Chapitre 117
Mia finit par se taire, un peu essoufflée mais le visage fermé comme si elle mettait au défi qui que ce soit de la contredire. Quant à moi, je demeure parfaitement immobile, légèrement sonnée, un tantinet mal-à-l'aise mais profondément touchée par ce que je viens d'entendre. Le silence se répand comme une trainée de poudre, tendu et étouffant, et même Hunter ne cherche pas à le rompre.
Diego fixe sa sœur avec un air curieux en passant distraitement une main dans ses boucles brunes. Michael se paye silencieusement notre tête, la sienne inclinée sur le coté comme pour affirmer sa supériorité. Et Royce ne me lâche pas des yeux, même une seconde. Son regard brut m'écrase, m'asphyxie, et je ne sais plus où me mettre.
Derrière nous, il me semble que les employés sont ressortis du bâtiment pour assister au « spectacle ». Je les entends échanger des commentaires à mi-voix mais aucun d'eux ne semble prêt à s'approcher plus près que nécessaire de notre petit groupe ou, plus précisément, de Royce et de ses trois sympathiques camarades.
- Joli discours, la naine, lance finalement l'albinos avec une moue faussement impressionnée en faisant mine d'applaudir.
Qu'est-ce que je disais ? Il se paye notre tête.
- Merci, Casper! J'en prépare un avec plaisir pour ton enterrement. Pas sûr que beaucoup de monde vienne pour l'entendre mais...
- Le truc, tu vois, poursuit Michael comme si Mia ne l'avait jamais interrompu, c'est qu'y a une couille dans ton speech.
Mia croise les bras en haussant un sourcil dédaigneux et l'albinos se rapproche lentement de nous de son pas nonchalant, les mains enfoncées dans les poches de son jean de marque.
- Une couille, tu dis ? reprend mon amie.
Pourquoi est-ce que j'ai un mauvais présentiment ? Je suis pratiquement certaine de ne pas vouloir entendre ce qui va suivre.
- Ouais. En fait, ton discours est bien sauf que tu t'adresses pas au bon public. Tu saisis ?
- Non.
Mia a pris son air de pitbull.
- Attends, comment je pourrais t'expliquer ça... Tu vois Williams, commence-t-il en me désignant du menton sans me regarder, elle est comme... une Mini Cooper.
Mini Cooper ? Comme ces petites autos aux yeux écarquillés ? Je fronce les sourcils en essayant de comprendre sa comparaison et de détecter une éventuelle insulte mais ses paroles n'ont pas le moindre sens. Ou du moins elles n'en n'ont pas pour moi parce qu'il semblerait que les trois autres voient déjà où leur camarade veut en venir. Hunter secoue la tête, Royce serre les mâchoires en lançant un regard d'avertissement à son charmant acolyte et Diego ordonne sur un ton ferme :
- Ferme la, Mike, ça vaut mieux.
Mais « Mike » doit avoir des problèmes de surdité parce qu'il reprend comme si de rien n'était.
- Les Mini-Cooper, c'est mignon, confortable... sécurisant. Mais ça va pas très vite et tu peux pas proposer ça à des mecs qui ont l'habitude de rouler en Ferrari, tu piges là?
Un crocodile. Deux crocodiles. Trois croco...
Je blêmis en commençant à saisir la teneur de la métaphore très peu subtile qu'est en train de nous servir l'albinos.
- Hijo de puta ! crache Mia, me confirmant au passage que je ne dois pas m'être trompée dans mon interprétation.
- Non mais c'est pas contre elle. Désolé, j'ai aucun problème avec toi Lily, susurre Michael en m'adressant un regard peu repentant et je frissonne quand ses yeux presque translucides me balayent de la tête aux pieds avec une lueur mi-intéressée, mi-amusée. T'inquiète, y a plein de mecs qui kiffent les Mini-Cooper. Et puis, tout le monde aime essayer les voitures neuves, si tu vois ce que je veux d...
