Chapitre 1 : L'homme aux cheveux roses
Ses doigts s'écrasaient avec lenteur sur le plastique tiède des touches. À chaque pression, un amas de pixels noirs se matérialisait sur l'écran. Des chiffres, progressivement transformés en nombres, qui s'alignaient dans les cellules d'un tableur. Noir sur blanc. Vide sur vide. Incarnation parfaite du néant et de l'accumulation. Une réalité matérielle transposée en réalité immatérielle. Empire du factice et de l'inutile. Et des chiffres. Toujours plus de chiffres. À tout jamais figés dans l'ennui d'une lumière bleue.
La main tourna la page de l'épais classeur. Le verso était blanc. Entièrement blanc. À faire rougir un flacon de javel. Le travail était fini. Immobile, la jeune femme maintint un instant sa tête penchée sur le vide. Aucune explosion de joie. Pas le plus infime frisson de satisfaction. Rien. Son regard restait éteint. Comme mort. Elle referma le classeur.
« Loïs, quand t'en aura fini avec les stocks, tu pourras aller remplacer Thibault à l'accueil ? Il doit prendre sa pause. »
La porte se referma dans un claquement sonore. Personne n'attendait de réponse. Droite, toujours statique devant son bureau, la jeune femme contempla un instant la succession de chiffres avant de refermer l'onglet de l'ordinateur. L'écran devenu noir renvoyait son reflet. Un visage des plus banal. Pupilles sombre, frange lisse, menton boutonneux. D'un geste qui trahissait l'habitude, elle réajusta le col de sa veste, glissa le lourd classeur sous son bras puis quitta la pièce. Éclat de lumière. Une bouffée d'air froid et sec saisit son visage, chassant la moiteur tiède de la réserve. Ses lèvres se plissèrent, comme ravivées par cette atmosphère factice. Le brouhaha du magasin grondait de nouveau dans ses oreilles. Un bourdonnement incessant qu'accompagnait le crissement imperceptible des néons. La jeune femme n'y prêtait déjà plus attention. Tout était là. Une fois encore. Comme d'habitude. L'allure apathique, le regard rivé sur les dalles du carrelage, elle s'engagea dans la jungle des rayonnages.
Cela faisait moins d'un an que Loïs travaillait dans cette boutique de la FNAQ, perdue au cœur de Paris. Un petit boulot d'étudiante qui s'était mué en contrat à temps plein. De caissière, la jeune femme était passée responsable de rayon avant de s'élever au rang de sous-manager. On lui confiait la gestion des stocks, le calcul des fonds. Une ascension à nulle autre pareille. On projetait déjà son avenir au sein de la boite. Et on voyait grand pour elle, très grand. Certains supérieurs songeaient à la faire évoluer en tant que manager. Le graal pour quiconque rêvait d'une situation stable et d'une vie tranquille. Loïs ne rêvait pas.
D'un mouvement de hanche maitrisé, elle poussa les deux battants qui bloquaient l'entrée de l'accueil. Une espèce de cube encadré par quatre planches de PVC. Pièce de lego dans un univers de briques ternes. Elle s'y engouffra. Personne ne s'y trouvait. Thibault était déjà parti en pause. Le classeur alla échouer sur la surface du box.
Moins d'un an. Cela aurait pu avoir le goût de l'éternité. Loïs ne savait pas. Elle ne comptait plus. Les jours défilaient sous ses yeux comme les chiffres des registres. Un autre, suivi d'un autre. Leurs formes, leurs tailles, leurs couleurs pouvaient varier, pour elle cela ne faisait pas la moindre différence. Insipides et ternes. Elle n'était qu'une fourmi dans cet univers de lumières et de bruits. Une autre molécule.
