
Chapitre 3 : Agitations nocturnes
Les lampadaires défilaient à un rythme régulier. L'éclat de leurs ampoules traçait une ligne continue dans la nuit. Tantôt fin, tantôt plus épais. Un fil que l'on ne devait lâcher. Les doigts serrés autour du cuir froid de son volant, Loïs gardait les yeux rivés vers la route. Sur le bitume, une autre courbe, blanche et discontinue cette fois-ci. Hypnotisante. L'éclats des phares voisins l'empêchaient de sombrer dans une menaçante léthargie.
« Et alors là tiens-toi bien parce que c'est un record, la meuf me sort : « oui excusez-moi, serait-il possible de réchauffer mon gazpacho ? » Son gazpacho ! T'aurais vu la tronche du chef ! Une blague ! »
La tête d'Imane bascula en arrière tandis que sa main tapa bruyamment sa cuisse. Son rire envahi l'habitacle de la voiture. Le regard toujours rivé sur le tracé blanc, Loïs réprima un sourire. Il était difficile de définir ce qui était le plus drôle dans cette scène : le récit pathétique qu'elle venait d'entendre ou bien le beuglement abominable de son amie. Le gonflement sonore enflait jusqu'à titiller les aigus.
« Et devine quoi ? Elle l'a trouvé parfaitement dégueulasse son gazpacho tiède ! Non mais tu m'étonne ! »
Nouveau rire. Loïs s'autorisa un bref plissement de lèvres. Un courant d'air chaud s'échappa de ses narines.
« Ils sont fous les gens... »
Imane secouait la tête. Elle se remettait de ses émotions. Ses épaules retombèrent lourdement contre le dossier du siège passager. Silence. Le regard perdu dans les mystères de la nuit. Loïs jeta un rapide coup d'œil à sa silhouette. Quelques mèches de cheveux sombres s'échappaient d'un chignon pourtant serré. Le col de sa chemise à présent froissée souillait le revers de sa veste. Des heures de préparation massacrées par une histoire pathétique. Quelle leçon tirer de ce spectacle ? Nul ne saurait le dire.
La route continuait de filer. Loïs reposa son attention sur le tracé invisible de l'horizon. Cela faisait quarante minutes que les deux jeunes femmes roulaient dans l'obscurité froide de ce mois d'avril. Quarante minutes aussi lentes que brèves. Leur compagnie mutuelle suffisait à occuper l'esprit et le temps.
Imane avait appelé en catastrophe. Comme à chaque fois. Un poste de serveuse était à pourvoir dans la boite d'intérim où elle bossait, et elle avait furieusement besoin d'une chauffeuse. La FNAQ autorisait quelques rares élus à se servir de ses camions de livraisons. Loïs était de ceux-là, et, par chance, avait déjà travaillé dans le domaine de l'hôtellerie. « Ma sauveuse » avait plusieurs fois répété Imane d'un ton faussement convaincant. Sa seule et unique porte de sortie plutôt. Cela n'importait guère. Loïs n'avait rien à faire de sa soirée. Et elle n'en n'avait rien à faire tout court.
Leur manège durait depuis près d'un an. Imane avait quitté la licence d'histoire pour de la sociologie, avant de tout plaquer dans le but mettre sur pied une maison d'hôte autosuffisante. Un rêve fou pour lequel elle travaillait sans relâche. Loïs l'avait croisée sur les bancs de la fac, lors d'un cours d'histoire contemporaine. Elles avaient échangé trois mots, un numéro de téléphone, et ce fut tout. Six mois après, Imane la contactait pour lui proposer un job d'un soir dans une agence de ménage. Depuis, elle l'appelait régulièrement pour diverses missions d'intérim. Cela l'occupait. Le temps d'une soirée, le poids de l'existence s'allégeait.
Ce soir, il s'agissait d'assurer le service d'un gala d'ancien élèves. Imane n'avait pas tout à fait compris de quelle école il était question, Loïs non plus. Cela importait peu. Ce qui comptait c'était l'argent, le moment, se vider l'esprit. La réception avait lieu dans une résidence privée, en bordure de Paris. Le genre d'endroit que l'on ne visite qu'une fois dans une vie. Enfin, les concernant. Qualités requises ? De la tenue, du sérieux, de la maitrise et surtout du silence. Il fallait être invisible. Parfait. Loïs n'aurait pas su être autre chose.
« Alors d'après le GPS, tu prends la prochaine à droite, ensuite tout droit et normalement on devrait y être... »
Imane s'était redressée sur son siège. Son téléphone dans ses mains, elle scrutait la route. La lumière bleue éclaboussait son visage, lui donnant une teinte métallique, presque lunaire. Elle plissa les yeux.