J'entends le glapissement étouffé de l'albinos une fraction de seconde avant de comprendre que le poing de Royce vient de s'écraser sur son visage tellement le mouvement est rapide, presque mécanique, et je sursaute donc avec un train de retard.
Michael s'effondre contre le parechoc avant du 4x4 de Hunter.
Bien fait pour lui, je songe amèrement en saisissant sa dernière insinuation. Mais quand je vois ses épaules se mettre à trembler comme s'il pleurait, je culpabilise aussitôt. Royce n'y est pas allé de main morte et, si je ne me suis jamais pris de droite au visage, j'imagine toutefois sans trop de difficultés que cela doit faire vraiment mal. Depuis quand je me réjouis devant un geste de violence, peu importe contre qui il est dirigé ?
Ma culpabilité ne fait cependant pas long feu quand je me rends compte que ce ne sont pas des sanglots de douleur qui secouent l'albinos mais un léger rire. Oui, il se marre ! Je le regarde, vaguement écœurée, essuyer sa lèvre ensanglantée d'un revers de bras en s'aidant de la carrosserie pour se redresser. Le sang continue de s'écouler en filet depuis sa bouche, maculant son T-shirt pale d'une trainée pourpre, mais il semble s'en ficher comme de l'an quarante. Ou comme de sa vie apparemment, parce qu'il continue de ricaner malgré la silhouette imposante de Royce qui le domine de toute sa hauteur, poings crispés et muscles encore bandés.
- Relax mec, s'amuse Michael d'une voix pâteuse en saisissant un pan de son haut pour s'essuyer le visage. Alors ? Ton truc c'est plutôt les Mini-Cooper ou les voitures neuves...
- Hé ! Qu'est-ce qu'il se passe ici ? tonne la voix parfaitement reconnaissable de mon oncle au moment où son mécanicien saisit l'albinos par le T-shirt et lui assène un violent coup de tête.
Je tressaille en voyant le crane de Michael partir en arrière sous l'impact pour aller heurter la vitre passagère du 4x4. Aussitôt, des sifflements et des encouragements retentissent bruyamment derrière nous sans que je ne sache qui les employés soutiennent. Il est peu probable que ce soit Royce, à moins que les hommes s'en fichent et n'aient juste envie de voir couler le sang. Incorrigibles.
Pour ma part, c'est plus fort que moi, je ne peux pas m'empêcher de m'inquiéter pour Royce. Royce dont le front semble curieusement intact. Pour être honnête, l'aspect presque clinique de ses coups me sidère. Il n'hésite pas une seule seconde avant de frapper, c'est comme si le geste surgissait de nulle part sans avoir besoin de passer par son cerveau. L'albinos s'écarte de lui en titubant, l'air vaguement groggy, au moment où Chris se plante à côté de moi dans son pantalon de costume noir et sa chemise blanche impeccable de business man.
- J'ai besoin de répéter ma question ? demande froidement mon oncle en posant une main ferme et – semble-t-il - protectrice sur mon épaule, le regard rivé à son mécanicien attitré.
Évidemment, personne ne lui répond, code d'honneur masculin oblige, et Mia est bien trop occupée à battre des cils et à baver sans la moindre discrétion devant le sosie de mon père – très classe – pour songer à prendre la parole. Hunter et Diego fixent le vide comme si la question ne leur était pas destinée. Michael continue de cracher du sang, souillant abondamment son T-shirt initialement aussi blanc que sa chevelure, et Royce, mâchoire encore dangereusement contractée, fixe mon oncle sans ciller en serrant et desserrant presque convulsivement les poings.
Quant à tous les autres, ils se contentent d'attendre dans un silence presque religieux à quelques pas de nous. Oui parce que, probablement rassurés par la présence de Chris, les employés se sont autorisés à s'approcher pour assister de plus près à la scène comme s'ils s'attendaient à ce qu'une bagarre éclate, et un petit attroupement s'est formé autour de nous. Bon sang, tout ça à cause d'un idiot d'albinos incapable de tenir sa langue deux minutes et de garder ses opinions pour lui.