Le panneau se referma dans un bruit sourd. La jeune femme se trouvait enfermée. Debout, reine au centre d'un royaume prosaïque, elle fit couler son regard. Ses yeux fatigués s'attardaient sur des détails inutiles. Un morceau de gomme usé sur son monticule de pelures grises, une règle en plastique souple entourée par un morceau de scotch, le bouchon cassé d'un crayon Blanco. Plus bas, s'échappant d'une poubelle d'aluminium rouge, une peau de banane brunie gisait entre les papiers chiffonnés et les emballages de bonbons froissés. Un damier de post-it colorés recouverts d'une écriture étroite à l'encre verte s'épanouissait sur les parois. Rien de nouveau. Le même spectacle qu'hier, une répétition parfaite de la représentation de demain. Une routine assommante qu'agrippait un atroce sentiment de déjà-vu. Le visage toujours figé par son masque d'indifférence, la jeune femme se laissa retomber dans le fauteuil à roulettes. Sa main attrapa un stylo abandonné sur le bureau. Le monde tournait. La nuque enfoncée dans l'appui-tête, Loïs tournait avec lui.
Elle avait mis fin à ses études six mois auparavant. Troisième année d'une sombre licence d'histoire à la Sorbonne. Une matière archaïque enseignée par des vieillards plus archaïques encore. Cinq semestres durant, la jeune étudiante s'était rendue avec une assiduité appliquée au moindre de ses cours. Du plus insignifiant au plus ennuyant. Deux ans et demi à assimiler des informations vagues auxquelles elle ne donnait pas sens. Deux ans et demi à se lever aux aurores, à traverser la ville morne et grise pour aller moisir sur des bancs en bois. Deux ans et demi à se vouer corps et âme à ce travail de fourmi. Jusqu'à ce matin. Son réveil avait sonné. Elle ne s'était pas levée. Depuis, elle n'y avait jamais remis les pieds.
« 30% de remise immédiate sur une sélection de CD et vinyles à partir du deuxième produit acheté. 30% de remise immédiate... »
Le brouhaha n'avait pas cessé. Loïs se redressa lentement sur son siège. Ses doigts avaient retiré le bouchon du stylo. De l'encre noire souillait la pulpe de son pouce. Dans les haut-parleurs, la voix s'était tue. L'annonce avait excité quelques curieux, des créatures avides de musiques, encore équipées de ces lecteurs CD aujourd'hui si rares. N'ayez crainte badauds, le magasin fournissait les outils nécessaires à l'assouvissement de vos désirs. Et en cas de soucis, le remboursement immédiat de vos moindres frustrations était garanti. Tout ici était ordonné dans le but de satisfaire votre si simple bonheur. Alors ? Elle n'était pas belle la vie ? Léger cliquetis de plastique. Le capuchon alla rejoindre son âme-sœur. À moitié avachie sur le bureau, la jeune femme avait appuyé sa tête dans le creux de sa main.
Elle n'était jamais parvenue à expliquer son geste. Pourquoi ne s'était-elle pas levée ce matin-là ? De la paresse ? Non. Le souvenir était encore vivace dans sa mémoire. Ses yeux fixant le plafond de longues heures, elle allongée, bien réveillée dans le confort moite de son lit. De l'ennui ? Peut-être. Mais alors pourquoi cette ronde insignifiante et minutieuse trois ans durant ? Pourquoi tout ce travail, tous ces jours et tous ces instants perdus ? Rien ne fournissait un sens logique à cette affaire. Elle-même s'y perdait. Pourtant elle ne s'était pas levée. Et la vie ne s'était pas arrêtée. Elle avait continué à marcher, à manger, à boire, à respirer. Tout comme avant. Sans leçon, sans passion, sans rien.
Sa mère félicitait sa réussite. Son père hochait de la tête, vantant l'intelligence de cette progéniture admise dans une université aussi prestigieuse. Ni l'un ni l'autre ne savait à quoi pouvaient bien mener de pareilles études. Aucun d'entre eux ne se doutait de l'abandon de l'étudiante. Cette dernière continuait à s'inscrire scrupuleusement auprès de l'administration, ils payaient contentieusement chacune des factures, mais les murs de la Sorbonne ne voyaient plus passer son ombre voutée. Pourquoi ce mensonge ? Personne n'était au courant. Personne n'imaginait le drame dans lequel s'était jetée la jeune femme. Personne, si ce n'étaient quelques rares camarades un temps inquiétés par son absence. Autant dire le néant. Et cela lui convenait parfaitement.