« Je vois des lumières, ça doit être ça. »
Le téléphone s'éteignit. Nouvelle obscurité. La route rétrécissait et la fréquence des lampadaires s'espaçait. Elles avaient quitté la voie rapide. Assise sur son siège, Imane leva les bras. Bruissement de vêtements. Ses mains resserrèrent son chignon. Elle réajusta son col.
« Super, on va arriver pile à l'heure ! »
Un immense portail aux moulures métalliques surgi dans la lumière des phares. De chaque côté s'élevait un immense mur de pierres. L'obscurité recouvrait sa surface d'un gris crayeux. Il devait être beige. Loïs se redressa. Personne. Il n'y avait personne. Juste ce chemin de terre qui se poursuivait de l'autre côté de la muraille de métal. Un chemin de terre et des lumières lointaines. C'était tout. Il n'y avait personne pour leur ouvrir.
« Euh, c'est normal ça ? »
Imane pianotait avec ferveur sur son téléphone. Ses lèvres remuaient tandis que ses doigts s'agitaient sur l'écran. Loïs fit glisser ses mains sur le volant. Patience. Il lui fallait de la patience.
« T'inquiète, on m'a dit d'envoyer un message quand on arrivait, il suffit de... Ah ! Bah voilà ! »
Un crissement rauque tonna dans l'obscurité silencieuse de la nuit. Imane éteignit son téléphone, adressant un sourire victorieux à sa comparse. Le portail s'ouvrait. Lentement. Laborieusement. Bruyamment. Mais il s'ouvrait. Desserrant le frein à main, levant le pied de l'embrayage, Loïs fit démarrer le véhicule alors arrêté. Les pneus grincèrent sur la terre sèche. Les battants étaient parfaitement écartés. Comme deux bras les accueillant chaudement. Les jeunes femmes s'engouffrèrent dans la propriété.
Une fois passée un long et sinistre défilé d'arbres à peine vêtus, l'allée s'ouvrait sur une immense demeure. Trois étages, des lumières à chaque fenêtre, du bruit, des voix, un fond de musique et... des véhicules à ne plus savoir compter. Loïs écarquilla les yeux. Ses mains se crispèrent sur le volant. Elle étouffa un juron. Mais où diable allait-elle garer son splendide bolide ?
« Non mais t'as vu la tronche de la baraque ?! Énorme ! Si avec ça on ne se fait pas la masse de pourboires c'est qu'on est franchement tombées sur des pinces ! »
Imane piaffait d'excitation. Droite sur son siège, la tête collée à la vitre, elle comptait le nombre de visiteurs. C'était tout autant de bourses garnies à piller. Ses yeux, d'ordinaires très sombres, pétillaient d'une splendide mais menaçante lueur. Bref coup de langue. Elle se tourna vers son amie.
« D'enfer ! Bon, tu nous poses ? On m'a dit d'aller à l'arrière, on devrait trouver une porte ouverte. C'est la cuisine. »
À l'arrière. Elle en avait des bonnes celle-là. La voie était complètement bouchée. Des caisses brillantes à n'en plus finir. Même tous les pourboires du monde ne rembourseraient pas une éraflure sur ces superbes carrosseries. Loïs eut un soupir. Bref. Infime. Indécelable soupçon d'abandon. De toute évidence, on ne lui laissait pas le choix. Roulant les épaules, elle secoua brièvement la tête puis braqua le volant de son auto. La pelouse était verte. Pas pour longtemps. Dans un bruit à faire pâlir le plus discret des espions, elle contourna une Lamborghini, une Mini et une petite camionnette grise, avant de surgir sur les graviers tassés de la cour, tout moteur dehors. La voiture marqua un brusque arrêt. Le grondement se tu. Devant elles, une porte était ouverte. Elles étaient arrivées.
La portière de la voiture claqua, accompagné d'un bruyant éclat de rire. Imane réajusta les manches de son blaser. Elle portait un pantalon de toile sombre, légèrement trop petit. Il moulait ses fesses et dévoilait ses chevilles. Loïs s'extirpa de l'habitacle. Crépitement électronique. Les phares s'éteignirent. Le spectacle pouvait commencer.
Une petite dame en costume noire vint les accueillir. Ses cheveux étaient courts et bouclés. Sur ses lèvres s'étalait une épaisse couche de pigments rouges. Elle souriait, mais tout son être empestait l'angoisse. Célia. Enchantée. Sans prendre le temps ni la peine de s'enquérir de la manière dont les deux jeunes étaient parvenues ici, elle les entraina à l'intérieur de l'immense demeure.