Circulez, il n'y a rien à voir.
- Lily ? m'appelle mon oncle au moment où j'aperçois Dallas et Jace qui émergent des écuries et traversent la cour pour se mêler à la petite foule de curieux qui nous encadre.
Si le premier fronce les sourcils et plisse le front d'inquiétude, le second sautille presque sur place d'enthousiasme à l'instar des autres employés. De l'enthousiasme, sérieusement ? Y a-t-il un gène spécial qui prédispose les hommes à apprécier la violence ? Après tout, cela expliquerait le succès mondial des sports de combat masculins. Personnellement, je n'y ai jamais trouvé le moindre intérêt. J'ai peut-être l'esprit étriqué mais je ne saisis pas en quoi regarder un être humain taper sur un autre peut être divertissant.
- Hum ? je demande en levant les yeux vers Chris.
Les siens sont baissés dans ma direction sous ses sourcils haussés. Il a l'air d'attendre quelque chose. Mais quoi ?
- J'ai dit : qu'est-ce qu'il se passe ici ? répète mon oncle visiblement à bout de ses maigres réserves de patience.
Hein ? J'avale ma salive de travers et manque de m'étouffer avec alors que tous les regards convergent brutalement vers moi. Mais un seul d'entre eux importe – hélas – et j'ai beau me perdre du mieux que je peux au fond de la tempête qui fait rage dans les prunelles de Royce, je n'y décèle pas l'ombre d'un indice sur ce qu'il attend de moi.
Je me creuse la cervelle à toute vitesse pour réfléchir à la meilleure échappatoire – le tout sous les rayons laser bleu polaire qui servent d'yeux à mon oncle. Si je ne dis rien sur le comportement de Michael, Royce passera une énième fois pour le méchant de l'histoire qui s'en prend aux albinos maigrichons par plaisir. Mais je n'ai pas envie non plus de dénoncer qui que ce soit et encore moins de répéter à mon oncle la comparaison peu flatteuse que Michael vient de partager avec nous.
Et puis d'abord, pourquoi est-ce que cela serait à moi de balancer un coupable ? J'ai l'impression d'être de retour au collège, le jour où Seamus Portland avait dérobé les sujets d'examens et où tous les élèves de la classe avaient été interrogés à tour de rôle sur l'identité du « voleur » sous menace d'être renvoyés pour complicité de fraude. Évidemment, personne n'y avait cru – à raison – et la direction n'a finalement jamais eu vent de la culpabilité de Seamus. On avait quand même tous écopé de plusieurs semaines de retenue à cause de cet idiot.
- Lily, réponds-moi.
- Euh... pas grand-chose, je bafouille et mes yeux esquivent aussitôt le regard déçu de Dallas. Une petite bagarre entre hommes, rien de méchant, je t'assure.
- C'était à propos de quoi ? insiste mon oncle et ses questions bien trop ciblées me mettent mal-à-l'aise.
- Je ne sais pas... de rien. Rien qui nous concerne en tout cas.
Je déteste mentir et pourtant, ces derniers temps, j'ai l'impression que c'est devenu mon passe-temps principal.
- Rien qui nous concerne... répète mon oncle en continuant de me fixer, l'air pensif, et je sais qu'il ne me croit pas.
Il a une sorte de détecteur intégré et cette façon de vous dévisager quand il pressent vos mensonges. Son regard intransigeant semble s'aiguiser et ses lèvres s'incurvent légèrement vers le haut en ce que l'on pourrait prendre pour une sorte de sourire mais qui n'en est pas un du tout. Il avait exactement cette expression le jour ou je lui ai promis que teindre sa chienne était mon idée et pas celle de Nathan – c'était celle de Nathan. Et il a exactement cette expression en ce moment même. Impossible de ne pas se décomposer devant ce regard-là. Je sens le sang me monter aux joues et mes mains devenir moites. J'imagine que ce super pouvoir doit lui servir pour ses affaires.