Bourrasque d'air frais. La porte coulissante du magasin ne cessait de s'ouvrir et de se refermer. Une danse mécanique et assommante qui permettait à Loïs de ne pas complètement s'affaler sur le bureau. L'infime souffle venu du dehors, imprégné de cette odeur de crasse et de sucre si fidèle aux grands complexes commerciaux, simulait ses sens. À travers la frontière de plastique transparent qui délimitait les limites de son box, elle observait, sans vraiment les voir, le bal ininterrompu des clients.
Il y avait cette dame à la veste de toile verte et au pantalon bariolé, lunettes sur le nez, brandissant furieusement un document au visage d'un vendeur ennuyé. Devant l'étal des bandes-dessinées, une tripoté d'adolescents en sweat à capuches, visages crasseux et sourires monstrueux, s'échangeaient des ouvrages en papiers glacés. Certains poussaient de cris de joie qu'étouffaient le bourdonnement de la foule et le ronronnement des micros. Tirant un chariot à moitié vide, un homme à la moustache fournie mais au crâne luisant esquiva d'un mouvement aussi rapide que catastrophé la course d'une enfant vers sa mère. De l'autre côté, quelques curieux aux regards fatigués et aux teints blafards, farfouillaient parmi les cartons de produits bradés. Ils cherchaient une pépite, une babiole inutile à moindre coût, ou tout simplement à tuer le temps.
Loïs avait appris à les distinguer, ces simples promeneurs à la recherche d'une quelconque distraction, et ces autres, ces pressés, ceux qui entraient d'un pas rapide, têtes baissées, en direction d'un rayon bien précis. Ils ressortaient tout aussi rapidement, un paquet sous le bras, le regard toujours vissé sur le sol. Ces autres-là n'avaient pas le temps. Jamais. Il leur fallait se rendre ailleurs, pour une nouvelle liste de tâches, toujours, encore. Être efficace. La jeune femme leur préférait les badauds, ces créatures perdues, comme elle, comme tant d'autres. Ils entraient le nez en l'air, les lèvres empreintes d'un sourire placide. Ils observaient, déambulaient, s'arrêtaient par moment sur un article coloré, avant de reprendre leur marche lente. Par moment, leurs pupilles croisaient celles d'un autre de leur espèce. Ils se reconnaissaient. Une fraction de seconde suffisait. Puis ils reprenaient leur marche. Apathique. Tranquille. Mais dans l'autre sens. Loïs les regardait quitter le magasin de longues minutes plus tard, les mains aussi vides qu'à leur arrivée. Le regard un peu plus fatigué. Mais les lèvres toujours prisonnières de ce sourire éteint.
« Dernière démarque avant... »
La voix de femme, un brin criarde, légèrement nasillarde, s'empara une fois de plus du micro. Ultime annonce de la journée. Dernière chance pour les clients de prétendre à l'extase à petit prix. Loïs se pinça la joue. Son regard alla échouer un court instant sur la grande horloge numérique surplombant l'enseigne du magasin. Dix-sept heures et vingt-cinq minutes. Treize secondes. Quatorze. Quinze. Plus que trente-cinq minutes et elle pourrait fuir. Vers d'autres horizons, d'autres monts. Tout aussi gris, tout aussi inutiles. L'information passa sur son visage comme le néant. Rien ne silla. Pas le moindre mouvement de lèvre, ni le plus infime scintillement de l'iris. Elle garda un temps ses pupilles braquées sur le grand panneau lumineux, avant de baisser la tête en direction du bureau. Le stylo gisait quelques centimètres plus loin. Thibault n'était pas revenu. Le poste lui échouait. Moins de chiffres qu'à la réserve peut-être. Cela ne faisait pas une grande différence.
« Euh, excusez-moi... »
Loïs sursauta. Une voix. Une autre voix. Sans bruit de mécanique. Sans sifflement insupportable. Une voix humaine, chaude, presque grave. Une voix d'homme. Durant une fraction de seconde, elle sembla ne plus savoir où elle se trouvait. Son dos se redressa, sa colonne vertébrale se tendit, son cou se releva. Elle battit deux fois des paupières. Mais qu'est-ce que c'était que ce truc ?
- Bonjour.
