Chapitre 120
Hunter pose sur nous un regard mi-amusé, mi-intrigué. Diego est un peu moins transparent mais il me semble tout de même qu'il n'a pas l'air enchanté de trouver la main de sa sœur à quelques centimètres de la braguette d'un garçon. Quand à Royce... et bien, j'évite de regarder dans sa direction. Toute la zone qui entoure sa haute silhouette est fermement proscrite. D'ailleurs après un très bref examen des nouveaux arrivants, je m'empresse de river les yeux au sol, soudain transie par un puissant besoin de fuite.
Jace a fini par se calmer et remet son T-shirt en silence. Mia s'est subtilement rapprochée de moi sur le sofa et il semblerait d'ailleurs qu'elle ne soit pas la seule : je pourrais jurer que ma cuisse n'était pas collée à celle de Boyd il y a encore une minute.
J'ai la nette impression de sentir son regard planer sur moi. Et pour la première fois depuis que j'ai posé les yeux sur lui et que ce stupide bébé mythique a décidé de m'embêter avec ses flèches empoisonnées, cela ne me procure pas une once de plaisir. Les papillons sont aux abonnés absents, évincés par une déception trop puissante.
Les bottines des trois hommes chuintent bruyamment et laissent de grosses empreintes de peintures au sol quand ils se dirigent vers l'évier de la pièce pour se laver les mains. Je m'autorise à lever le nez au moment où Rose émerge des cuisines portant crêpes, jus de fruits et thermos de café sur un grand plateau. Des grognements appréciateurs se font entendre quand elle invite tout le monde à prendre une collation et je profite du remue-ménage ainsi que du fait que Royce soit occupé à faire disparaitre les traces de peintures de ses avants bras pour me lever, prête à m'éclipser.
C'était sans compter Mia qui me rattrape aussitôt par le bras pour m'obliger à me rassoir. Surprise, je pivote vers mon amie pour lui chuchoter :
- Qu'est-ce que tu...
- Ignore le mais ne fuis pas, me répond-t-elle fermement mais sur un ton assez bas pour que je sois la seule à l'entendre.
Je m'apprête à protester mais suis interrompue par la grosse voix de Hunter qui s'essuie les mains avec la serviette que Rose vient de lui tendre.
- Au fait, Lily, je voulais te dire que je pense pas du tout que t'es une Mini-Cooper, moi ! lance-t-il en m'adressant son sourire d'ogre joyeux qui creuse deux fossettes sur son visage pourtant très masculin.
- Ta gueule Hunt ! le rabroue aussitôt Diego mais le mal est déjà fait.
Je crois bien que je deviens blanche comme neige alors que la scène catastrophique que j'étais parvenue à balayer de mon esprit l'espace de quelques heures me revient avec la force d'un boomerang. Je me le prends en plein dans l'estomac et déglutis sans savoir comment réagir. J'ai beau faire de mon mieux pour ne pas regarder dans sa direction, la vision périphérique n'est pas faite pour les chiens – même si je me passerais bien de cette faculté pour le moment – et je vois clairement Royce se figer près de l'évier et pivoter sur ses talons pour nous faire face.
- Euh... merci, je souffle d'une petite voix parce que je suis sûre que le grand mécanicien blond ne pensait pas vraiment à mal.
- Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? demande Jace avec une pointe d'agressivité mais Mia lui enjoint aussitôt de se taire d'un froncement de sourcil très convainquant.
Et voilà, je ne sais plus où me mettre. J'aurais dû m'éclipser quand j'en avais l'occasion, je n'ai aucune, mais alors aucune envie d'être ici. Ce n'est peut-être pas trop tard, je songe en jetant un furtif coup d'œil à la porte qui mène aux cuisines.
- Ce que je voulais dire... , commence Hunter dont le sourire s'est légèrement flétri alors qu'il vient sûrement de comprendre qu'il a fait une bourde.
- On sait ce que tu voulais dire, maintenant ferme-la, le coupe Diego en poussant son ami vers la table.
Le grand blond hoche la tête et, après m'avoir adressé un regard presque confus, se concentre sur l'assiette de crêpes encore chaudes. Royce n'a pas bougé. Je le sais. Je le sens et chaque seconde qui passe à endurer la brulure de son regard décuple mon envie de disparaître. J'ai l'impression d'être en apnée, exactement comme dans mes concours solitaires sauf que ma capacité de résistance se flétrit à vitesse la grand V. Quand finalement et au terme d'une éternité et des poussières, il finit par se détourner, je saute sur l'occasion pour tirer ma révérence.
