
Chapitre 132
Je ne souris pas à m'en déchirer les joues. D'ailleurs, je ne souris pas du tout. Je ne suis pas enthousiaste au point d'en avoir les doigts qui fourmillent, ni survoltée comme un enfant la veille de Noël. Je ne regarde pas non plus les biceps de Royce qui gonflent et se tendent quand il lève les bras et remonte le store métallique à moitié fermé du garage. Je n'y jette même pas un œil, promis juré. Non pas un seul... coup d'œil...
Clac.
C'est Royce qui vient de claquer des doigts juste sous mon nez pour me faire signe d'entrer dans le bâtiment plus ou moins éclairé. Je sursaute, détourne en vitesse les yeux de ses tatouages ruisselants avec un air coupable et me précipite au sec sous le regard vaguement narquois du mécanicien.
J'ai à peine mis une basket dans le garage que la forte odeur chimique des huiles et essences automobiles me heurte de plein fouet. Ça et l'énorme masse poilue qui déboule dans ma direction. Rambo, qui est apparu comme par magie, met tout son poids de jeune chien musclé dans ses membres antérieurs lorsqu'il me salue avec un engouement touchant. J'ai seulement le temps de m'ancrer fermement au sol pour ne pas être emportée dans l'élan. Les pattes boueuses du berger Allemand laissent deux traces comiques sur mon sweat-shirt juste avant que le maître ne l'empoigne par le collier pour l'écarter de force.
- Tu lui fais un sale effet, note Royce en maintenant fermement l'animal excité en place.
Secouant la tête, il finit cependant par lâcher prise en comprenant que le chien ne me dérange pas et s'enfonce dans les profondeurs du hangar encombré, mais étonnamment propre. Accroupie près de Rambo pour lui donner l'attention qu'il réclame, je scanne du regard l'endroit éclairé à la lueur verdâtre des LED de secours. Et je ne peux pas nier qu'être ici m'avait un peu manqué.
Glissant distraitement les doigts dans les poils soyeux, mais un peu humides du berger allemand, je passe en revue les murs sombres, les interminables étagères débordantes de pièces métalliques qui me parlent autant que le droit constitutionnel, les marquages blancs au sol et les poutres massives qui soutiennent le plafond. L'espace est saturé de véhicules de luxe plus ou moins estropiés dont les carrosseries rutilantes parviennent à briller même sans soleil. Les outils qui jonchent le béton ciré et font de la traversée du bâtiment un véritable parcours du combattant...
Ça n'a pas l'air d'embêter Royce qui, avec l'aisance d'un poisson dans l'eau, slalome sans problème jusqu'au fond du garage où doit dormir le bolide sur lequel il œuvre. Il n'a même pas baissé une seule fois les yeux au sol pour vérifier où il posait ses bottes.
- Gaffe où tu mets les pieds, m'avertit-il tout de même depuis son poste de travail et je ne sais pas s'il s'inquiète pour moi ou de me voir "déranger" ses joujoux.
Comme je suis de bonne humeur, je me laisse penser qu'il s'agit un peu des deux. Rambo sur les talons, sa truffe humide collée à l'arrière de mon mollet, je sillonne précautionneusement le garage pour rejoindre mon mécanicien. Royce se tient à présent debout sous le ventre d'une voiture surélevée par une espèce de pont élévateur. Une Mustang, si j'en crois l'équidé argenté qui galope sur le parechoc avant. Le véhicule semble presque suspendu au plafond et, si je m'étais un jour demandé à quoi ressemble le dessous d'une auto, j'aurais enfin obtenu ma réponse : c'est noir, plein de tuyauteries et de pièces métalliques entremêlées, et ça ressemble à peu près à ce qu'on voit sous les capots, autrement dit à pas grand-chose.
Quand Royce se désintéresse momentanément de son bijou de mécanique, c'est pour me découvrir plantée derrière lui, la nuque ployée en arrière et le regard flottant. Le sien est exceptionnellement limpide. Pas réellement paisible, mais quelque chose qui s'en approche. Comme un compromis entre sa froide tension habituelle et un calme visiblement hors d'atteinte.
Mais ça, c'est avant que ses yeux ne tombent pour la deuxième fois de la journée sur le pansement ridicule que Dallas m'a collé dans le cou. Ses prunelles semblent alors s'assombrir sensiblement, au point que j'ai l'impression d'assister à une mini éclipse lunaire et les muscles de son visage se tendent.
Il ne fait cependant aucune remarque et, tirant sur mon l'élastique, je réduis à néant la tresse de ma mère. J'ébouriffe vaguement mes cheveux pour m'assurer que cette minable entaille demeure invisible. Mon geste n'échappe de toute évidence pas à Royce.
- T'as qu'à te trouver une caisse pas trop crade où te poser, lâche-t-il simplement comme je ne fais pas mine de bouger en désignant du menton le petit attroupement d'automobiles décapotées et sagement garées un peu plus loin.
Puis il m'offre à nouveau son dos - et quel dos... pardon - pour se concentrer sur le flanc exposé de l'engin flottant. Je pince les lèvres en avisant avec scepticisme les véhicules qu'il m'a sommairement indiqués. Bof. Ça ne me dit rien. Les banquettes, en cuir rembourré pour la plupart, semblent plutôt confortables. Là n'est pas le problème. C'est juste que je n'ai pas envie d'être aussi... loin. Alors je me laisse tout bonnement tomber en tailleur sur le sol frais, juste en dessous de la roue arrière droite de la "voiture-toiture".
- On peut savoir ce que tu fous ? m'interroge le mécanicien en me jetant un coup d'œil sévère par-dessus son épaule.
- Moi ? Rien.
- Je t'ai dit de te poser dans une bagnole, pas de nettoyer le sol avec tes fringues.
- Ce sol m'a l'air propre, je le contredis en effleurant de l'index le béton lisse et effectivement décrassé. D'ailleurs je trouve ça un peu bizarre pour un garage à voitures...
- Tu trouves ça bizarre, répète-t-il.
- Un peu.
- Tu sais ce que je trouve bizarre, moi ?
Royce a levé les bras au-dessus de sa tête, les mains accrochées au pare-chocs arrière du véhicule suspendu et les flammes dessinées sur sa peau se meuvent à chaque contraction de muscle. Mais j'ai remarqué ça au passage, ce n'est pas comme si j'étais en train de le reluquer...
- Non.
- Une meuf qui sort prendre l'air à trois heures du mat' sous la flotte.
- Pfff.
- Qui s'incruste dans un garage en pleine nuit...
- C'est toi qui me l'a proposé !
- ... Avec juste un sweat sur le dos.
- Je porte un short ! je m'insurge pour de faux en rosissant discrètement.