Heureusement pour moi, il ne l'utilise pas plus longtemps sur ma petite personne et finit par se détourner pour se concentrer sur les hommes. Je remercie en silence le Dieu des oncles trop autoritaires et m'autorise enfin à respirer au moment où la voix ferme de Chris retentit à nouveau dans la cour.
- Je vous ai appelés pour un travail précis. Je ne crois pas que ça impliquait de foutre le bordel au milieu de ma cour et encore moins de taper la discute avec ma nièce, lance froidement mon oncle. Alors au boulot ! Et virez-moi le cachet d'aspirine, il est pas mécanicien que je sache.
Quelques rires fusent autour de nous, je lève les yeux au ciel en voyant Mia applaudir comme une midinette qu'elle n'est pourtant pas et Hunter lâche joyeusement un « Oui chef ! » qu'il accompagne d'un salut militaire avant de faire volte-face.
- Ça vaut aussi pour vous, précise sèchement mon oncle en se retournant vers sa petite troupe d'employés trop curieux. Si vous avez fini vos heures et que vous voulez du spectacle, y a un cinéma en ville, sinon je ne veux pas vous voir trainasser.
Il n'aurait pas été plus efficace en posant une grenade dégoupillée au sol. En quelques secondes, tous les hommes se sont dispersés au pas de course comme de bons petits soldats pour retourner à leurs postes de travail. Hunter et Diego se dirigent déjà vers le garage, plongés dans une discussion chuchotée, et l'albinos rendu grincheux par la façon dont il a été congédié quitte la propriété en traînant des pieds.
La cour devient brusquement silencieuse. Le genre de silence que je ne supporte pas, tellement tendu qu'il semble devenir une personne à lui tout seul. Royce n'a pas bougé, bras croisés sur son haut trempé et regard morne presque absent, il m'évoque une sorte d'androïde plutôt réussi. Vraiment très réussi. Mia est toujours plantée à mes côtés, un léger sourire aux lèvres et les yeux dans le vague. Je devine sans difficulté qu'elle navigue en plein délire. Un délire incluant probablement elle, mon oncle et une douzaine de bébés blonds à la peau mate. Oh seigneur, épargnez-moi cette image. Quant à Jace, il ne doit pas se considérer comme un employé de la propriété – c'est soit ça, soit il a de graves problèmes de surdité – parce qu'il est encore là. Il a beau essayer de se faire relativement discret, mon oncle ne le loupe pas.
- Quinn ?
- Mr Williams ?
Si je n'étais pas aussi stressée, je sourirais devant l'attitude presque militaire qu'adopte Jace pour s'adresser à Chris. Hunter a fait la même chose il y a une minute. Il est vrai que mon oncle a toujours aimé donner des ordres et j'ai souvent eu envie de coller deux doigts à ma tempe en raidissant les épaules à chaque fois que ses directives s'adressaient à moi. Évidemment, je ne l'ai jamais fait.
- Tu n'as pas de travail ?
- Non M'sieur. J'ai fini ma journée.
- Tu peux rentrer chez toi dans ce cas, le congédie Chris.
- C'est que... Rose a dit qu'elle ferait des crêpes, alors...
Il me semble entendre mon oncle soupirer d'impatience.
- Quinn ! Va manger des crêpes si ça te chante mais ne traîne pas dans mes pattes pour le moment ! C'est clair ?
D'accord. Chris est de très mauvaise humeur. À cause de la bagarre ? C'est une hypothèse plausible, mon oncle déteste le désordre, encore plus quand il survient sur son « territoire ».
- Comme de l'eau de roche.
- Et Quinn ? Emmène Miss Lopez avec toi.
- Affirmatif, se plie aussitôt le rouquin avec un léger sourire en prenant déjà la direction de la salle des employés après s'être assuré que Mia lui emboîte le pas.
