Le clapotis de l'eau. 

Une porte blanche, juste devant moi.

Une porte et rien d'autre.

Trois inscriptions au feutre noir au-dessus de la poignée. J'étais incapable de les lire, mais je savais ce qu'elles disaient.

INHALE
EXHALE
BREATH

J'ouvris la porte.

Elle donnait sur une pièce minuscule, toute en carreaux blancs identiques. Le sol. Les murs. Il y avait des posters à moitié déchirés, d'autres inscriptions et des gribouillages. 

Et puis, une baignoire, à demi remplie d'eau bleuté.

Je regardai mes pieds. Je portais des chaussures noires et je venais d'écraser un petit confetti pailleté.

Tout était mis en scène. Bien sûr. Tout me semblait factice. Bien sûr.

Ce n'était qu'un décor. 

Celui de Run.

Qui est mort, Jeongguk ?

Je me retournai. Il n'y avait plus de porte. Seulement du noir ; une obscurité profonde et épaisse dans laquelle je n'avais aucune envie de m'aventurer.

J'étais sur mon îlot de carrelage, entouré d'une mer de ténèbres.

Un léger "plic" attira mon attention. Je m'approchai de la baignoire. Une goutte rouge s'étiolait progressivement, colorant l'eau en rose.

Ma vision se brouilla et j'aperçu la baignoire de notre appartement, Jimin à l'intérieur, le visage crispé à l'extrême. Mon cœur accéléra. Au ralenti, je vis sa tempe heurter silencieusement le rebord et son sang couler sur l'émail. Je clignai des yeux. J'étais de nouveau dans la pièce carrelée.

L'eau était claire.
La baignoire étincelait de blanc.

Je distinguai alors une masse informe sous un bomber bleu, couchée au sol, quelques pas derrière moi. Je voyais l'image sauter comme sur une vieille télé. Elle mit quelques secondes à se stabiliser.

"U...ho..."

La main de Yoongi-hyung jaillit hors de la veste, plus pâle qu'elle ne l'avait jamais été. Il y avait de la terre brune sous ses ongles. 

"Va t'en !"

Je reculai maladroitement dans l'angle le plus éloigné de la pièce et m'arrêtai juste à temps: un pas de plus et je basculais dans l'obscurité. J'avais peur. Une vilaine traînée de sueur glacée me dégoulinait entre les omoplates.

"U...ho..."

Yoongi-hyung s'extirpait lentement de son bomber et rampait sur le sol.

Je veux me réveiller.

"Pia...no..."

Réveille-toi Jungkook.
Vite.
Il s'approche.
Réveille-toi.

"Jungoo... gooo...

- Va t'en !" criai-je de toutes mes forces.

Ses doigts sales se tendaient vers moi. Il fallait que j'échappe à cette main froide comme la pierre qui allait, j'en étais sûr, m'enserrer la cheville et me traîner avec elle.

"VA T'EN !"

Un long râle s'échappa d'entre ses lèvres sèches et son corps se traîna encore sur trente bons centimètres. Je fis un pas en arrière pour l'éviter, et je perdis l'équilibre.

Les ténèbres m'avalèrent d'un seul coup.

"Kookie ?"

Taehyung était assis sur l'une des planches en bois de la chambre-cellule.

Je venais d'ouvrir les yeux. Il faisait jour. Je me redressai en position assise et frottai doucement mes paupières. Il n'était pas vraiment là, si ?

La porte, la trappe, le lavabo, les toilettes, et à mes pieds, la couverture qui gratte. Tout y était. Il y avait même un plateau jaune déposé sur le sol. C'était celui du petit-déjeuner.

"Je crois que j'ai fait un cauchemar, Hyung."

Un bruit de mastication me répondit et me détourna du plateau. Taehyung mangeait une pomme qui disparaissait entièrement dans sa grande main. Je souris. Tant pis si ce n'était qu'une illusion, ça me faisait du bien de le voir.

"Tu avais faim ?"

Il resta silencieux et continua de mâcher, mais son regard se posa sur moi et il me sourit juste avec les yeux. Je me levai pour aller regarder par la trappe. Je m'agenouillai et collai mon œil. Le couloir était désert, comme d'habitude.

Taehyung lâcha sa pomme qui roula sur le sol. Je baissai la trappe et me mis à quatre pattes pour récupérer le fruit.

Ce n'était pas une pomme.
C'était une minuscule racine semblable à une petite patate douce.

"Tae ?"

Je me redressai aussitôt. Taehyung me fixait avec un sourire entier, cette fois.

"Tae, ça va ?"