Royce ne réplique rien. Après son sempiternel haussement d'épaule, il me tourne encore une fois le dos. Pas assez rapidement toutefois pour que je manque le léger rictus qui déforme ses lèvres. Du bout éculé de sa botte, il tire vers lui une espèce de couchette mobile, ces sièges roulants sur lesquels s'allongent les mécaniciens pour se glisser sous les voitures. Puis, il la fait rouler dans ma direction sans un mot. J'étais parfaitement disposée à passer les prochaines heures par terre mais, bon entre le béton gelé et ce machin à roulettes, le choix est vite fait.
Je me hisse sur l'engin matelassé. Je suis à peine assise que Rambo rapplique pour poser son museau sur mes cuisses. Et moi je fonds comme un caramel mou. L'attention de Royce est déjà accaparée ailleurs. Il s'est éloigné pour actionner une espèce de levier. Il maintient dessus une pression pendant quelques secondes pour abaisser le plateau qui soutient la voiture. Mon "toit" provisoire chute légèrement de plusieurs crans au-dessus de ma tête et la Mustang s'immobilise finalement au niveau de l'épaule du mécanicien.
Mes yeux curieux ont la bêtise de s'arrêter sur les minces colonnes du pont élévateur et mon imagination s'emballe. Pendant une seconde assez inquiétante, je les imagine céder. Le scénario qui suivrait n'a rien de très guilleret et implique notamment un corps réduit en charpie. Le mien. Je déglutis bruyamment et mes mains se crispent dans les poils du chien.
- Euh... ça ne risque rien, n'est-ce pas ? je m'enquière, l'air de rien, d'une voix mal assurée. Je veux dire, il n'y a aucun risque que cette voiture me tombe sur la tête ?
Inclinant la tête dans ma direction, Royce m'offre son regard indéchiffrable, celui qui dit "il y a des tas de chose qui flottent dans ma caboche, mais vous ne saurez jamais quoi". Puis :
- J'en sais rien. Les ciseaux sont un peu rouillés et y a un ou deux boulons qui ont giclé hier, donc fais gaffe.
Hein ?
La surprise transforme mes yeux en soucoupes et je manque avaler une mouche, un moustique ou n'importe quel insecte de passage, tant ma mâchoire s'est décrochée. Elle gît quelque part au sol. Il n'est pas sérieux... Mais Royce s'est à nouveau détourné en dodelinant légèrement de la tête. C'était une plaisanterie, je réalise après quelques instants à fixer les jambes puissantes de mon mécanicien qui s'active autour de la voiture sans plus me prêter attention. Une démonstration sympathique de son humour quelque peu...
Douteux ?
À peine...
Une fois remise de mes émotions, je m'installe plus "confortablement", l'arrière du crâne appuyé contre l'une des colonnes de fer. Rambo, qui a pris ses aises et s'est étalé de tout son long sur ma couchette d'emprunt, remue paisiblement sur mes genoux et ferme les yeux.
Droite comme un i ou cet élève studieux au premier rang que tout le monde déteste secrètement, je regarde avec une certaine fascination la version affairée de Royce. Je ne suis même pas sûre de cligner des yeux. Je le regarde rapprocher une caisse pleine d'outils en donnant un petit coup de pied dedans sans paraître se préoccuper du boucan monstrueux que font les instruments métalliques en s'entrechoquant. Je le regarde s'emparer d'une sorte de clef en forme de croix et se planter à l'arrière du véhicule volant. Je le regarde se servir de cet engin étrange pour retirer les quatre boulons de la roue arrière, empoigner à deux mains l'énorme pneu et déloger l'ensemble. Les muscles de ses bras gonflent sous le poids, les fines veines qui les traversent semble prêtes à exploser juste avant qu'il n'éjecte la roue un peu plus loin. Et moi j'ai un peu chaud.
Dehors, l'averse s'en donne toujours à cœur joie, diffuse son parfum musqué et frais dans l'atmosphère. Le martèlement incessant des gouttes qui embrassent le bitume nous parvient comme une musique un peu répétitive et, si je me donnais la peine de tourner la tête à quatre-vingt-dix degrés, je verrais probablement une chouette cascade de perles à travers le store métallique à moitié baissé.
Mais je n'en fais rien. Aussi belle et poétique que puisse paraître une pluie diluvienne une nuit estivale et orageuse, elle ne vaut franchement pas le mécanicien silencieux et appliqué que j'ai sous les yeux. Depuis plusieurs minutes, il s'active à dévisser, brosser et asperger de produit des machins, des bidules et des trucs autour du disque qui soutenait la roue. De temps en temps, il glisse le bras presque jusqu'à la garde juste derrière, dans les entrailles dissimulées du véhicule.
Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il cherche, mais lui semble connaître parfaitement le où du pourquoi du comment. Je me contente de poser les yeux partout sur lui pour une fois que j'en ai le droit. Je ne loupe aucun détail. Je grave tout à l'encre de Chine dans ma mémoire au cas où je devrais dire adieux à l'île demain. Son expression concentrée. Son regard aiguisé comme un katana. La mèche brune qui revient en permanence agacer son front quand il se penche en avant. Les attendrissantes mimiques inconscientes qui creusent ses traits lorsqu'il réfléchit. La trace brune qu'il ignore probablement avoir dessiné sur sa tempe en y passant distraitement la main...
Par contre, je ne m'attarde pas sur la fine bande de peau bronzée qui apparaît par moments au-dessus de sa ceinture quand Royce lève les bras, ni sur les petites larmes de sueurs qui dégringolent le long de sa nuque et humidifient ses cheveux près des oreilles, encore moins sur les tendons fermes qui saillent sous son T-shirt sombre à chaque fois qu'il fournit un effort. Et surtout, surtout, je ne remarque pas l'élastique de son sous-vêtement au moment où il s'accroupit près de sa caisse fourre-tout. Noir, le boxer.
Oups.
Bon d'accord, il est possible que je l'ai entre-aperçu, mais pour ma défense, ce n'était pas prémédité et j'ai détourné les yeux au bout d'une seconde. Peut-être deux... Trois, grand maximum. "Pardonnez-moi mon père, car j'ai pêché", je psalmodie mentalement avec un poil de dérision. Plus sérieusement, je suis dans de beaux draps. Blanc et purs, les draps. Tout le contraire de la tournure qu'a prise mes pensées... Mia sors de ce corps ! À moins qu'il ne s'agisse de Jace ?
Les yeux braqués sur leur nouveau centre d'attraction, je me demande où se cachait cet aspect de moi quand, à la recherche de ma mère, je sillonnais, les yeux résolument braqués au sol, des studios photo infestés de mannequins masculins impudiques et aux trois quarts dévêtus. Il devait être extrêmement bien dissimulé. Enterré dix pieds sous terre. Dans un coffre blindé. À moins qu'il ne soit né que très récemment, au contact troublant d'un certain mécanicien - le genre douloureusement irrésistible - pour mon plus grand désarroi.
Un souffle mi-rêveur, mi-contrarié m'échappe et Royce me jette coup d'œil par-dessus son épaule.