Un visage maigre au menton allongé, deux prunelles noisette qu'éclaboussaient les néons, des sourcils broussailleux et noirs, des lèvres étroites laissant apparaitre des dents jaunâtres et écartées. Un niveau d'un cou déformé par une pomme d'Adam proéminente s'étalait un col de dentelle mauve. Un épais nœud papillon vert venait boucler le tout. Sur une paire d'épaules osseuses s'épanouissait un gilet jaune aux affreux poids blancs. Un cliquetis bruyant accompagnait ces disgracieux atouts. Des bracelets. De grossières breloques. Un anneau sur le coin du nez.
- Oui bonjour, pardonnez mon impolitesse. Je voulais savoir s'il était possible d'afficher une petite annonce dans votre magasin ?
La voix était toujours aussi chaude. Loïs cligna une énième fois des yeux. Elle ne comprenait pas. Enfin si, mais bon sang pourquoi ? Son cerveau enregistrait les informations, sa bouche recrachait des paroles insignifiantes. Mais tout son être était ailleurs. Là. Perdu dans cette imposante touffe de cheveux qui souillait ce crâne inconnu et particulier. Bouclés. Épais. Et surtout, roses.
- Ça ne devrait pas poser de problème je suppose.
Le visage s'illumina d'un immense sourire. Une fente radieuse qui scinda en une ligne tordue ce menton trop longiligne. Les paire d'yeux se plissa en deux croissants radieux. Sur sa joue se creusa une délicieuse fossette. L'individu hochait la tête, mimant un clin d'œil complice. Face à lui, Loïs restait immobile. Son esprit était partagé entre fascination et léthargie.
- Ah génial ! Parce que je souhaiterais afficher ceci !
Tout en parlant de cette voix si particulière, presque chantante, la créature farfouilla dans la besace qui pendait à son épaule. Elle en sortit une feuille de papier glacé qu'elle tendit aussitôt à la future manageuse, l'air on ne peut plus fière. Cette dernière eut un léger mouvement de recul. L'autre était vif, trop vif. Sans le quitter des yeux, elle saisit le précieux graal.
La surface était tiède, lisse. Infime poignée de secondes. La jeune femme détacha son regard de l'homme pour considérer le présent qu'elle serrait dans ses doigts. Du rose, du violet, du vert. Partout. À faire saigner les pupilles les plus aguerries. En son centre, une guitare. Sobre cette fois-ci. Loïs fronça les sourcils. Des cours de musique ? Qu'est-ce que c'étaient encore que ces bêtises ? Elle redressa la tête. L'individu ne l'avait pas lâchée des yeux. Brillant. Tressautant sur place, il semblait attendre une réaction de sa part. Une confirmation. Quelque chose. Elle reposa la feuille.
- Je vais en parler à ma supérieure, lâcha-t-elle platement en guise de conclusion.
Nouveau sourire. Les mains de l'homme vinrent mutuellement frapper leurs paumes. Un geste enfantin. Il eut un léger rire. Sa tête pencha sur le côté. Il avait des allures de gosse perdu. Insupportable.
- Super ! s'exclama-t-il au sautillant sur ses jambes. Alors je vous la confie !
Ses longs doigts refermèrent la boucle de sa besace. Le geste était distrait, comme habitué. Loïs observa ces mains. Des mains de musicien. Elle releva les yeux. L'homme la fixait toujours, un implacable sourire sur le visage. Elle l'aurait frappé qu'il n'aurait pas cessé de sourire. Sa tête oscilla de l'autre côté. Nouveau clin d'œil.
- Merci encore ! Au revoir !
Et d'un mouvement souple, presque chorégraphique, il adressa un gracieux signe de la main avant de tourner les talons et de s'éloigner. Quelques mètres. Les portes coulissantes l'engloutirent tout entier. Le brouhaha revint. L'épisode était fini.
Toujours immobile derrière son box, les doigts posés sur le rebord du meuble, sa nuque légèrement voutée, Loïs fixait les baies vitrées à présent closes. La surface du bureau était rêche. Le coussin du fauteuil lui rompait les os du bassin. Sur son visage au teint blafard, ses yeux étaient éteints. Il n'y avait plus rien. Non. Rien. Juste un mot trottant dans sa tête. Un infime mot. Quatre lettres. Redondantes. Rondes. Colorées.
Rose.
Il avait les cheveux rose.
Rose fuchsia.
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