignes de son visage se contractent rapidement quand il comprend de quoi il s'agit et ses lèvres blêmissent à vue d'œil tant il les serre.

- Attends, Lily. T'as pas vu le plus marrant, reprend Matt au bout d'une interminable minute en se penchant pour récupérer sa coupure. Regarde qui a été chargé de l'enquête, ordonne-t-il en désignant un endroit précis du texte de son index.

Réticente, je baisse les yeux pour déchiffrer le nom, juste au-dessus de son ongle.

Wyatt Williams.

Mon cœur accélère avant de freiner brutalement, au supplice.

BOUM-BOUM.

Boum-boum.

Boum-boum .

Boum...

Wyatt Williams.

- Écoute ça, poursuit Matt comme si de rien était. " Le lieutenant Wyatt Williams se charge personnellement de l'enquête en cours et devrait apporter publiquement de nouveaux éléments majeurs dès ce Lundi..." Regarde la date de l'article. Regarde, Lily !

Je ne sais même pas pourquoi je m'exécute. Je suis à deux doigts de me mettre à pleurer pour de bon. Mon cerveau me paraît hors service, comme court-circuité, et j'ai le cœur au bord des lèvres mais, comme une automate un peu rouillée, je me penche en avant pour déchiffrer la date de parution du journal.

Le Mercredi 11 Juillet 2013.

Papa est mort le 14.

Je pleure, à présent. Je ne sais même pas pourquoi. Tout cela n'a aucun sens. Je ne vais pas me mettre à faire des liens entre des choses qui n'en ont pas. Mais des larmes de confusion et d'une terreur sourde que je refoule du mieux que je peux chutent le long de mes joues pour s'échouer quelque part sur l'herbe. Matt enfonce le couteau dans la plaie après avoir avalé une nouvelle rasade du poison qu'il trimbale dans sa flasque.

- Ton père s'est fait buter quoi... deux ? Trois jours après ? Il a même pas eu le temps de faire sa déclaration, c'est bizarre, non ? Tu trouves pas...

Il n'a pas le temps de finir sa phrase que Royce s'est jeté sur lui. C'est surtout son poing qu'il a jeté, je réalise avec un quart de seconde de retard. Le coup est tranchant, presque invisible pour l'œil. Comme au ralenti et en accéléré à la fois. Il fend l'air dans un sifflement audible et atteint Matt en plein visage. Le petit bruit caractéristique d'un cartilage qui cède est aussitôt masqué par un boucan bien plus puissant quand Matt s'échoue violemment sur le buffet dans un cri étranglé. Le meuble d'appoint, long, mais fin, cède sous son poids, envoyant au diable pièces montées, petits fours, friands, mimosas et brochettes de melons.

Et puis tout part en vrille. Les cris choqués et inquiets des invités retentissent un peu partout, quelqu'un coupe brutalement la musique, un mouvement de panique et d'excitation malsaine agite la foule. Les chevaux, effarouchés par le remue-ménage, s'éloignent des barrières au grand galop. Indifférent à l'agitation ambiante, Royce se penche sur les débris du buffet, empoigne Matt à la gorge et lui assène un nouveau coup sans le moindre état d'âme. Brutal. Presque chirurgical. Cette fois, son poing s'échoue sur l'œil gauche et fendille l'arcade sourcilière. Une pluie de gouttelettes pourpre ruisselle à présent sur la figure du jeune homme et je plonge en avant pour arrêter le mécanicien. Mon pouls pulse comme une myriade de tambours endiablés lorsque je le saisis prudemment par le coude.

Au même moment, les convives nous encerclent, forment une masse grouillante et bruyante autour de nous. Les murmures étouffés se transforment en un essaim bourdonnant et montent crescendo. Royce se dégage sèchement de ma prise, prisonnier d'une fureur glaciale qui me dépasse. Il est en train de lever une nouvelle fois le bras quand Chris se jette sur lui. Les bras fermement enroulés autour de son buste, il écarte son employé avec une force que je n'aurais pas soupçonnée.

Tétanisée, je croise les prunelles d'acier vibrantes de rage de mon mécanicien. Ses traits froissés par la haine se détendent brusquement alors qu'il ne me quitte plus des yeux. Il semble retrouver ses esprits parce qu'il ne se débat pas contre mon oncle. Il remue seulement l'épaule pour le repousser et Chris le relâche aussitôt, la mâchoire crispée et les yeux alertes.

- Appelez la police, bordel ! Qu'est-ce que vous attendez ? beugle Matt en titubant pour s'éloigner de son père, crachant sur la pelouse un mélange rougeâtre de sang et de salive.

La panique réveille mes muscles engourdis par le choc et délie brusquement ma langue. Royce est en liberté conditionnelle... si les forces de l'ordre s'en mêlent...

- Chris ! je supplie, l'implorant de mon regard inondé de larmes.

- Personne n'appelle personne, est-ce que c'est clair ? ordonne fermement mon oncle d'une voix lisse, mais intangible. Si j'en vois un sortir son portable, ça risque de très mal se passer.