Cette fois, Mia n'est pas assez rapide et en trois pas, j'ai quitté la pièce et rejoint les cuisines. Alors seulement, le dos appuyé contre la porte, je m'accorde une inspiration salvatrice en fermant les paupières. Quand je les rouvre, c'est pour tomber sur le regard intrigué de la cuisinière. Elle est occupée à faire frire des légumes sur une poêle et un délicieux fumet de tomates cuites a empli la grande salle. Je suis certaine qu'elle me prend pour une folle mais, fidèle à elle-même, elle ne me fait pas la moindre réflexion sur mon étrange comportement.
- Lily, mon chou ! Est-ce que tout va bien ? Vous ne goûtez pas avec les autres ?
- Oui, ça va très bien. Et j'ai déjà mangé un peu plus tôt. Les crêpes étaient délicieuses !
La vieille dame rougit de plaisir et pour la première fois de ma vie, je regrette de ne pas avoir de grand-mère.
- Merci, mon cœur.
- Est-ce que ça vous dérange si je reste ici un moment ? Je peux peut-être vous aider pour le souper ? proposé-je pleine d'espoir.
- Bien sur que tu peux rester ici mais j'ai presque fini. Assieds-toi, ma jolie.
Je me pose donc sagement sur un des tabourets de l'îlot et je ne suis pas vraiment surprise quand l'adorable cuisinière pose devant moi trois crêpes roulées à la cannelle et une briquette de jus, haussant gentillement l'un de ses sourcils blancs comme pour me mettre au défi de protester. Je n'en fais rien et lui souris chaleureusement. Si tout le monde était aussi bienveillant et attentionné que cette femme, la terre serait un endroit bien plus accueillant.
Rose s'est remise au fourneau. Mes écouteurs fichés dans les oreilles et le menton posé sur mon avant-bras, je sirote ma boisson en me concentrant sur la voix puissante du chanteur des Imagine Dragons pour éviter de réfléchir. Mon cerveau n'est vraiment pas le compagnon qu'il me faut en ce moment.
« First things first. I'ma say all the words inside my head. I'ma fired up and tired of the way that things have bean, oh-ooh"
Et ça marche. Mes pensées les plus sombres s'envolent, s'éparpillent dans l'air et s'éloignement, emportées par la musique. . Pendant un moment, du moins. Jusqu'à ce que la porte s'ouvre brusquement, soufflant un courant d'air frais dans ma direction. Je me redresse aussitôt, presque sur le qui-vive.
Pitié, pitié, pitié, faites que ce ne soit pas...
Lui.
« Pain ! »
Je déglutis, manquant au passage de m'étouffer avec mon jus de fruit, et mon cœur tressaille, tourne dans le vide. Royce marque un temps d'arrêt en me trouvant là. Je demeure parfaitement immobile, figée comme une image. À tel point que si l'on jouait à "un, deux, trois, soleil", je remporterais la partie haut la main.
« You made me a, you made me a believer, believer"
L'espace d'une minuscule seconde, le regard du fauve passe de sombre et blasé à surpris et sa mâchoire se contracte légèrement. D'agacement, j'en ai bien l'impression. Le moins que l'on puisse dire est qu'il n'a pas l'air enchanté de croiser de nouveau mon chemin. Et moi je me demande quand est-ce que je pourrais le regarder sans avoir l'impression de chuter dans le vide. C'est comme cette sensation étrange qui vous tire du sommeil dans un affreux sursaut au beau milieu de la nuit...
Haut les cœurs ! On passe à autre chose, on a dit. Ignore-le.
Je hoche vaguement la tête pour moi même et repose la joue sur mon bras en écoutant Ed Sheeran décrire sa propre version de l'amour. Royce soupire et se détourne pour aller ouvrir le frigidaire. Bon sang, ce n'est pas normal que je le croise aussi souvent ! Fichu karma qui ne me laisse jamais en paix ! Comment est-ce que je suis censée l'oublier si je tombe sur lui toutes les heures en plus de partager ses repas ?
Il travaille dans cette maison, Lily. Le karma n'a rien à voir là-dedans, se moque ma petite voix interne et je songe sérieusement qu'il serait temps qu'elle prenne des vacances.