Je saisis avec un soupir de soulagement cette porte de sortie et me jette à la suite de mes amis, pressée de m'éloigner de la zone de tension. Mon dieu, j'ai cru que ce calvaire ne s'arrêterait jamais. Mon moment de répit est toutefois de très courte durée. Je n'ai pas parcouru trois mètres que mon oncle me rappelle.
- Lily ? Je ne t'ai pas demandé de partir que je sache.
Je pile net et me retourne vers Chris qui me dévisage, un sourcil blond légèrement haussé. Puis, comme une suite logique, mon regard dévie vers Royce. Lui aussi me fixe en silence de ses prunelles froides comme l'hiver, vides comme un gouffre. Toute cette situation a l'air de l'indifférer au plus haut point. Voire de l'ennuyer. En même temps, j'ai déjà compris qu'il est très bon comédien, alors je ne peux être sûre de rien. Sauf d'une chose. Je ne veux pas être ici, mais alors pas du tout.
- Quoi ? Mais je... j'allais... manger des crêpes, moi aussi.
- Lily, les crêpes seront toujours là tout à l'heure, il n'y en a pas pour longtemps, m'assure mon oncle d'une voix implacable.
- Je reste aussi, lance Mia qui vient de rebrousser chemin pour se planter une nouvelle fois à mes côtés.
Un bref élan de soulagement me réchauffe la poitrine à l'idée de ne pas affronter ces deux hommes-là toute seule mais encore une fois, ça ne dure qu'une seconde. Le temps qu'il faut à mon oncle pour secouer la tête et décliner la proposition de mon amie.
- Non, tu accompagnes Jace à l'intérieur. Lily sera à toi dans dix minutes, précise-t-il avant de lui tourner le dos pour clore la conversation.
Mia hausse les épaules, tourne vers moi des yeux brillants de malice et articule silencieusement les mots « tellement autoritaire ». Si j'ai pensé exactement la même chose de Chris il y a à peine quelques minutes, l'adjectif n'a pas du tout la même consistance quand il vient de la bouche de Mia et je grimace en la regardant s'éloigner. Puis je grimace encore en me retournant vers mon oncle et son mécanicien. Parce qu'une très désagréable sensation de déjà-vu me comprime l'estomac. J'ai l'impression d'être de retour dans le garage de mon oncle, le jour ou il lui a pris l'envie de me demander devant l'intéressé si Royce et moi avions... si nous avions...
Bref.
Ne pas regarder Royce.
Un sentiment de panique m'envahit et j'essuie discrètement mes mains moites sur le devant de mon short. Personne ne parle. Pourquoi est-ce que personne ne parle, bon sang ? Les regards des deux hommes pèsent très lourd sur mes épaules et je détourne finalement le mien, vraiment mal-à-l'aise.
Au-dessus de nous, le soleil paresse, nous fait grâce de ses derniers rayons, ceux qui précèdent de près sa disparition à l'horizon, et plusieurs nuances d'un rose éclatant se déversent dans le ciel. Les nuages prennent une succulente apparence de barbe à papa et semblent vous supplier de les immortaliser sur le papier.
C'est ce que je devrais être en train de faire. Je devrais être couchée dans le pré, crayon en main, à redessiner un monde plus beau. Ou en train de trainer au bord de la piscine avec Mia. De m'amuser dans le sable avec Brutus. De me balader sur la corniche souvent bondée les soirs d'été en rêvassant à un futur plus doux. S'amuser, trainer, rêvasser. C'est ce que font les jeunes de mon âge pendant leurs vacances. Les miennes se résument plus à une succession de situations désagréables, j'ai l'impression.
Seulement des situations désagréables ? me torture ma petite voix interne et je lui colle mentalement un morceau de scotch sur la bouche.