Un brouhaha angoissé s'élève aussitôt dans l'air suffoquant de cette matinée cauchemardesque, mais personne ne semble prêt à contester les ordres de l'hôte. Personne, sauf...

- Alors tu continues de le défendre malgré ce que t'as lu ? se révolte Matt en me fixant avec dégoût derrière son masque sanglant.

Il s'est penché vers moi malgré la posture menaçante de Royce, malgré le discret geste d'avertissement que lui coule son père. Dans la petite foule qui nous oppresse, j'aperçois le visage grave de Dallas, l'expression choquée de ma mère, celle, sur le qui-vive, de Jace.

- En fait, j'avais vu juste, hein ? Ça te branche vraiment les criminels, crache Matt dans le silence religieux qui s'est soudain octroyé tous les droits. Mais bon, on aurait pu s'en douter, telle mère, telle fille.

Je plisse les yeux, confuse, et Aaron Wise saisit immédiatement son fils par les épaules pour le faire taire. Cela ne l'empêche pas de poursuivre, intarissable et plus venimeux que jamais.

- Elle aussi, c'était sa came. Demande à ton père.

Un sursaut d'agitation reprend les invités qui chuchotent à toute allure, pronostiquent, s'indignent, s'affolent, s'emballent et se déchaînent. Les requins ont flairé le parfum du sang, ils sont affamés. Mes poumons expulsent brutalement tout mon air devant la cruauté gratuite de Matt et ses accusations parfaitement infondées. Malgré mon cœur qui déraille complètement, suspendu au bord du gouffre, et mon visage baigné de larmes, je fusille du regard la source du désastre qui se profile.

- Mon père est mort ! Et ce n'était pas un criminel ! je m'insurge assez fort pour que tout le monde enregistre cette vérité.

Chris se poste devant moi, plus raide que la justice. Tous les muscles de son dos sont furieusement contractés, je les vois qui s'agitent et tressautent sous la fine étoffe de sa chemise. Il siffle d'une voix dangereusement basse en direction du père de Matt :

- Ramasse ton déchet de rejeton et tirez-vous de chez moi. Immédiatement.

Aaron hoche la tête, l'air mécontent, mais il n'a pas le temps de s'exécuter que son ignoble progéniture lui échappe, avance vers moi aussi près que le corps rigide de mon oncle le lui permet et éclate d'un rire alcoolisé.

- Ça, c'est parce qu'on parle pas de la même personne, Lily, susurre-t-il entre deux hoquets avant de préciser dans un murmure complice. Tu te souviens quand j'ai dit que j'en connaissais un rayon sur ta famille ? Tu t'en souviens...

Je tremble. Le sol tangue, se délite, se fait de moins en moins tangible sous mes talons. Ma vue se brouille. Mon esprit semble se déchirer pour saisir l'insaisissable, donner du sens sur l'insensé.

Chris s'anime brusquement. Sans transition, il empoigne Matt par le col de sa chemise impeccable et le soulève presque de terre en rapprochant son visage du sien sans se soucier des protestations du père.

- Tu vas immédiatement fermer ta grande gueule, le môme. Crois-moi, ça vaut mieux pour toi, gronde-t-il à quelques centimètres de la figure sanguinolente de Wise fils.

- T'as vu ça, Lily ? Je sais mieux que toi qui est ton propre père, s'amuse Matt, les paupières alourdies, au moment où mon oncle le jette par terre.

Je cligne des yeux. Je flotte dans une réalité abstraite sans parvenir à retrouver mon chemin. C'est comme être coincée dans un rêve. Il y arrive un moment où l'on finit par être conscient de l'état de divagation de notre cerveau. On ne trouve pas encore la route pour se réveiller et reprendre son souffle. On a l'impression percutante de chuter dans le vide. On s'y noie. Et on attend le choc...

Je ne sais plus où débute le songe... le cauchemar, ni à quel endroit il prend fin.

- Qu'est-ce que tu racontes ? je m'entends demander comme depuis l'extrémité d'un filandreux tunnel. Je sais parfaitement qui est mon père. Il n'y a aucun doute là-dessus.

Il n'y a jamais eu aucun doute là-dessus. Je suis son portrait craché ! Matt essaye simplement de semer la confusion, c'est ce qu'il fait. Il crée le chaos, le répand comme on disperse des graines dans un champ fertile. Avachi dans l'herbe, il me dévisage sous ses cils de son regard de lézard, un sourire paresseux sur ses lèvres fendues.

- De la famille Williams, je demande l'oncle... enfin, le père. Bref, tu m'as compris.

Au cours du temps, la fonte des glaciers qu'entraîne le réchauffement climatique est parvenu, en modifiant la répartition des masses d'eau à la surface de la planète, à ébranler la rotation de la Terre, à la faire changer d'axe. J'ai lu ça dans une étude scientifique, un jour. Mais là, aujourd'hui, à cette seconde précise, la terre ne tourne plus. La mienne en tout cas, s'est arrêtée de tourner. Il n'y a plus d'axe. Ni de lune. Ni d'étoiles. Ni de jour ou de nuit. Il n'y a plus que les cendres, la poussière et les flammes de mon monde qui part en fumée.

À suivre...

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