- Tu t'emmerdes ? demande-t-il en prenant mon soupir alangui pour une plainte.
- Pas du tout.
Son regard sceptique me balaye alors qu'il continue de me dévisager, les avant-bras appuyés sur la carrosserie de la Mustang.
- T'as rien pour t'occuper ?
Si, si. Toi.
- Mon portable n'a presque plus de batterie, je lâche en haussant les épaules.
- Dors.
- Je n'ai pas sommeil. Je t'assure, je ne m'ennuie pas du tout. Du tout du tout. Par contre, j'ai super chaud, je dis bêtement avant de détourner le regard et de préciser aussitôt et un peu stupidement : À cause de la canicule. C'est... la canicule.
Lily...
Heureusement pour moi et mon honneur, Royce ne semble pas déceler mon malaise.
- Plus d'électricité, plus de clim, lâche-t-il.
- Ça ne fait rien.
Je me contenterais d'enlever mon sweat. Ça me laissera une chance de découvrir au passage le nom du joueur de basket que j'ai de floqué dans le dos. Je ne me fais pas trop d'illusions toutefois : à moi qu'il ne s'agisse de Lebron James ou de Michael Jordan, il y a peu de chance que je remette un visage sur le sportif. J'extirpe les bras des manches encombrantes, puis sors la tête par le col et... Aïe ! Je feule en manquant de m'arracher la touffe de cheveux que j'ai coincé dans... je ne sais même pas quoi. Les sweat-shirts n'ont pas de boutons, que je sache. Me tordant le bras pour chercher à tâtons sur ma nuque la zone de combat que je viens de générer, je tombe sur un sac de nœuds à faire sourire des ciseaux.
- Royce ? j'appelle d'une petite voix quand mon cuir chevelu implore ma clémence.
- Démerde-toi, lâche Royce et j'entends presque son rictus amusé.
En désespoir de cause, je tire sur le pull. Je suis à deux doigts de me scalper toute seule, j'envisage même une version chauve de moi-même et me suis presque faite à l'idée, quand Royce me prend en pitié. Où alors mes gigotements le déconcentrent dans son travail. En tout cas, il a à présent un genou par terre et, après s'être essuyé les doigts sur le chiffon qui pend de la poche arrière de son jean, s'incline au-dessus de moi. Ensuite il balaye tranquillement mes mains du carnage pour décrocher lui-même presque un à un mes cheveux du... truc.
Lessive, gazole, sueur et caoutchouc brûlé.
C'est l'odeur de son T-shirt qui se situe très exactement à un centimètre de mon nez. En levant les yeux, j'ai une vue intéressante sur les quelques grains de beauté qui parsèment son cou et cette pomme d'Adam qui me fascine étrangement. Il faudrait que je me coince les cheveux plus souvent en sa présence. Je réprime un sourire mutin qui serait clairement déplacé pour la fille de bonne famille que je suis et me tiens tranquille. Étonnamment, Royce ne me fait pas mal une seule fois, même pas un tout petit peu. Ses doigts s'activent avec une patience surprenante pour quiconque le connait un minimum. Ce n'est certainement pas moi qui vais m'en plaindre.
Mon mécanicien détache finalement le sweat de mes boucles. Je lève le menton un peu trop tôt, effleure sa mâchoire de mon nez sans le faire exprès et me retrouve piégée dans la cage en acier de ses prunelles toutes proches. Si proches. Mes lèvres s'entrouvrent d'elles-mêmes, laissent échapper un souffle un peu court et le regard de Royce, trop attentif pour mon bien, tombe immédiatement dessus. Avalant ma salive de travers, je cligne des yeux pour rompre le charme et ne pas faire quelque chose d'embarrassant, complètement stupide et déplacé, comme, je ne sais pas moi... embrasser sa pomme d'Adam qui remue curieusement sous sa peau.
Royce s'écarte promptement. Puis il me semble l'entendre arracher quelque chose du tissu juste avant qu'il ne dépose le pull sur mes genoux.
- Antivol, lâche-t-il d'une voix un peu rauque en désignant avec un haussement de sourcil narquois "l'arme du crime" qu'il vient de séparer de mon haut.
Effectivement, le morceau de plastique gris me semble être un antivol. J'arrondis les yeux de stupeur avant de me dédouaner dans la seconde.
- Une vendeuse a très bien pu oublier de le retirer. En plus le sweat n'est même pas à moi, c'est celui de Nate.
"Anthony Davis", clame le nom à l'arrière du vêtement et, comme prévu, je n'ai pas la moindre idée du visage auquel renvoie ce patronyme.
- C'est une habitude de porter ses fringues ? s'informe Royce en se relevant souplement et il ne parait plus spécialement amusé par la situation, si tant est qu'il l'ait été une seconde.
Je le dévisage en haussant les sourcils, déconcertée. Lui est déjà debout, de retour à son poste de travail.
- Pas vraiment. Ça ne m'arrive que quand je choisis mes vêtements dans le noir ou dans l'urgence. En plus je déteste le basket. Il n'y a aucun suspens. Les terrains sont trop petits, les joueurs sont trop grands et il y a beaucoup trop de buts. Ou de paniers. Et je ne parle même pas des ballons beaucoup trop durs. Un ballon, c'est censé être mou, pas te donner l'impression de t'être pris une brique au coin de la tête, ni manquer de te plonger dans le coma quand tu loupes une passe. Et... enfin bref. Voilà, je conclue en voyant le drôle d'air qu'affiche soudain Royce.
Quand tu t'y mets, toi...
Le mécanicien me scrute en silence. Il se passe une main noire de graisse sur la nuque, l'air perplexe. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il a en tête, mais une ride de lion s'est formée sur son front, juste entre ses deux sourcils bruns. Bien que je trouve ce pli de contrariété aussi séduisant que toutes ses expressions, c'est en espérant le faire disparaître que je lui offre mon plus beau sourire, lui faisant cadeaux de ces fossettes ridicules que peu de personnes arrivent à faire apparaître. Raté. Je n'arrive qu'à le creuser encore plus.
Le regard presque désorienté - à supposer que ce soit possible - du fauve finit par s'éloigner pour se recentrer sur l'emplacement vide d'où il a retiré la roue du véhicule. Sans rien ajouter, le mécanicien ramasse un outil et entreprend de dévisser une espèce de manette attachée au disque métallique. Je m'étais préparée à ce qu'il se mure à nouveau dans le silence quand sa voix grave fait vibrer l'air sur un fond de pluie :
- Il s'est passé un truc ?
- Comment ça ?
Il est à présent concentré sur la pièce difforme et vaguement semblable à une toupie crasseuse qu'il vient d'extraire des viscères de la voiture et je dois attendre presque deux minutes entières avant qu'il ne daigne me répondre.
- T'as retrouvé ta langue et tu me causes. Tu fais plus la gueule, on dirait, précise-t-il finalement sur un ton neutre et sans poser une seule fois le regard sur moi.