Les cuisines étaient blanches, dallées du sol au plafond de plaques lisses et impersonnelles. En son centre, d'énormes caisses de métal. Lisses elles aussi. Occupées par des créatures en blouses blanches. Blanc. Gris. Lisse. À flanquer le tournis. Loïs plissa les yeux. Une fois passée l'immense porte aux battants rouges, elles pénétrèrent dans un couloir. Les couleurs étaient plus chaudes, un brin plus personnelles. Du bleu et du vert. Des tableaux. Un pot de fleur planqué dans un coin. Et d'autres créatures. En costumes cette fois-ci. Loïs évita de justesse une altercation avec un imposant chariot.
« Bon, il va falloir faire rapidement car il ne nous reste pas beaucoup de temps. »
Célia farfouillait dans une immense armoire. Des mots sortaient de sa bouche sans qu'elle ne s'inquiète de savoir si les deux jeunes femmes l'écoutaient. Elle leur tendit deux vestes noires.
« Tenez, ça devrait faire l'affaire. Une fois changées, vous pouvez déposer vos vêtements sur ces cintres. »
Le tissu était doux. Les coutures brillaient sous le néon jaune qui éclairait la pièce. Un débarra. Non. Un placard à balais.
« Toi, tu seras chargée de servir les clients au buffet, et toi tu feras circuler les plateaux en salle. »
Un doigt court et manucuré les désigna successivement. Loïs puis Imane. L'une statique, l'autre en mouvement. Parfaite allégorie de leurs situations respectives. Elles hochèrent la tête. La petite dame eut un sourire sec. Allez allez, on se dépêche. La porte se referma dans un fracas.
Il y avait des moulures sur les murs. Elles grimpaient le long des voutes pour aller orner le plafond. Feuilles de vignes, couronnes de fleurs... Il y avait même des chérubins aux ailles ridicules. Loïs observait ces courbes avec un mélange de fascination et d'incompréhension. C'était beau. Inutile, absurde, mais beau. Le bâtiment semblait avoir plusieurs années derrière lui. Des siècles même. Une vieille demeure ayant appartenue à une sombre famille de nobles. La jeune femme n'en savait rien en vérité. Mais le lieu parlait pour lui-même. Et ces moulures...
Sur le parquet ciré, les talons crissaient. Des hommes, des femmes. Ils parlaient forts, dansaient peu. Pourtant l'orchestre faisait de son mieux pour s'attirer leurs faveurs. Rien n'y faisait. Ils étaient là, fardés, poudrés. Beaux eux aussi. Mais tristement mornes. Une beauté des plus conforme. Rien ne s'en dégageaient. Ils étaient juste beaux. Loïs faisait valser son regard, visage après visage. Ces sourires l'intriguaient. Comment pouvait-on sourire de la sorte ? Aussi longtemps. Des rires jaillissaient par moment. Ils allaient titiller les angelots suspendus au plafond. Des rires forts et bruyants éclaboussant d'une gêne certaine les convives environnants.
Par moment, certains s'aventuraient du côté du buffet. Elle se trouvait seule maitresse à bord. Visage figé, traits éteints, invisible. Dans son rôle. Ils lui désignaient tour à tour les quelques tranches de pâtés ou parts de gâteau qu'ils désiraient engloutir. Des regards condescendants, quelques blagues maladroites pour vaguement déguiser leur honte. Puis ils s'éclipsaient, coupables. Loïs ne les quittait pas. Elle voyait disparaitre entre leurs lèvres épaisses quantité de mets. La crème souillait les moustaches de certains, effaçait la poudre d'autres. Ils se voulaient discrets, c'était un échec.
« Et hop, une cinquième bouteille ! »
Le garçon s'échappa en un coup de vent. La soirée avait à peine débuté qu'il avait déjà écoulé quatre litres de vin. La caisse cachée sous la nappe du buffet était presque vide. Loïs avait cessé de compter. Les aller-retours du serveur ponctuaient ses moments de solitude. Elle le voyait surgir de la foule, en sueur mais les cheveux toujours impeccablement plaqués sur le front. Sur ses lèvres, un sourire ravi. Il s'engouffrait derrière elle pour chiper une bouteille, puis il s'éloignait. Et à chaque fois, cela ne manquait pas, elle avait droit à un clin d'œil. Complice. Complice de quoi ? Stoïque, elle le regardait sauter de groupe en groupe, la démarche dansante, les yeux pétillants. Une malice qu'elle ne décelait nulle part ailleurs dans l'immense pièce. Déjà cinq bouteilles. Il devait les boire lui-même, elle ne voyait pas d'autre explication.
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