Toujours crispée sur mon tabouret, je m'autorise malgré tout un rapide coup d'œil dans sa direction. Ses vêtements ont eu le temps de sécher mais des traces de peinture bleu foncé décorent à présent son débardeur – je mets celles qui maculent son dos sur le compte de son camarade blond.
Je le regarde s'emparer d'une bouteille de bière, la décapsuler et en porter le goulot à ses lèvres, le tout sur un fond musical. Troublant. Je pense que s'il le souhaitait - ce qui n'est très probablement pas le cas - il pourrait tourner dans cette fameuse publicité de coca-cola qu'évoquait Jace il y a quelque jours. Le résultat saurait sans nul doute très satisfaisant. Et moi je divague complètement. Royce se retourne et je replonge aussitôt le visage dans mes bras pour éviter de croiser à nouveau son regard.
Dans ma bulle musicale, paupières fermement closes, je compte mentalement les secondes en me demandant s'il compte boire sa bière ici et, si oui, combien de temps il faut pour vider une de ces bouteilles. Tout dépend si il a très soif ou s'il à l'intention de siroter sa boisson. J'espère bien qu'il s'agit de la première option parce que je suis en train de me faire un torticolis.
Un crocodile, deux crocodiles, trois crocodiles... huit crocodiles, neuf crocodiles...
Des doigts frais m'effleurent l'oreille pour me retirer un écouteur et je me redresse avec appréhension, plus tendue que les cordes d'un arc. Royce se tient debout à mes côtés, immense, les traits légèrement crispés. Je jette de furtifs coups d'œil à son visage pour essayer de cerner son étrange humeur mais elle m'échappe. Encore. Je note quand même qu'il a laissé un bon mètre de distance entre nous.
- Tu comptes te tirer à chaque fois que j'entre dans une pièce ? demande-t-il un peu sèchement en rivant ses yeux gris aux miens sous ses sourcils méchamment froncés.
Je cligne des paupières, surprise, et intercepte au passage le regard légèrement inquiet de la cuisinière qui semble se demander si elle doit intervenir. Reportant mon attention sur Royce, j'entrouvre les lèvres pour répondre quelque chose, n'importe quoi. Mais rien n'en sort. Je ne comprends pas ce qui lui prend. Que je lui lâche les baskets, c'est bien ce qu'il voulait, non ?
Royce Walters souffrirait-t-il de trouble de bipolarité ? Ça n'a rien de drôle et je réfléchis sérieusement à cette hypothèse, nouvelle pièce du puzzle mille pièces qu'est ce mécanicien.
On avait pas décidé de ne plus le résoudre ?
Je secoue la tête pour lui signifier ma confusion mais il ne me donne pas plus d'explications sur son brusque coup de sang. Son regard m'étudie un moment avec une minutie qui me donne envie de disparaitre dans un trou à souris pour m'y soustraire.
- Ce que j'ai dit à ton oncle tout à l'heure, lâche-t-il finalement en me regardant droit dans les yeux. Tu sais que je répétais juste les conneries de Michael ?
Oh non ! Non, non, non ! Pitié, pas ça. Je me détourne sur le champ pour lui dissimuler mon expression, consternée de le voir ramener ce moment que j'essaye d'oublier, sur le tapis. J'en profite pour m'assurer que Rose est assez concentrée sur ses légumes pour ne pas nous prêter attention. C'est pourtant inutile : pleine de tact, la cuisinière nous tourne ostensiblement le dos en chantonnant un vieil air dans le but évident de nous laisser de l'intimité. Je préfèrerais qu'elle nous interrompe.
- Hé, me rappelle presque aussitôt Royce et je suis surprise qu'il ne m'oblige pas à lui faire face comme il en a l'habitude. Tu le sais, non ? C'est pas ce que je pense de toi.
- Tu n'avais pas le droit de lui répéter ça, je souffle en fixant les petites flammes bleu qui dansent sous la poêle un peu plus loin et je ne parviens pas à chasser complétement le ressentiment de ma voix.
- Quoi ? Les trucs qu'a dit Michael ou le fait que tu sois vierge ?
Je tressaille et baisse le menton sans le regarder.
- Tu n'avais pas à le lui rapporter, je répète à voix basse. C'est quelque chose de personnel.
- Pas tellement puisque tu m'en as parlé, contre-t-il froidement.
- Oui, et toi tu l'as raconté à tes amis.
- Je... attends. Quoi ?