Oh.
- Je ne te faisais pas vraiment la tête.
Je protégeais juste mon cœur des blessures qu'occasionnent une vraie déception bien amère. De celles qui font mal à l'âme. De celles qui piquent férocement.
- Si, me contredit Royce en haussant une épaule, la nonchalance faite homme. T'as passé la semaine à m'esquiver. Qu'est-ce qui a changé ?
Est-ce que je dois lui parler de cette histoire de photo ? Quand j'ai essayé plus tôt dans l'après-midi, il ne m'a pas semblé très réceptif. Et puis, c'est un dossier clos à présent, alors à quoi bon ? J'ouvre la bouche à plusieurs reprises pour la refermer aussitôt sans être certaine de la bonne réponse. De toute façon, personne n'est témoin de mon indécision. Visiblement peu intéressé par la conversation, le mécanicien est occupé à épousseter son bidule en métal avec une petite brosse trop encrassée pour épousseter quoi que ce soit, selon mon humble avis. Je n'ai même pas l'impression qu'il attende réellement une réponse.
Mais j'ai à peine décidé de ne rien dire que Royce insiste.
- Alors ?
Bon.
Je me racle la gorge.
- Je... j'ai su que ce n'était pas toi. Je sais que tu n'as pas envoyé ces photos à mon oncle. Enfin, je savais depuis le début que tu n'avais rien envoyé. Pas directement. Ça n'aurait techniquement pas été possible de toute façon, je veux dire, tu ne peux pas faire deux choses en même temps... hum. Mais je croyais que tu avais demandé à... enfin, que tu étais responsable...
- Wow, ralentis, m'arrête un Royce tendu en m'accordant enfin la totalité de son attention. Qu'est-ce tu me chantes, là ? Personne n'a pris de photo de toi. Toi et moi, on a rien fait qui vaille le coup d'être pris en photo.
Il a dit ça en faisant exécuter un aller-retour entre nous à son index.
J'entrouvre brusquement les lèvres pour reprendre ma respiration et encaisser le camouflet. Evidemment, je saisis ce que veut dire Royce et je m'étais préparée à ce genre de réaction pas bien éloignée de celle qu'il a eu il y a quelques heures, quand j'ai essayé d'avoir cette conversation. Il n'empêche que ce n'est pas très agréable à l'oreille. Le mécanicien me détaille toujours, ses sourcils sombres méchamment froncés et le front plissé.
- C'est... ce n'est pas... rien, oublie. Ça n'a plus d'importance maintenant, de toute façon, je me rétracte finalement en détournant les yeux.
C'était idiot. Vraiment bête. Je n'aurais jamais dû aborder le sujet, surtout à présent qu'il n'y a plus rien à dire. Un bref soupir frustré me parvient sur ma droite. À moins que ce ne soit un soupir irrité. Ou juste exaspéré. La seconde d'après, Royce baisse la tête pour s'immiscer à nouveau sous la Mustang et s'agenouiller en face de moi pour la seconde fois. Même dans cette position, il reste imposant. Bien trop pour que ce soit juste. Ses épaules paraissent interminables, son buste prend toute la place, son aura aussi. En plus il a fallu qu'il se plie à quelques centimètres de moi alors qu'il y a tout plein de place. Ses genoux en jean effleurent les miens tant il est proche. Si proche que je distingue avec un détail étonnant chaque point bleuté et piquant qui constitue sa barbe, chaque strie argentée qui éclabousse ses iris. Ça, combiné à l'atmosphère étriquée que nous impose la voiture suspendue juste au-dessus... je ne sais plus où chercher mon oxygène.
- Vas-y, parle. Je t'écoute, là.
- Non, c'est bon.
- Lily...
Il prononce mon nom comme un avertissement, mais je n'ai plus du tout envie de m'étendre sur le sujet.
- Je te l'ai dit, ça n'a pas d'importance, j'élude en focalisant mon regard sur le col arrondi de son T-shirt.
- Ça, c'est moi qui le décide, tranche-t-il sèchement avant de pincer les lèvres et de reprendre sur un ton moins dur. Qu'est-ce que t'essayais de me dire ?
Prenant une profonde inspiration, je lève les yeux et plonge tête la première dans les siens. C'est comme de sauter à pieds joints dans un océan glacé : c'est froid, ça brûle, ça donne la chair de poule, c'est vivifiant. Le gris sec et tranchant de ses iris vous ensorcelle. L'onyx de ses pupilles vous avale comme un gouffre pour ne plus jamais vous recracher. Vous retenez votre respiration, comme en apnée. Et la vérité vous échappe.
- Tu te rappelles, le soir de comète ? Vers la fin...
Je m'interromps sans donner plus de détails.
- Quand j'ai failli faire avaler ses dents à ton texan ? propose-t-il en faisant référence à son altercation avec Dallas.
- Euh... juste avant, je souffle alors qu'une embarrassante chaleur se répand dans mon visage.
- Non. Je vois pas, répond très sérieusement Royce après quelques secondes en fronçant les sourcils comme s'il avait du mal à rassembler ses souvenirs.
J'en reste coite. Mon cœur trébuche sur une crevasse et la sensation est très désagréable. Pétrifiée, je ne sais plus comment réagir. Est-ce qu'il est possible qu'il ne sache réellement pas de quoi je parle ? Qu'il ne se souvienne pas ? Du tout ? Ce n'est pas inconcevable, je réalise et je ne me sentirais pas plus mal si je venais d'avaler le liquide fluo qui transparaît dans le bidon à ma droite et que des pictogrammes rougeoyants annoncent cancérogène, mutagène et plein d'autres mots en "gène" peu attractifs.
Evidemment que Royce n'a pas bloqué sur cette partie de la soirée, soirée que, si je me souviens bien, il s'est échiné à écourter. Ce n'est pas parce que j'ai passé la semaine à me rejouer ce moment en rêves que lui en a gardés un souvenir marquant. Après tout, il doit faire ce genre de choses avec plein d'autres filles. Peut-être même tous les jours que notre Dieu cruel fait. En plus, on n'a rien fait d'autre que s'embrasser. Une bouche qui en rencontre une autre. Pour lui, ce genre de chose relève peut-être de l'échauffement. D'ailleurs, si ça se trouve, j'embrasse mal. Le genre pas mémorable du tout. Cette hypothèse me parait aussitôt déprimante, mais plausible. Voire probable. J'essaye de me souvenir des réactions de Royce ce soir-là pour déterminer si un indice va dans ce sens, mais il ne me semble pas l'avoir vu se plaindre. En même temps, j'étais un peu ailleurs. Oh mon Dieu ! Et si je ne savais réellement pas embrasser ? Et si...
Royce met un terme à mes divagations mentales affolées.
- Eh, t'es partie où, là ? Relax, la miss. Je me foutais de ta gueule.