Non, il y a eu de bons moments aussi, des choses dont je n'aurais jamais osé rêver, j'admets rien que pour moi et je sens mes oreilles chauffer alors que des souvenirs de la fête foraine se mettent à flotter dans mon cerveau. Mais je ne suis pas certaine que ces bons moments valent les mauvais.
- Lily ? lance mon oncle, faisant éclater ma bulle de réflexion. Tu comptes fixer le ciel encore longtemps ? Tu cherches une montgolfière ou juste à m'emmerder ?
Mes yeux dégringolent aussitôt vers lui de surprise. Est-ce qu'il vient de dire « m'emmerder » ? Je crois bien, oui. Qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour le mettre d'aussi mauvais poil ?
- Non. J'attends juste que tu me dises ce que je fais ici.
Ne pas regarder Royce.
- Et moi, j'attends que tu me dises la vérité maintenant que j'ai viré tout le monde.
- La vérité ? je répète en clignant des yeux, confuse.
- Oui. La vérité sur ce qu'il vient de se passer.
Mon rythme cardiaque encaisse quelques ratés. On ne va pas vraiment revenir là-dessus, si ? Je pensais que le sujet était clos.
Ne pas regarder Royce.
- Je te l'ai dit, c'était juste une petite dispute. Ça ne nous concerne pas, je tente en m'absorbant dans la contemplation des chaussures de mon oncle.
Des chaussures de costume. Noires, chères et parfaitement cirées. Pointure 42 je dirais, comme celles de mon père. Chris soupire et quand je lève à nouveau le nez, c'est pour tomber sur son air profondément agacé.
- Je le sais quand tu mens, Lily ! s'emporte-t-il et sa colère me prend par surprise. Et là, c'est le cas. Alors tu peux raconter des craques à ta mère si ça te chante. Tu peux mentir à Dallas, à Evans, à ton beau-père, à qui tu veux mais t'es sous ma responsabilité et tu peux comprendre que je n'apprécie pas d'être le dernier au courant de ce qui se passe chez moi, sur mon île, avec ma nièce.
- Chris, ce n'est pas...
- Tu te rends compte que c'est mon palefrenier qui est venu m'informer que tu te faisais emmerder par les gosses que j'avais moi-même invités ? Et encore, j'ai dû attendre qu'ils viennent taguer mes murs avec des immondices pour être mis au courant. Tu disparais en pleine nuit pour aller à une course de moto illégale sans juger bon de me prévenir. Est-ce que tu trouves ça normal que j'apprenne par une autre bouche que la tienne que t'as failli te faire agresser dans les toilettes d'une boite de nuit ? Je sais aussi que t'es pas allée voir la comète seule et avec qui tu étais mais encore une fois, pas grâce à toi.
Je suis à présent tellement pâle que l'on me confondrait sans difficulté avec un fantôme. Un fantôme complètement ahuri et sans voix. D'où est-ce que Chris tient toutes ces informations ? Très peu de monde est au courant pour l'histoire du Lust. Je me retiens de toutes mes forces de jeter un coup d'œil en direction de Royce – toujours immobile et silencieux comme le robot que je le soupçonne d'être - parce que ça ne m'apporterait aucune réponse, seulement des ennuis.
- Qui t'a...
- Peu importe qui me l'a dit, Lily ! C'est ce qui t'inquiète? De savoir qui t'a dénoncée ?
Sa voix a porté assez loin et je jette de rapides coups d'œil autour de nous pour voir s'il n'a pas attiré l'attention des employés. Mais ces derniers ont compris la leçon et prennent soin de nous ignorer complètement, bien que je sois certaine qu'ils aient entendu.