Royce s'est figé et me dévisage, un éclat de surprise au fond de ses prunelles pales. C'est en évitant sciemment lesdites prunelles que je lui réponds, la gorge douloureusement comprimée.
- Tu l'as forcément dit à Michael, sinon il n'aurait jamais parlé de... voitures neuves ou je ne sais quelle autre bêtise, je siffle au comble du malaise avec un volume sonore proche de zéro.
Pendant un instant, le mécanicien ne dit rien et il me semble voir son regard se durcir. L'argent fondu qui inonde ses iris prend soudain une consistance presque métallique.
- Premièrement, j'y peux rien si t'as « vierge effarouchée » écrit sur le front. Et deuxièmement, figure-toi que ta vie sexuelle ou ton absence de vie sexuelle font pas vraiment partie du top ten de nos sujets de conversation, lâche-t-il avec l'expression du mauvais Royce : celui qui cherche par tous les moyens à me dissuader de l'approcher.
Et bien qu'il soit rassuré, ce n'est plus vraiment dans mes plans. Plus du tout, même. Cette fois je me détourne complètement et repose ma joue sur mon bras pour mettre fin à la conversation. Cela me parait plutôt explicite comme geste. Mais lui ne semble pas l'entendre de cette oreille. Il contourne mon tabouret pour se planter à nouveau face à moi. Un coude appuyé sur l'ilot, il se penche légèrement dans ma direction comme pour s'assurer que je sois la seule à l'entendre.
- Tu préfères que ton oncle sache que t'es vierge ou qu'il pense que je t'ai sautée ?
Seigneur, si vous m'entendez, achevez-moi tout de suite.
Ci-git Elisabeth Williams, fille beaucoup trop naïve pour son bien.
Je sens mon visage passer par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel pour s'arrêter sur du rouge fuchsia. Comment cela, ça n'existe pas ? Bien sûr que ça existe, je viens de dire que c'est la couleur de mon visage ! Visage que j'enfonce un peu plus dans mes bras, foncièrement déterminée à disparaitre.
- Inutile d'être aussi vulgaire, je marmonne d'une voix étouffée par la manche de mon T-shirt.
- Alors ? insiste Royce sans relever ma remarque.
- Chris ne pense pas du tout ça !
- Si. Fais moi confiance là-dessus, c'est exactement ce qu'il pensait. C'est pour ça qu'il a déraillé, tout à l'heure.
- Pour ça ? je répète un peu bêtement en clignant des yeux sans parvenir à me faire à l'idée que Chris ait une telle opinion de moi.
Royce me prend au mot et hausse les sourcils d'un air suggestif, mouvement qu'il accompagne d'un rictus froid.
- Ouais. Parce qu'il avait peur que j'aie corrompu sa gentille petite nièce.
Écœurée, je me frotte les yeux puis prends une légère inspiration comme ils conseillaient de le faire au cours de yoga auquel ma mère m'a un jour trainée de force. Ça ne fonctionne pas du tout. Je l'ai peut-être déjà dit mais les professeurs de yoga sont de vrais charlatans.
- Est-ce qu'on peut arrêter de parler de ça, s'il-te-plaît ? Ça me met vraiment mal-à-l'aise.
Royce hausse les épaules avant de porter à ses lèvres le goulot de sa bière dont il vide presque la moitié d'une seule traite. Puis son regard s'assombrit encore d'une teinte en balayant les restes de la petite collation que m'a servie Rose.
- T'es chez toi. T'as pas besoin de te planquer, y a d'autres moyens si tu veux faire la gueule à un mec. Je dis ça pour toi, t'en fais c'que tu veux.
- Je ne te fais pas la... tête, je souffle.
Et c'est la vérité. Déjà parce que ce genre d'attitude est vraiment puéril. Mais également parce que, même si j'aimerais être en mesure de lui en vouloir, je sais aussi que s'il y doit y avoir un fautif, quelqu'un à blâmer pour cette situation, c'est bien moi. Royce ne m'a jamais caché le genre de personne qu'il était ni son point de vue sur les relations sentimentales, à aucun moment il n'a prétendu être quelqu'un d'autre.
