Chapitre 7 : Bruit
La salle commençait à se remplir. Quelques âmes, ici et là. Partout autour, un bourdonnement de voix, le tambour d'une basse, un vague air de rock. Il faisait sombre. Les lumières s'étaient teintées d'un rouge épais. Sombre mais chaud. Une touche d'humidité collait à la peau.
Accoudée au bar, Loïs observait la foule grossissant sous ses yeux. Elle était informe, presque irréelle. Certaines ombres remuaient, suivant le rythme supposé des enceintes tout juste allumées. Des pas sur un sol encore luisant. Un semblant de danse.
Il y avait une fille aux cheveux courts, les yeux cerclés de noirs. Elle riait. Un rire bruyant que couvrait le vacarme de la musique. Elle riait. Trop fort pour que son bonheur soit sincère. Sur son crâne, un bonnet terne couvrait une peine péniblement dissimulée.
Un groupe d'hommes. La trentaine, bien rasés, bras de chemise, pantalons à pinces. Ils buvaient des bières, une main dans la poche de leurs jeans, l'autre enroulée autour d'un gobelet. Pitoyables. Des brides de paroles, vagues sourires en coin. Leurs pupilles guettaient les entrées et sorties. Chiens aux abois. Pathétique spectacle d'animaux en quête de proies.
Du bruit partout, des sourires aussi. Loïs détourna la tête. Sur le comptoir, sa pinte avait commencé à tiédir. Elle porta le verre à ses lèvres. Liquide jaunâtre, gazeux. Pas même agréable. Le socle de plastique retrouva sa place d'origine. Aucune ombre de plaisir en vue. Juste ce goût amer flottant sur ses lèvres. Elle secoua la tête.
Le temps s'écoulait lentement. Trop sûrement. Cela faisait plus d'une heure qu'elle se trouvait ici. Un bar inconnu, trop sombre, trop étroit. Arold les avait accueillies avec son entrain habituel. Une main autour de leurs épaules, les yeux pétillants, ses cheveux en bataille. Il parlait. Tout le temps. Un moulin qu'une canicule sévère n'aurait pas suffi à calmer. Le piano et la basse avaient été rapidement installés par une femme aux bras couverts de tatouages. Ma mécano, comme l'avait fièrement introduite Arold. Loïs n'avait pas retenu son prénom. Seuls restaient en mémoire les dessins délicats des monstres ornant ses muscles.
Son deuxième coude rejoignit le comptoir. Ainsi positionnée, elle pouvait contempler dans son entièreté l'affolant tableau qui prenait vie dans l'habitacle étriqué. Deux faisceaux de lumière jaunes éclairaient la scène. Personne encore. Mais le spectacle ne devait pas tarder à débuter.
Elle n'avait servi à rien. Une fois la voiture déchargée, sa présence était devenue aussi notable qu'une mouche. Elle était là, elle aurait tout aussi bien pu être ailleurs. Naomi s'était rapidement éclipsée. Pas l'ombre de sa silhouette. Pas l'éclat d'un regard. Rien. Loïs l'avait un temps cherchée des yeux, sans trop savoir pourquoi. Sa présence l'exaspérait, mais la disparition de ce poids dans sa poitrine avait laissé place à un curieux vide. Désagréable. La bière comblait le trou formé par son absence.
Le niveau sonore de la salle baissa brusquement. Les enceintes s'étaient tues. Les voix interrompaient leurs monologues. Loïs releva la tête. Sur la scène jusqu'alors dénuée de vie, trois ombres. Trois visages. L'un plus attrayant que les deux autres. Arold, guitare en bandoulière, micro à la main. Un sourire immense barrait sa figure. Sa touffe de cheveux rose dessinait une auréole autour de son crâne. Un saint, veillant sur un royaume décharné. Il eut un mouvement d'épaule avant d'écarter les bras, comme pour dévorer cette foule qui l'acclamait. Avide de ses paroles.