Je prends l'inspiration que je me refusais inconsciemment depuis ce qui me semble une éternité.
- Oh. Donc... donc tu n'as pas oublié ?
- Faudrait que je sois mort. Ok, on a roulé dans le sable. Après ?
Royce m'offre son rictus de travers, celui qui réveille les lépidoptères de l'amour au creux de mon estomac. J'hésite à poursuivre mes explications, incertaine de sa réaction, mais le regard intransigeant de mon mécanicien ne semble pas me laisser le choix. Effleurant le sommet du crâne de Rambo pour me donner du courage, je me lance.
- Chris a... quelqu'un a envoyé des photos de nous à mon oncle.
Un brusque silence seulement dissipé par l'averse fait suite à ma déclaration. En total désaccord avec l'ambiance étouffante qui plane dans le garage, la pluie joue son air guilleret à l'extérieur, rebondit avec aplomb sans jamais s'épuiser. Royce me dévisage sans laisser paraître la moindre émotion. Ses prunelles en titane paraissent plus abruptes, plus épineuses que d'ordinaire. Mais elles ne laissent filtrer aucun secret. Les traits de son visage sont aussi lisses que la surface d'un étang un doux soir d'été.
- On ne voit pas grand-chose dessus, je précise comme pour le rassurer et parce que le silence me compresse les poumons. Au fond, ce n'est pas si compromettant. Il y a pire...
- Quand ?
- Hein ?
- C'était quand ? demande-t-il d'une voix froide, mais aussi contrôlée que son expression. Quand est-ce que Williams a reçu ces clichés ?
- Il y a une semaine.
Royce inspire brusquement par le nez.
- Pourquoi ça t'a pris tout ce temps pour m'en parler ? lâche-t-il, visiblement irrité.
- Je ne sais pas, ça n'était pas vraiment sur ma liste de choses à faire. Et puis, je pensais que tu étais derrière cette histoire, alors...
Je me tais, la fin de ma phrase étant évidente, et les yeux perçant du mécanicien me crucifient sur place. Sa mâchoire se contracte, signe qu'il sert les dents. Fort.
- Si je me souviens bien, j'avais les mains occupées ce soir-là. Je vois pas comment j'aurais pris ces merdes.
Sur mes genoux, le chien ouvre un œil étonné quand mes doigts se crispent sur ses poils et je m'oblige à relâcher la pression.
- Je sais. J'ai pensé que tu avais demandé à quelqu'un de le faire.
- Pourquoi ?
La question claque, injecte dans l'air une tension étouffante. Je retire l'un de mes bracelets en tissu pour l'enrouler nerveusement autour de mon index. Je me concentre sur les fils colorés plutôt que de me perdre dans la lueur inquiétante qui fait flamber le regard habituellement neutre de l'homme qui partage temporairement mon oxygène. En passant, ce dernier fait est purement véridique. À chaque fois qu'il parle, son souffle tiède me frôle le visage. C'est la raison pour laquelle je sais qu'en quittant le dîner plus tôt que prévu hier soir, j'ai manqué le dessert au nougat que Rose a dû servir aux employés.
Quand Royce commence à s'agiter, sa patience légendairement faible mise à rude épreuve par mon mutisme, je me décide à parler. Mais je chuchote, je laisse les mots s'écouler dans un murmure à peine perceptible en espérant presque que Royce ne les entende pas.
- Tu sais pourquoi... Tu l'as déjà fait. Tu as déjà fait une chose de ce genre avec... cette fille.
Laura.
Je ne prononce pas son prénom, mais il flotte dans l'air comme un désagréable et amer parfum de produit à vitre. Royce ne parle pas, mais son visage s'est considérablement assombri. De toute évidence, il n'apprécie pas de me voir aborder à nouveau le sujet.
- Elle m'a dit que tu rangeais Chris dans le même paquet que son père, j'ajoute pour combler un blanc interminable.
Pendant plusieurs longues secondes, je me heurte à un mur infranchissable. Royce a de nouveau érigé ses barrières et j'aurais beau cogner dedans à coups de pelle et de pioche que je n'obtiendrais rien d'autre que son flegme apparent. Quoi que, son verni d'indifférence me semble légèrement écaillé.
- Williams doit savoir qui est l'expéditeur, décrète-t-il finalement.
- Oui, mais il ne te le dira probablement pas. Moi, il m'a demandé de ne pas le faire.
Je sais, je sens à l'instant où cette vérité m'échappe que j'aurais mieux fait de la garder pour moi. Royce se redresse brusquement, ses yeux se plissent dans la foulée.
- Quoi ? Tu sais qui c'est ?
- Oui mais...
- Qui ?
J'hésite une seconde, puis secoue la tête, les lèvres scellées. Royce jure dans la barbe de trois jours qui ourle sa mâchoire, puis ordonne :
- Parle, Lily.
Je ne peux pas. Je ne peux pas faire ça. Je meurs d'envie de lui dire la vérité, mais la foule de problèmes qui suivrait m'incomberait alors entièrement. Je mettrais en péril le travail de mon oncle, aussi douteux et mystérieux soit-il, et je suis certaine que Royce aurait immédiatement envie de "faire avaler ses dents" à l'albinos, comme il le dit si joliment. Bien que je ne porte pas cet énergumène sournois et infidèle dans mon cœur, je ne souhaite pas non plus avoir les mains tachées de son sang. Quoi que je fasse, j'ai l'impression de trahir quelqu'un. Royce ou Chris ? La différence est que l'un d'eux, à l'instar d'une comète éblouissante, mais tristement éphémère, n'est que de passage dans mon existence. Le second est de mon sang alors, qu'il le veuille ou non, que je le veuille ou non, nos vies n'ont pas d'autre choix que de se croiser, liées l'une à l'autre. Tel est le pouvoir de la famille.
Alors c'est non.
- Non.
Les deux billes de métal me mitraillent à bout portant. L'orage tonne. Dans ses prunelles, dans le ciel dehors. Dire que Royce est furieux serait l'euphémisme du siècle, à côté, les exemples qui figurent dans les manuels des collégiens paraissent bien pâles. Ses yeux se durcissent, gèlent. Je les esquive. Royce me saisit aussitôt par le menton avec fermeté pour m'obliger à le regarder.
- Tu te fous de moi, là ? C'est ça ? Dis-moi que tu te fous de ma gueule ?
Je presse mes lèvres l'une contre l'autre, navrée et la poigne de Royce se resserre comme involontairement sur ma mâchoire. Je déglutis en silence et il me relâche.
- Je suis désolée, je ne peux pas te le dire. Ça mettrait plus la pagaille qu'autre chose et Chris m'a demandé de me taire.