Et puis, franchement, quand j'y réfléchis, cette histoire de liste ne tient pas debout. Pas pour moi, en tout cas, j'essaye de me rassurer pour la centième fois de la journée. Royce n'a jamais vraiment montré de réel intérêt pour moi. Tout ce qu'il a fait, c'était parce que je le lui ai demandé. Je lui ai demandé de m'embrasser. Je l'ai supplié de m'emmener à la fête foraine. Je l'ai invité voir la comète. S'il avait réellement voulu... si j'étais effectivement une sorte de défi établi entre lui et ses amis, il aurait pris les devants, y aurait mis un peu du sien au lieu de me repousser en permanence.
Non?
Front plissé, Royce semble attendre la suite. Son pouce fait distraitement le tour du goulot de sa bière qu'il a posée sur l'îlot et je me concentre sur ce geste plutôt que de me perdre dans l'argent liquide de ses prunelles inquisitrices. N'empêche, gros cafouillage en perspective.
- C'est juste que... je suis fatiguée de toute cette histoire, je chuchote en m'adressant à sa bouteille. J'aimerais juste que ça s'arrête. C'est vrai, à un moment, j'ai cru qu'on... que tu... enfin bon, je me suis trompée. C'est stupide, je le sais. Et là, c'est vraiment très, très embarrassant pour moi. En plus, tu m'avais prévenue... Et pas juste toi, les autres aussi. Maintenant, j'aimerais bien pouvoir mettre tout ça derrière moi, je conclue toujours à voix basse pour éviter que Rose n'entende également mon pathétique petit discours.
Royce me dévisage, front plissé et lèvres entrouvertes, avec exactement la même expression que je devais arborer en déchiffrant mon cours sur les espaces vectoriels en terminale. Je me tais le temps de déglutir et de me passer une main sur les paupières, vaine tentative de m'éclaircir les idées, et le mécanicien patiente, l'air tellement concentré sur les paroles qui s'échappent de ma bouche que cela en devient presque risible. Risible et stressant.
Arête de parler, Lily. Tu t'enfonces.
Pour une fois, j'écoute la petite voix de la raison et reste muette. Royce secoue la tête.
- T'es au courant que je comprends que dalle à ce que tu racontes ? demande-t-il sur un ton un peu moins dur en comprenant sans doute que je n'ai pas l'intention de développer. Tu me fais la version en anglais ?
Mes pieds ne touchent pas le sol et j'en profite pour balancer nerveusement mes jambes dans le vide. Oui, c'est vrai que mon propos n'était pas parfaitement clair mais disons que je n'ai pas très envie de m'étendre sur le sujet. C'est pourtant simple, non ?
Moi amoureuse de Royce. Royce pas intéressé. Fin de l'histoire.
Je soupire, lève les yeux vers le mécanicien, croise son regard pour le fuir aussitôt.
- Je ne suis pas comme toi, Royce.
- Précise.
- Tu es plus âgé et... plus expérimenté que moi. Plus désabusé aussi.
- Désabusé? répète-t-il.
Il a haussé un sourcil surpris en se passant distraitement une main dans les cheveux comme il en a l'habitude quand il réfléchit. Et moi pendant ce temps, je me demande pourquoi est-ce qu'il faut que le moindre de ses gestes me paraisse à ce point séduisant. Encore un des symptômes de cette fichue maladie. Enfin bref. J'ignore son interrogation et conclue :
- Je ne peux pas faire... des trucs avec un garçon et juste m'en ficher. Je pensais que si mais... je me trompais.
- Pour que tout soit clair... je suis le garçon ? devine Royce avec une minuscule et exceptionnelle pointe d'humour dans la voix.
Quoi?
- Et bien... oui ? Oh ! Homme ! Je voulais dire homme, je rectifie rapidement sous son regard presque indulgent. Enfin, bref. Je n'aime pas être un fardeau, je te l'ai déjà dit. Et je n'ai pas envie non plus d'être cette fille collante dans les films qui harcèle le garç... l'homme qui lui... enfin, tu vois ce que je veux dire, je bafouille en m'empourprant de plus belle.
C'était moins une, Lily ! Ne nous refais plus une telle frayeur !
Le silence perdure un moment. Ses sourcils se froncent à nouveau, soulignant sa perplexité, et son regard fait de métal fondu m'avale toute entière.
- Non. Je t'ai jamais trouvée collante.
Mouais. À d'autres.
Je lui offre une moue sceptique en réponse et il plisse les yeux. Si je n'étais pas certaine – disons à 80%- que cette conversation l'ennuie au plus haut point, je dirais qu'il est contrarié. Il renifle d'agacement – ou de frustration pour ce que j'en sais – et s'incline légèrement vers moi sans y faire attention. Son odeur capiteuse mêlée à celle – chimique mais pas vraiment désagréable - des moteurs de voitures et de la peinture envahit mon espace et brouille aussitôt mes sens comme un mauvais sort.