Et quelque chose cloche. Mon oncle déteste attirer l'attention, il ne supporte pas les scènes et encore moins parler en présence d'oreilles indiscrètes. J'ai en face de moi un spécimen très rare de Chris en colère. Chris ne se met pas en colère. Du moins, presque jamais. Chris est un pro du contrôle, sûrement parce que, dans son environnement, il est souvent bénéfique de dissimuler ses émotion et de simuler une sérénité à tout égard. Mon oncle peut se montrer particulièrement froid, s'impatienter, hausser le ton quand quelque chose ou quelqu'un le mécontente, au plus s'agacer mais cette colère et cette impuissance que reflète son expression en cet instant, ça ne me dit rien du tout. Je ne sais pas comment réagir.
Chris semble soudain se rendre compte qu'il a franchi ses propres limites et je le regarde se pincer l'arête du nez, fermer les yeux, et inspirer plusieurs fois pour retrouver son calme. Quand il reprend la parole, c'est d'une voix plus neutre et mieux contrôlée.
- Maintenant explique-moi ce qu'il s'est passé et laisse tomber les réponses évasives, ordonne-t-il en retrouvant une expression relativement impassible bien qu'une légère crispation demeure dans sa mâchoire. Je te le demande à toi parce que, que ça t'arrange ou non, tu es de ma famille et je dois pouvoir compter sur toi. Et aussi parce que je suis sûr que ça te concerne. Parle Lily.
Mon sang n'a toujours pas regagné mon visage comme si un panneau sens interdit lui en défendait l'accès et j'ai un mal fou à déglutir. Dire la vérité. Ne pas regarder Royce. Si cela se trouve, il m'en voudra de dénoncer son ami. Cette idée m'inquiète plus que nécessaire. Je suis un cas désespéré.
Il n'en a rien à faire de Michael, il vient de lui cogner dessus ! C'était plutôt clair, non ?
Ça ne veut rien dire, c'était peut-être simplement un rappel à l'ordre. Après tout, Diego a bien lancé un couteau à la figure de Royce et ça ne les empêche pas de trainer ensemble.
Chris attend toujours que je prenne la parole et à chaque seconde de tergiversation mentale supplémentaire, il me semble voir la veine à son cou battre avec un peu plus de vigueur. En désespoir de cause, je lève un regard paniqué vers le mécanicien, dans l'espoir vain d'obtenir un infime indice sur ce qu'il pense, sur ce qu'il attend de moi. Las. Bien qu'ils semblent m'avoir pris pour cible, ses beaux yeux anthracite n'expriment pas la moindre émotion.
D'accord.
Je prends une brusque inspiration par le nez et me lance à toute vitesse. Évidemment, gêne et stress obligent, je m'emmêle royalement les pinceaux et bafouille comme une enfant.
- Il... Michael a dit des trucs... sur moi. C'était rien, je t'assure... rien de grave. Mais Royce a... il s'est un peu énervé.
Chris pince les lèvres et fronce les sourcils. C'est mauvais signe, je pense.
- Et toi, s'emporte-t-il en pivotant brusquement vers Royce, à quel moment t'as cru que c'était ton rôle de jouer les chevalier servants ?
- C'est pas pour elle que je l'ai fait.
Il a lâché cela en regardant mon oncle droit dans les yeux et c'est tant mieux parce qu'il ne peut pas voir mon cœur se fissurer un peu plus à travers les miens. Chris secoue la tête avec un ricanement dépourvu de joie.
- Oh. Pour qui alors ?
Son mécanicien hausse une épaule.
- Ça fait un moment que j'attendais de pouvoir lui mettre mon poing dans la gueule. J'ai juste saisi l'occasion.
Les deux hommes se dévisagent froidement et ils sont tellement proches l'un de l'autre à présent que cela en devient inquiétant. Ils forment une étrange image, ainsi : l'homme blond parfaitement sophistiqué et le grand mécanicien brun, débraillé au possible. Je me rassure en songeant que mon oncle n'est pas du genre à en venir aux poings. Du moins, pas que je sache.
- Je t'avais prévenu que je ne voulais pas de ce genre de conneries dans ma propriété, et je t'avais prévenu que je ne voulais pas que tu l'approches, siffle-t-il à quelques centimètres du visage de marbre de son employé avec une rage contenue qui m'échappe complètement.