Les traits crispés de colère, Royce scrute mon visage un long moment pendant lequel j'essaye de lui faire parvenir mes excuses par télépathie. Puis il se redresse promptement et s'éloigne dans l'espace peu éclairé du garage. Mon cœur bondit et les poils sur ma nuque se hérissent quand, dans un accès de rage mal contrôlée, il donne un violent coup de pied dans l'une des caisses qui traînent au sol, un peu plus loin. Celle-ci fait un vol plané magistral et se déverse brutalement par terre, vomissant ses outils dans un tintamarre cauchemardesque. Tellement fort que je ne serais pas étonnée qu'une gentille grand-mère à moitié sourde se soit réveillée en sursaut dans l'Ohio.
Mon sang se précipite, se bouscule dans mes veines trop étroites. Expulsant un soupir angoissé du fin fond de mes poumons dilatés, je soulève délicatement la tête du chien pour me dégager et la repose sur le matelas ambulant. Rambo se réveille une seconde, juste le temps nécessaire pour me couler un regard irrité, avant de changer de position pour s'assoupir à nouveau. Quand je me remets debout, Royce s'est immobilisé à quelques mètres, le dos raide, les bras tendus et les mains appuyées sur le coffre étincelant d'une voiture sortie tout droit d'un film d'action futuriste. Je parcours timidement la distance qui nous sépare. Quand je m'arrête juste derrière lui, ses poings se crispent sur la carrosserie, ses trapèzes et ses deltoïdes roulent sous le tissu de son T-shirt gris.
Mauvais signe, m'avertit la petite voix interne peu encourageante et pessimiste au possible que la nature m'a collée sur le dos. Je l'ignore et fais un pas de plus dans la direction de mon obsession personnelle.
- Je suis vraiment, vraiment désolée Royce. Mais qu'est-ce que je suis censée faire ? C'est mon oncle, je plaide. J'habite chez lui. Je suis obligée de lui être loyale.
Royce se raidit davantage, mais m'ignore superbement et je sens presque le vent qu'il vient de me mettre ébouriffer mes cheveux. Je me place à côté de lui pour avoir un meilleur angle de vue sur son visage fermé à double tour et effleure craintivement son bras du bout de l'index.
- Royce ?
Silence radio.
- Tu es fâché contre moi ?
Le fauve réagit. Enfin. Inclinant la tête dans ma direction pour me couler une œillade pénétrante, incisive, aussi insaisissable que la nuit, Royce laisse échapper un soupir las. Son haleine chaude m'effleure le visage. Nougat. Cigarette.
- Retourne t'asseoir, Lily. J'ai du taf.
- Mais tu...
Mon insistance a raison de sa patience dont il dispose au départ à très faible dose.
- T'as pas l'air de saisir, siffle-t-il entre ses dents en pivotant brusquement pour me faire face et le regard sombre et dévoré par les ombres qu'il me jette me donne presque envie de battre en retraite. Si quelqu'un voit ces clichés... si quelqu'un me voit comme ça... avec toi...
Il n'achève pas sa phrase, laisse planer dans l'air humide l'aversion que lui inspire la seule perspective qu'il vient d'évoquer. Il secoue la tête, ses mâchoires crispées, et moi j'entends presque le claquement de la gifle imaginaire que je viens de me prendre retentir dans la quiétude de ce garage silencieux. Mon cœur se recroqueville dans sa coquille. Un goût d'amertume et de déception cuisante me pique la langue et je serre les poings tellement fort que mes ongles pourtant bien coupés s'enfoncent douloureusement dans les paumes de mes mains. Quand le mécanicien daigne enfin m'accorder un coup d'œil, je l'assassine du regard. J'y charge toute ma rancœur.
- Tu n'auras qu'à dire que c'était pour un pari débile et ta réputation sera sauve, je m'emporte en battant rapidement des paupières parce que j'ai les yeux qui piquent, mais que j'ai bien l'intention de les garder secs.
- Ma quoi ? répète-t-il avec une sorte d'incrédulité sur laquelle je refuse de m'attarder.
- Bonne nuit.
Puis je tourne les talons et m'éloigne dignement sous la pluie battante. Enfin, ça, c'est dans le scénario que j'espérais, celui qui ne prend pas en compte les mécaniciens réactifs et autoritaires qui vous barrent le chemin avant que vous n'aillez fait deux pas. Ça ne fait rien, je le contourne et disparais sous l'averse. Non, toujours pas. Ce scénario-là ne prend pas en considération le fait que Royce mesure dans les un mètre quatre-vingt-dix et que sa masse musculaire avoisine les soixante-dix pour cent à vu de nez. Je suppose que l'on ne contourne pas ce genre de personne à moins qu'elles ne l'aient décidé. Et lui n'est visiblement pas encore disposé à me laisser partir.
- Eh, où te vas comme ça ? m'arrête-t-il en me faisant reculer vers le véhicule de science-fiction pour m'y acculer.
Il est doué. Il avance d'un pas, droit sur moi, après m'avoir obligé à pivoter et je n'ai d'autre choix que de battre en retraite. Il progresse encore, je recule encore. Et me retrouve coincée entre la luxueuse carrosserie et son corps bien trop imposant. Ses mains se referment sur les ailes arrières qui bordent le coffre, ses bras m'emprisonnent.
- Me coucher..., je réponds avec mauvaise humeur et un train de retard.
- Je pensais que t'avais peur du noir ?
- Je n'ai pas peur...
- Ok, je pensais que t'aimais pas l'obscurité, se reprend-il, un brin railleur.
- J'aime encore moins me faire insulter, je réplique en posant une main sur son ventre pour le repousser.
Je ne réussis à rien si ce n'est à remarquer que ses abdominaux sont durs comme le marbre, détail dont j'aurais tout aussi bien pu me passer. Je retire ma main en vitesse et lève les yeux vers Royce pour lui adresser un regard irrité.
- C'est pas de ma faute si tu comprends tout de travers, décrète-t-il.
- Lâche-moi, j'ordonne en le repoussant de toutes mes forces.
Las.
Je l'entends marmonner quelque chose à propos des "meufs trop émotives". La seconde d'après, il rive ses prunelles hypnotiques aux miennes et me piège sournoisement dedans.
- Lily...
- Je ne t'écoute pas.
- Tu la fermes deux minutes ? C'est bon ? Je peux en placer une ou...
- Ça ne sert à rien, je viens de te dire que je n'écou...
Une grande main chaude, rugueuse, calleuse, se plaque sur ma bouche et m'oblige à ravaler mes plaintes. Je secoue la tête pour lui échapper, essaye de parler quand même, mais les doigts se pressent avec plus de fermeté sur mes lèvres, me réduisant au silence. Je déteste qu'on me fasse ça. Nate me le fait très souvent.
L'écervelée agacée que je suis fait alors la première chose qui lui passe par la tête. Elle sort la langue. Avec mon meilleur ami, ça marche : en général, il retire prestement sa main pour l'essuyer sur mes vêtements avec une moue dégoûtée. Mais Royce n'est pas Nathan et je regrette aussitôt mon geste.