Je m'empresse de reculer pour m'écarter et ainsi protéger mes restes de lucidité, manque par la même occasion de dégringoler de mon tabouret et me rattrape de justesse aux rebords de l'îlot. Royce n'a évidement rien loupé de mon manège, son regard sombre a suivi le moindre de mes mouvements. Les traits fermés, il enfonce les mains dans les poches de son jean et recule d'un pas alors que je baisse les yeux.
C'est mieux comme ça.
Répète le encore une fois, juste pour voir si ça sonne toujours aussi faux.
Mais c'est vrai! Ou du moins... il faut que ça le devienne. Je ne veux pas passer l'été - voire pire, plus loin encore - à me torturer à propos de Royce. Non. Hors de question.
- C'est Laura, je souffle en fixant d'un œil trouble le fondant au chocolat que Rose est en train de badigeonner d'un nappage alléchant.
L'odeur sucrée se répand dans l'air saturé du parfum des cuisines mais je ne m'attarde pas dessus. Je m'accorde un regard éclair en direction du mécanicien qui me scrute, le visage lisse et inexpressif, avant de me focaliser sur la pauvre paille que je malmène entre mes doigts.
- Tu peux être plus précise? demande froidement Royce.
- Tu voulais savoir qui m'avait parlé de toute cette histoire, avec les Marshall. Et bien je te le dis, c'est Laura. C'est elle qui m'a raconté, j'avoue en espérant ne pas être en train de créer des ennuis à cette pauvre fille.
Non. Royce ne lui fera jamais de mal. Enfin... pas ainsi.
Pas plus qu'il ne lui en a déjà fait, tu veux dire? se marre ma conscience, narquoise.
Il s'est figé, dans l'attente d'une suite qui n'arrive pas et ses doigts se sont brusquement crispés autour de sa bouteille, faisant blanchir la peau au niveau de ses jointures. À tel point que j'ai peur que le verre cède et qu'elle ne lui explose dans la main.
Là, dans l'air qui nous sépare, semble flotter la condition que j'ai demandée plus tôt en échange de ce renseignement.
"Que tu oublies tout."
"Je voudrais qu'on fasse comme si rien ne s'était passé. Est-ce que c'est possible?"
- Tu... commences Royce mais la porte de la cuisine s'ouvre au même moment et le mécanicien s'interrompt pour se retourner.
- Mec, tu les fabriques ces bières ou q...
Hunter se fige en nous découvrant tous les deux face à face. Il doit sûrement penser qu'il a interrompu une discussion. C'est certes un peu le cas mais c'est mieux ainsi.
Le grand blond se gratte la tempe exactement comme le font les personnages de dessin-animé lorsque les rouages de leurs cerveaux fictifs se mettent en branle et nous adresse finalement une grimace penaude.
- Désolé man, je voulais pas interrompre...
- Prends ta bière, on y retourne, le coupe sèchement Royce en s'écartant de moi.
Hunter hoche la tête et se dirige vers le frigidaire en quête d'une bouteille. Royce vide le reste de la sienne d'une traite pendant que je m'interdis formellement de lorgner sur sa pomme d'Adam qui s'agite, prête à transpercer sa peau.
- Vous ne mangez pas avec nous ? s'étonne Rose dont la surdité passagère vient de disparaitre comme par enchantement. J'en ai préparé assez pour tout le monde.
Le grand blond entrouvre les lèvres, l'air intéressé par la proposition mais Royce le devance :
- Non.
- Hé, parle pour toi. Je crève la dalle, moi ! Ces muscles ont besoin de fioul pour fonctionner, lance Hunter en contractant ses biceps sans se démonter devant le regard noir de son camarade de travail.
- T'es venu pour taffer ou pour bouffer? s'énerve Royce.
- Les deux. Fais pas gaffe à lui, ajoute le colosse à mon intention en passant son énorme bras autour de mes épaules, il est toujours chiant quand il a ses règles.
Il éclate de rire à sa propre blague. Royce lui adresse un coup d'œil froid mais reste de marbre, le visage aussi fermé que son cœur semble l'être. Il quitte la pièce sans un mot de plus ni un regard dans notre direction.
Royce Walters dans toute sa splendeur.
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