Son sourire se figea. Son regard aussi. Ses doigts montèrent jusqu'à sa joue qu'il palpa plusieurs fois.

"Kookie, j'me sens bizarre."

Merde.

"Je... Je sens pas mes doigts.

- Descends de là, viens t'allonger."

Mon estomac se nouait en même temps que ma gorge. Je ne voulais pas le voir mourir. Je l'aidai à se mettre sur le lit et je pris sa main.

"Tae, pourquoi t'as bouffé cette merde ?

- Parce que t'avais l'air triste."

Il m'adressa une petite moue d'enfant et je caressai son front.

"Jungkookie ?

- Oui ?

- Je vais mourir ?"

...je... je crois ?

"Pourquoi les autres ne sont pas là ?

- C-C'est faux, dis-je alors que les sanglots arrivaient. Vous êtes ensemble. Vous êtes tous ensemble.

- Et toi ?

- Moi, je suis là.

- Pourquoi tu restes et pas nous ?

- Parce que... j'ai fait une bêtise. Taehyung, j'ai fait une énorme bêtise."

Et par bêtise, j'entendais le crime le plus odieux, le plus égoïste et le plus abominable de ce siècle.

Un sextuple homicide.

J'étais un meurtrier.

"Je voulais vous protéger..."

Mes larmes floutaient le beau visage de Taehyung. L'une d'elle tomba sur sa peau mais il ne la sentit pas.

"Je voulais nous protéger..."

Je me couchai avec lui en tremblant et je nichai mon nez contre son torse.

"Je voulais qu'on reste ensemble."

Et je les avais perdu. Je les avais tous perdu.

Ils sont morts.

Je peinais à respirer ainsi lové contre mon hyung, aussi fus-je obligé de relever la tête.

L'expression vide de Taehyung me fit horreur. Son visage entier était paralysé par le poison, il ne restait que sa paupière qui battait à une allure folle. Cling cling cling cling cling.

"Jungkook-ah ?"

A l'autre bout du lit, Jimin me regardait.

"Tu es fier de toi ? C'est ce que tu voulais ?"

Il portait l'uniforme de l'hôpital et un bandage autour de la tête.

"Il est conscient, tu sais. Ils l'étaient tous. Ils se sont senti mourir. Ils ont eu le temps de comprendre. Ils ont eu le temps de deviner que c'était toi. Tu te rends compte ?

- Tais-toi.

- Empilés tous ensemble dans les studios, à s'étouffer dans leur propre vomi, à mouiller leurs pantalons, à s'écouter agoniser sans pouvoir rien faire, tu te rends compte ? Tu imagines, la torture, alors qu'ils voulaient vivre ?

- Hyung, tais-toi !

- Tu les as tué, Jungkook.

- Arrête.

- Jeon Jeongguk est toujours le petit garçon qui crie quand on lui prend ses jouets. Jeon Jeongguk croit que le monde lui appartient. Jeon Jeongguk n'est rien sans ses hyungs."

A mes côtés, Taehyung expirait en poussant des couinements inquiétants. Je quittai le lit et me réfugiai derrière la cuvette des toilettes.

"Regarde-le ! hurla Jimin. Regarde-le mourir !"

Regarde ce que tu as fait. Sextuple homicide. Meurtrier. Aconitum coreanum. 

Une porte sans poignée avec un trou.
Un yaourt framboise... non, vanille ?
Un pan de blouse blanche.
Une seringue dans ma peau. Le cliquetis du stylo du Dr Jung.

"Vous souvenez-vous ?"

Sextuple homicide. Aconit.

"C'est très grave, Jeongguk-ah. C'est dangereux."

Pardon.

Pardon. Pardon. Pardon.

Piano. Studio.

Pardon.

"Tu as mal ?
- Oui.
- Ça va passer."

Pardon.

"Aidez-moi !
- Hyung, reste avec moi !"

Pardon.

"Le téléphone. Donne-moi le téléphone."

Je poussai un hurlement. En me tenant les épaules, je fonçai la tête la première dans le mur de la chambre.

"Taisez-vous ! Allez-vous-en ! Je ne veux plus vous entendre !"

Je frappai. Je frappai encore. Je mettais toutes mes forces à cogner mon front contre la surface dure. Jimin s'interposa entre le mur et moi. Je fermai les yeux pour ne plus le voir.

Et là, je compris que c'était inutile. Dans le noir complet de mes paupières closes, il tourna la tête et son bandage se dénoua de lui-même, laissant apparaître son crâne fendu et un morceau grisâtre de cervelle ensanglantée.