Déjà parce que, pour des raisons évidentes qui font flamber mes joues et mes oreilles, je ferais mieux d'éviter toutes les situations qui impliquent de toucher sa peau avec ma langue. Ou avec ma bouche. Ou même avec n'importe quoi. Ne pas le toucher du tout, comme ça, c'est clair ! La raison numéro deux, et pas des moindres, est la suivante : bien que je n'ai rien senti pendant la fraction de seconde qu'a duré ma bourde, le mécanicien vient de passer l'heure écoulée à trifouiller dans les tripes huileuses et crasseuses d'une voiture endommagée. Je préfère autant que faire se peut éviter de goûter aux substances chimiques peu ragoutantes qui peuplent ce garage à voitures.
Après s'être figé, les yeux légèrement agrandis et l'air stupéfait, Royce retire lentement sa main de mon visage pour la replacer sur le coffre, tout près de mon buste. Un éclat ahuri s'attarde encore quelques instants dans ses prunelles. Il a toutefois la gentillesse de ne pas faire de réflexion sur mon coup de folie. Il reprend directement sur le sujet que l'on avait délaissé et je ne me souviens même plus de quoi il s'agissait. Ah oui. Son attitude blessante et insultante.
- C'est pour toi que je me bile, la môme. C'est pas moi qui serais dans la merde si certaines personnes sur cette île se rendent compte que tu traînes avec moi d'un peu trop près. Qu'est-ce que tu vas t'imaginer ?
Je cligne des yeux, surprise, sans être sûre de pouvoir croire à ce que j'entends. Évidemment, j'écarte la partie un peu trop pessimiste à mon goût pendant laquelle Royce mentionne les potentiels "problèmes" auxquels je m'expose en le fréquentant. J'efface également l'appellation réductrice que je pensais pourtant - à tort - définitivement enterrée. Je ne retiens que le moment où le mécanicien avoue s'inquiéter pour moi. Ben quoi ? J'ai une oreille sélective, et alors ?
- J'ai entendu. Tu veux bien me libérer, maintenant ? je demande poliment parce que mon cœur se croit drôle en rejouant les quatre saisons de Vivaldi et que je suis assez proche de Royce pour qu'il s'en aperçoive.
Ma requête tombe dans l'oreille d'un sourd. Royce ne cille même pas. Je me baisse donc promptement pour me faufiler sous son bras tendu, mais il anticipe mon geste et me bloque aussitôt. Frustrée, j'accroche son poignet à deux mains et y mets toute ma force pour décrocher ses doigts de la voiture. Son bras se bande pour résister à l'assaut et je ne parviens pas à le déplacer d'un millimètre. D'un millimètre ! Ça n'a aucun sens. Je grimace discrètement et mets plus d'acharnement à la tâche. Toujours rien. Le pire, c'est que Royce n'a l'air de fournir aucun effort. Il me scrute tranquillement sous ses cils bruns alors que je ne suis pas loin de me mettre à transpirer.
- Tu perds ton temps, me nargue-t-il sur un ton calme.
Je libère son poignet et essuie mes mains un peu moites à cause de l'effort contre mon short en coton.
- J'aurais pu t'échapper facilement, je déclare tout de même, mauvaise perdante, et cette fois, c'est certain, Royce est amusé.
Une lueur joueuse adoucit ses iris métalliques et habituellement tranchantes. Cet homme a réellement un problème. Et pas des moindres. Il souffre peut-être de troubles de la personnalité sévères. Je ne serais pas étonnée que ce soit vraiment le cas.
- C'est vrai, j'insiste, plus pour profiter encore un temps de sa petite moue ironique que pour sauver ma fierté bien entamée. J'ai suivi des cours d'autodéfense à Londres. J'avais juste peur de te faire mal en utilisant mes prises de ninja sur toi.
C'est faux. Enfin pas la partie sur les cours de self-défense, plutôt celle qui me fait passer pour la reine du kung-fu. D'ailleurs, j'ai oublié presque toutes les prises en question depuis des lustres. Madame Grant, notre professeur, serait profondément déçue si elle le savait. J'entends d'ici sa grosse voix écaillée de fumeuse compulsive me réprimander vertement pour ma négligence. Mais ça, Royce n'a pas besoin de le sav...
- Vas-y, lance-t-il contre toute attente.
La tête légèrement inclinée en arrière, il me toise de toute sa hauteur.
- Quoi ?
- Essaye de m'échapper, me défie le mécanicien.
Ça par contre, ça n'était pas prévu.
- Euh... mais tu as entendu la partie où tu risques d'avoir mal ? je l'avertis en désespoir de cause.
Encore ce rictus au coin de ses lèvres si joliment ourlées. Ses lèvres que je m'interdis de regarder. Et mon cœur qui s'emballe, qui bat fort. Plus vite que la pluie.
- Je m'en remettrais.
Tu as ouvert ta grande bouche. Tu assumes et tu te débrouilles, Jackie Chan.
Est-ce qu'au moins j'ai une chance de gagner, aussi infime soit-elle ? Je médite là-dessus avec une moue contrariée en avisant les biceps méchamment saillants de Royce pour suivre avec un défaitisme grandissant le tracé apparent des veines qui courent sur ses bras.
- Si j'y arrive, est-ce que j'aurais une récompense ? je négocie.
- Quel genre ?
Royce lève un sourcil méfiant ou juste curieux et je m'empourpre sans raison apparente.
- Une question, je m'empresse de répondre pour réduire au silence les idées de récompenses un peu moins innocentes, mais bien plus bruyantes qui chantonnent sous mon crâne. Tu réponds à une question. Celle que je veux. Et tu dois être sincère.
L'espace d'un instant, il hésite. Puis il semble se rappeler qu'il n'a aucune chance de perdre contre moi à ce jeu-là.
- Si t'y arrives pas, c'est toi qui me files une réponse.
Avant d'accepter, je pose les conditions.
- Pas à propos des photos, alors.
- Pas à propos des photos, répète Royce après une vague hésitation.
- D'accord, j'accepte dans la foulée sans parvenir à imaginer ce qu'il peut bien avoir envie de savoir à propos de moi que je ne lui révélerais pas de toute façon en dehors de la partie.
Royce n'ajoute rien, se borne à patienter, la tête inclinée dans l'attente de ma première offensive. J'analyse sa position en silence, passe au crible son corps tendu à la recherche d'une faille. Je n'en discerne aucune. Essayer à nouveau de filer sous son bras serait une perte de temps. Motivée, je crochète sa cheville de mon pied en espérant lui faire perdre l'équilibre. Espérer était le maître mot. Ses grosses bottes restent fermement ancrées au sol. Je ne suis même pas sûre qu'un tremblement de terre parviendrait à les en déloger.