- Je t'avais prévenu que je me fous de ce que tu veux.
Chris soupire de frustration et se tourne à nouveau vers moi.
- Quel genre de trucs ?
- Pardon ? je demande, un peu perdue.
- Tu as dit que Parker avait dit des trucs.
Je fronce les sourcils et secoue la tête.
- Parker ?
- Michael. Qu'est-ce qu'il a dit sur toi ? s'impatiente mon oncle.
Pitié non. Ai-je offensé une quelconque divinité vengeresse dans une précédente existence pour que le destin se ligue à ce point contre moi ? Je passe nerveusement la main à ma gorge, là où mon pouls s'emballe furieusement comme pour protester face à cette situation grotesque.
- Je... je ne sais pas, Chris. Il parlait de voitures.
C'est la vérité, non ?
- Tu te payes ma tête ? Lily, tu me prends pour un con ou quoi ?
- Mais non ! Pas du tout ! je m'écrie précipitamment en écarquillant les yeux. Je t'assure, il parlait de voitures. C'était une sorte de métaphore stupide, je n'ai même pas tout compris. Chris, s'il-te-plaît, est-ce qu'on pourrait laisser tomber pour cette fois ?
- C'est bon, Lily, vu tout ce que j'ai appris ces derniers temps, je peux encaisser, m'assure-t-il avec une grimace pleine d'amertume.
Tout ce qu'il a appris ?
- Mais moi, non. Je n'ai pas envie de parler de ça.
Nouveau soupir de sa part et il secoue la tête. Mon estomac pèse deux tonnes et je suis parfaitement consciente de son contenu. Un peu trop même.
- Mets ta gêne de côté et contente toi de répondre. J'ai besoin de savoir.
Les paroles de l'albinos continuent de défiler en arrière-plan dans les cavités de mon crâne, boucle de malheur. Je pourrais les réciter comme une poésie. Mais en fait non, elles ne passeront jamais la barrière de mes lèvres, encore moins devant mon oncle. Je baisse les yeux et secoue la tête, la gorge si serrée que j'ai à peine l'espace pour y faire circuler l'air.
- Lily, qu'est-ce que...
- Elle est pas aussi bonne que les salopes qu'on se tape dans le Nord mais elle a l'avantage d'être vierge, lâche sèchement Royce.
Je sursaute en même temps que mon oncle, la bouche entre-ouverte sous le choc et les yeux écarquillés d'horreur. Il me semble que mon cœur s'est volatilisé, je le jure, je ne le sens plus. Enfin, jusqu'au moment où il se met à répandre un boucan infernal dans mes oreilles, comme prêt à exploser.
Je titube légèrement et Royce pose un instant ses prunelles sur moi, lèvres pincées. Les yeux brûlants de honte, de tristesse et de ressentiment, je lui rends son regard.
- C'est en gros ce que Michael a dit, précise-t-il en reportant son attention sur Chris. T'es satisfait ?
Mon oncle est soudain pâle comme un spectre et son teint habituellement bronzé ne lui est d'aucun secours. Je suis presque certaine de le voir déglutir avant de me jeter un coup d'œil, de se détourner aussi sec, et de se passer une main tremblante sur le visage. Quand il la retire, il a retrouvé une expression maîtrisée mais une foule d'émotions déchainées continuent de se bousculer dans son regard, faisant bruler ses prunelles d'ordinaire couvertes de givre. Je suis en train d'essayer de les démêler quand il lâche sur un ton un peu enroué la phrase que j'attendais depuis le début de ce cauchemar.
- Tu peux y aller, Lily.
Je n'attends pas qu'il me le répète et m'éloigne d'un pas rapide en gardant la tête haute malgré le poids écrasant qui m'appuie sur la nuque. Je m'éloigne de Royce. Je m'éloigne de lui pour la centième fois en espérant que celle-ci soit la dernière.
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