« Salutation camarades ! Merci d'être venus si nombreux et nombreuses à notre rendez-vous mensuel ! »
Éclat de voix, bruissement de pieds, claquement de mains. Les paroles s'échappaient de ses lèvres pour se déverser sur le micro brandit tout haut. Incontrôlable. Les baffles relayaient avec docilité son discours.
Les paumes claquèrent les unes contre les autres, puis ce fut le silence. Batterie, guitare, clavier, vocaliste. La troupe était au complet. Le miracle pouvait débuter.
C'était vivant. Pas de simples notes, non, une harmonie. Quelque chose de plus fort encore. Une pulsion de joie que les musiciens arrachaient aux cordes de leurs instruments pour la répandre dans la pièce. Une envie de rire, de pleurer, de hurler. Une boule d'énergie incontrôlable saisissant les tripes, secouant les âmes.
Loïs resta là, immobile, avachie contre le bar. Un cadavre. Mais son cœur battait. Tout contre sa poitrine. Il avait soif. De tout. De rien également. Juste soif. Elle ne bougeait pas. Là. Ses yeux fixaient les corps des artistes se mouvant sur scène. La peau couverte de sueur d'Arold. Ce sourire. Cette force. Un bonheur qu'elle aurait pu toucher, saisir, si elle en avait eu la force. Elle ne l'avait pas. Tétanisée. Paralysée. Elle était là oui. Elle aurait pu être morte. Rien n'était réel.
Une pause. Pas une mi-temps non, un semblant d'entracte. Les pupilles de Loïs étaient rivées en direction de la scène. La rumeur avait reprise. La foule s'étalait. Le monde bougeait, sans elle. Immobile. Sur le comptoir, sa bière était devenue parfaitement tiède.
Une ombre se profila sur sa droite. Un poids s'affaissa sur ses épaules. Celui d'un regard. Loïs pivota la tête. Les fesses posées sur un tabouret de métal, les doigts serrant la hanse d'une pinte de blonde, un homme. La trentaine. Brun, le front dégarni, une barbe de trois jours grignotant ses joues. Un homme. Qui l'observait. La jeune femme détourna les yeux. Cette présence la dérangeait. Elle se sentait sale.
La scène était toujours vide. La vie avait quitté les planches pour embrasser la fosse. Le bar ne désemplissait pas. Un des battants de la porte avait été écarté, pour laisser entrer l'air et les curieux. Quelques notes de rock. Un goût de déjà-vu. Loïs englouti deux gorgées de bière. L'ennui était revenu.
Elle allait partir. Le regard de l'homme se faisait pressant. L'ambiance, morne. Plus de musique, plus de saint sous ces cieux sombres. Juste elle, son malaise, sa solitude. Une boisson écœurante. Elle allait partir. Oui. Mais un rien arrêta son geste. Elle s'immobilisa. Là, dans la foule informe, une silhouette. Longiligne, souple. De longs cheveux noirs et une démarche ondulante. Le verre retrouva lentement le chemin du comptoir. Naomi.
Sa présence bouleversait l'espace. Elle riait fort, le bras enroulé autour de la taille d'une inconnue. Sa bouche, rouge, ne cessait de s'ouvrir. Immense. Le moindre fracas de voix révélait la blancheur de ses dents, l'éclat d'un piercing. Là. Juste sur la langue. Elle avançait. La trajectoire n'était pas droite, mais son allure s'imposait. Des cuissardes noires léchant un pantalon de cuir. Des vêtements greffés à sa peau. Un serpent. Hypnotique. Loïs n'aurait pu décrire le trouble qu'inspirait en elle ce personnage.
Le regard de la jeune femme se posa sur elle. Naomi était là, la main posée sur le comptoir, l'autre agrippant toujours la chair de son amie. Là, juste à ses côtés. Un voile de surprise. Ses pupilles avaient gobé l'ombre de ses iris. Un lac d'encre cerclé par d'épais traits de maquillage. La surprise se transforma en un sourire. Mauvais. Il y eut un rire.