Le nez plissé de concentration, je tente une feinte. Je fais mine de lui échapper par la gauche et fonce finalement dans la direction opposée. Sans succès. Royce me saisit par les épaules et me ramène directement à ma place entre ses deux bras contractés. En panne d'inspiration, je charge. Vraiment. Comme un taureau. La masse musculaire, les cornes menaçantes et la puissance en moins. Je me cogne brutalement le front contre le torse du mécanicien, plus solide que je l'imaginais, mais tente quand même de le faire reculer en basculant la totalité de mon poids - peu conséquent - vers l'avant de mon corps.
Échec.
Je ne m'explique pas comment, mais Royce parvient en l'espace d'un tiers de seconde à me retourner comme une toupie et je finis le ventre plaqué contre la voiture, les mains menottées dans le dos par sa poigne de fer. Un souffle brûlant me chatouille la nuque. Et je ne peux plus bouger. Du tout.
- Aïeuh, je marmonne plus pour mon égo massacré par KO que pour souligner une réelle douleur.
Le mécanicien me libère tout de même les poignets et me permet de me retourner. Entre temps, sa prise de catch l'a considérablement rapproché et je n'arrive pas à savoir si c'es une bonne ou une mauvaise chose. Royce me dévisage de très haut, franchement moqueur à présent. "C'est tout ce que t'as ?", m'affronte son regard clair.
Et bien, en toute franchise, non. Il y a bien la bonne vieille technique d'autodéfense. Celle que toutes les filles de mon cours attendaient avec une impatience un peu sadique. J'entends presque la grosse voix éraillée de Madame Grant tonner à nos oreilles "Et n'oubliez pas, on vise entre les jambes. On n'hésite pas ! Pas de pitié !". Mais bon, je n'envisage pas cette solution, pas même une minute. Bon, peut-être que l'idée m'effleure une toute petite seconde mais... non. Je n'oserais jamais. En plus, j'ai entendu dire que ça faisait très mal.
- Faut que tu bosses tes attaques de ninja, elles sont pas au top, me nargue Royce près de mon oreille.
Bon, tout compte fait... Je me décide sur un coup de tête. Un sourire de diablesse, le genre qui côtoie peu mes lèvres, m'échappe. Et je lève le genou sans crier gare. Je n'y mets pas beaucoup de puissance ni d'entrain, juste assez pour rendre la menace crédible. Royce m'arrête à mi-chemin, bloquant vivement ma cuisse de sa main ouverte. Puis il lève brusquement la tête pour me dévisager, les yeux écarquillés de surprise.
- T'allais vraiment faire ce que je pense que t'allais faire ? m'interroge-t-il en coinçant vigoureusement mes jambes entre les siennes pour m'empêcher de recommencer.
Je rougis un peu, hausse les épaules.
-À la guerre, tous les coups sont permis.
Il plisse les yeux, l'air franchement décontenancé, puis déclare simplement.
- T'as perdu. Tu me dois une réponse. C'était pour qui les capotes dans ton sac ?
Je me fige et ma salive passe de travers. On peut dire qu'il n'y va pas par quatre chemins. Et pourquoi diable est-ce qu'il a éprouvé le besoin de remettre cet embarrassant malentendu sur le tapis ?
- Je ne sais pas. Pas pour moi en tout cas, je débite rapidement, le visage cuisant.
- Va falloir faire un peu mieux que ça.
- C'est Jace qui les a mise là.
Royce pince les lèvres, mais je note quand même qu'il semble plus détendu.
- Pourquoi ? demande-t-il.
- Jace fait des trucs qui n'ont pas forcément d'explication. Je ne sais pas, il a voulu me faire une plaisanterie, je suppose. On était dans les cabines d'essayages et quand il est arrivé, il avait... enfin, il en avait plein. Je suppose qu'il a dû trouver ça drôle de glisser ça dans mon sac.
- Qu'est-ce que Quinn faisait avec vous dans les cabines d'essayages ? questionne Royce, un pli contrarié entre les sourcils.
- C'est moi qui lui ai demandé de venir.
- Pourquoi ?
Encore ce "pourquoi" grinçant qui file à travers ses dents serrées. Qu'est-ce que c'est que ces questions insensées, à la fin ?
- Pour m'aider avec la fermeture éclair de ma robe, j'ironise en levant les yeux au ciel pour le dérider sans saisir la direction de ses pensées.
Ma blague n'a pas l'effet escompté, loin de là. Royce fronce profondément les sourcils, ses narines frémissent.
- Il venait pour me sauver d'une mort par asphyxie, j'abdique finalement. Mia avait décidé d'essayer toutes les robes de la boutique et le magasin n'avait même pas de clim. Juste de la mauvaise musique et plein, plein de filles surexcitées et bruyantes et indiscrètes... Enfin bref, ce n'est pas très intéressant.
Royce me fixe à présent avec un air presque... presque... attendri ? Non. Sûrement pas. Les Royce sauvages sont beaucoup de choses, mais jamais "attendris". Je ne suis même pas certaine qu'il connaisse la signification de ce terme.
- Donc, t'avais pas l'intention de t'en servir ?
- De quoi... Mais arrêteuh! je me plains en dissimulant mon visage brûlant dans mes mains, consternée de devoir en revenir à ça. Bien sûr que non ! Qu'est-ce que je ferais avec ça, de toute façon ?
Royce a l'amabilité de ne pas répondre à cette question rhétorique qui m'a échappé sans mon consentement. Il saisit mes poignets pour les éloigner de ma figure et les garde dans ses mains. Il ne dit plus rien et moi non plus. On n'entend plus que l'orage lointain, presque apaisé maintenant et la pluie qui ne bat plus avec la même frénésie.
Nos yeux se croisent, se bousculent dans la semi-pénombre. Les siens semblent parler, mais dans une langue étrangère dont je n'ai pas les codes. Les miens retiennent toutes les choses que je ne peux pas lui dire, par peur du rejet, ce monstre d'insécurité. J'ai basculé la tête en arrière pour pouvoir regarder Royce en face et la sienne s'est incliné vers moi, presque inconsciemment. Ses traits à lui sont légèrement crispés alors qu'il m'étudie sans un mot. Et moi, je me souviens avoir rêvé qu'il m'embrassait, la nuit dernière, et m'être sentis un peu coupable au réveil sans me rappeler pourquoi. J'en ai toujours envie d'ailleurs. J'ai envie de l'embrasser. Sur la bouche. Évidemment, je ne le ferais pas. J'ai aussi envie d'embrasser ce morceau de fruit biblique qui s'agite faiblement, coincé sous la peau de sa gorge.
Et je le fais.
Vraiment.
Je me hisse sur la pointe des pieds et je pose les lèvres sur le petit cartilage pour un furtif baiser. Tout petit. Aussi léger qu'un battement d'aile de papillon. Royce se raidit brusquement. Il est tellement surpris qu'il libère mes mains et recule d'un pas pour me détailler. Je saisis l'occasion sans me faire prier. Profitant de son trouble passager, je fais un bond de côté, l'esquive, le contourne rapidement ... et lui échappe.
- J'ai gagné !
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