« Tiens donc, t'es encore là toi ? »
Sa voix était pinçante, mordante. Une lame griffant l'air. Grave et pourtant trop claire. Loïs ne laissa rien paraître. Ses doigts enserraient son gobelet de plastique.
« Faut croire. »
Le sourire n'avait pas quitté ses lèvres. Il flottait dans l'air, marquant une distance entre les deux protagonistes. Une barrière, un mépris qu'aucune ne pouvait franchir. Loïs la fixait. Paralysée.
« Qui c'est ? »
La tête de l'inconnue venait de surgir aux côtés de l'impassible brune. Une grande fille aux cheveux bouclés et à la peau mate. Son nez était fin, sa bouche pulpeuse.
« T'embête pas, Madame ne parle qu'aux personnes dont l'existence a un minimum d'intérêt... et sache que ce n'est pas notre cas. »
« Oh. »
Deux verres emplis d'un liquide bleu se matérialisèrent sur le comptoir. Pincement de lèvres. Les deux créatures s'enfoncèrent dans la foule. Disparaissant, tout aussi vite qu'elles étaient venues. Sans l'ombre d'un regard. Loïs restait là. Immobile. Et désespérément seule.
Le brouhaha de la masse se faisait plus intense. L'heure avançait. Des couples se formaient sur la piste. Les corps se jaugeaient, se touchaient. Un langage silencieux, qu'accompagnait le flot des basses et les effluves de l'alcool. Un idiome auquel Loïs n'avait pas accès. Elle observait, c'était tout. Elle observait mais ne comprenait pas. Le contenu de son verre remplissait son estomac, raclant sa gorge toujours sèche. Il y avait un poids, là, juste dans son ventre. Une masse qu'elle ne parvenait pas à noyer.
« Pas mal comme groupe hein ? »
La jeune femme sursauta. Un postillon de bière tâcha son T-shirt. Elle tourna la tête. Le barbu au regard vitreux. Lui non plus n'avait pas bougé. Il n'avait cessé de l'examiner en vérité. Loïs vida son verre avant de le reposer bruyamment sur surface collante du comptoir. Inintéressant.
« Plusieurs soirs que je viens les écouter, et c'est de mieux en mieux. »
Sa voix était traînante, grinçante. Rien d'agréable. Sous les poils de sa moustache, on distinguait le rose de ses lèvres qui s'agitait. Fines, humides. Répugnantes.
« Moi c'est Louis. »
Louis. Affreusement banal. Infime mouvement de tête. Ses deux pupilles tentaient d'agripper le regard de son interlocutrice. Sans succès. Un spectacle à faire pleurer. Triste démonstration de son atroce solitude. Il aurait fallu lui arracher son visage, ce masque désopilant. Éloigner cette misère qu'on ne saurait voir.
« Je peux te payer un verre ? »
« Non. »
L'homme accusa le coup. Loïs ne le considérait déjà plus. Son existence avait rejoint les autres ombres errant dans les confins obscurs de son esprit. Un amas de molécules, comme tant d'autres avant lui. Arrachant son dos à la paroi du bar, elle s'éloigna. Pas un regard pour la foule, pas l'once d'un souci pour les musiciens qui revenaient à la vie. Rien. Les oreilles fermées, hermétiques à tout semblant de bruit, la jeune femme se façonna un chemin jusqu'à la sortie. La pression se faisait moins forte au fil des pas. Une poignée, un battant, une marche de pierre. Enfin la rue. La porte se referma derrière elle. Le bourdonnement s'était tu. Plus un son. Rien. Juste le vent, froid et humide, léchant sa joue. Loïs ferma les yeux. Le calme de la nuit berçait son esprit. Il n'y avait plus rien. Le vide de ses paupières. Cette noirceur solitaire qui l'apaisait. Un souffle tiède s'échappa de ses lèvres. Les ténèbres s'ouvraient à elle. Enfin.
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