XII
J'ai des pensées de plus en plus noires. Nous ne pouvons exister qu'à sept.
Sans eux, je vais mourir.
Il y a deux éléments nécessaires à l'équilibre d'un enfant, l'éducation et l'amour. Sans l'un, c'est l'enfant Roi. Sans l'autre, c'est un bon petit soldat discipliné. S'il n'a ni l'un, ni l'autre, c'est un enfant abandonné, livré à lui-même.
Quand je suis parti de chez moi, c'est comme ça que me désignait l'entourage de ma mère: "livré à lui-même".
Je n'ai pas été abandonné. J'ai été recueilli.
Les premiers temps étaient durs. Très durs. Je n'avais pas d'amis. Je n'arrivais pas à aller vers les autres. Je ne trouvais pas ma place, j'avais l'impression de déranger. Je n'osais pas chahuter, échanger, comme le faisait entre eux les autres trainees.
Lorsque mes débuts ont été décidés, je me suis retrouvé au milieu de six garçons que je trouvais tous plus doués que moi et j'ai été mis en avant. Moi, le pauvre petit Jeongguk, devenu Jungkook pour l'occasion, en position centrale.
L'incroyable présence scénique de Jimin-hyung m'a sauvé. Je voulais qu'il m'éclipse, il méritait bien plus d'attention que moi.
On pourra dire ce qu'on veut de No More Dream, se moquer des cheveux de Namjoon-hyung, de nos attitudes, de notre allure et du décor bon-marché... Mes hyungs ont tous quelque chose. On discerne chez chacun un charme particulier, un talent, une lumière, même si ce n'est pas encore abouti. Et parmi eux, un gosse, terrifié, qui n'a pour lui que la volonté de bien faire, la peur de décevoir, sa bouille enfantine et ses yeux maquillés.
Je n'avais aucune idée de ce que je faisais. Je recevais une indication et j'essayais de l'appliquer, de mon mieux, au maximum, sans conscience, sans compréhension.
Je ne veux pas entendre parler de mon inexpérience. Nous étions tous inexpérimentés.
J'ai été une charge de travail supplémentaire. Il fallait prendre soin du petit Jungkook.
Après nos cours, ils me reprenaient, me corrigeaient. Hoseok-hyung et Jimin avec la danse, Namjoon-hyung et Jin-hyung avec la communication média et les fans. Yoongi-hyung me calmait et me rassurait, tout comme Namjoon, et Taehyung... il m'a aidé à être moi-même et à trouver qui j'étais.
L'attitude qu'on me connait aujourd'hui, celle d'un maknae prenant soin de ses hyungs, n'est que le retour des efforts qu'ils ont fourni pour moi.
Je n'ai pas manqué d'amour. J'en recevais énormément. Des fans, du staff... et des autres membres. Peut-être parce que nos familles nous manquaient ? Peut-être parce que nous vivions des choses difficiles ? Nous avons cherché du réconfort les uns auprès des autres.
La plupart des gens ont des collègues de travail la journée et une famille qu'ils rejoignent le soir. Moi, j'étais avec les six mêmes personnes, sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Plus d'intimité, plus d'espace personnel, tout à partager. Nous avons dû composer avec les caractères et les humeurs de chacun. Au delà du groupe, il a fallu créer quelque chose, un lien, pour nous permettre de tenir ensemble.
L'amour. On s'aime. Je les aime. Tous ensemble et un par un. Je chéris ces six relations merveilleuses. Rien n'égalera jamais ce sentiment.
Dans le cadre qu'ils m'ont donné, dans l'affection que j'ai reçu, j'ai pu m'épanouir et trouver ma place, la prendre, m'approprier mes dons et rayonner comme eux, sur la même scène, à leurs côtés.
Je me suis construit en intégrant leurs forces, en observant leurs faiblesses, en apprenant de leurs erreurs et de leurs réussites. Il y a en moi une petite part de chacun d'eux.
Nous avons vécu dans plusieurs appartements, du plus petit au plus grand, mais toujours ensemble. Aujourd'hui, j'ai ma propre chambre dans laquelle je passe des moments seul mais nous continuons notre vie en commun. Ce n'est pas une question d'argent. Ce n'est pas non plus une question pratique pour que les voitures passent nous prendre au même endroit: nous pourrions habiter dans la même rue ou la même résidence.
C'est une habitude. Un mode de fonctionnement. Nous ne voulons pas être voisins: nous sommes une famille. Un foyer.
Chez-moi, c'est là où sont mes hyungs.
A l'étranger, pendant les tournées et les promotions, je partage encore mon lit et ma chambre avec plaisir.
Je connais leurs grains de beauté, leurs cicatrices, l'odeur de leur peau au réveil, de leur sueur, de leurs cheveux sous la pluie, leurs différents parfums, la gamme de leurs expressions de visage et de langage.
Je les comprends sans leur parler, un simple reflet dans leurs yeux suffit à m'indiquer ce qu'ils pensent.
La tendresse que j'ai reçue ces dix dernières années ne dépend que d'eux. J'ai dormi contre eux, je les ai porté, je les ai pris dans mes bras, on s'est parfois embrassé, parfois caressé.
La fatigue, l'euphorie, les hormones... ce qui se passe dans le lit de Taehyung reste dans le lit de Taehyung.
Il n'y a eu entre nous ni filles, ni autres camarades. Nous n'avons pas le temps pour les petites amies, et très peu de temps pour voir d'autres amis. Même les idols que j'apprécie et avec qui j'interagis lors des cérémonies... je ne les croise qu'en de rares occasions.
Nous sommes tous les sept en huis-clos.
Cette proximité m'a permis de développer une empathie colossale, à tel point que leurs émotions et les miennes se sont mêlées au fil du temps. Je ne distingue plus de frontière. Leurs larmes font couler les miennes. Ma tristesse dépend de leur tristesse. Mon bonheur passe par le leur. Nous avons le même but, et nous suivons le même chemin. Nous partageons les déceptions et les joies.
Ma souffrance, c'est voir les hyungs souffrir.
Il ne suffit pas de prendre sept jeunes garçons, de les maintenir ensemble loin de leur famille et de leur imposer des épreuves communes pour parvenir à former et maintenir une telle symbiose.
J'ai souvent entendu les gens parler de notre succès et dire: "Pourquoi eux ?"
Parce que c'est nous. Ça ne pouvait qu'être nous. Nous sommes les bonnes personnes, arrivées au bon endroit au bon moment.
Je retrace nos vies de temps en temps, et la multitude d'événements qui ont dû s'enchaîner pour permettre notre rencontre m'empêche de croire au hasard.
Je ne sais pas s'il y a un Dieu, ou une étoile, ou quelque chose. Mais je crois au destin. Le nôtre, c'est de briller ensemble.
Et indéniablement, de nous éteindre ensemble.
Je ne saurai pas dire quand les cauchemars ont commencé. Namjoon-hyung et moi partagions encore une chambre.
Je faisais des rêves insensés dont je m'échappais en suffoquant. Cette année, les cauchemars ont repris. Plus violents que les autres.
Les scénarios diffèrent mais l'issue demeure inchangée, et fatale: la séparation.
Parfois, c'est une scène de la vie quotidienne. Nous jouons dans le salon, nous préparons un concert, nous mangeons un repas cuisiné par Jin-hyung ou nous sommes au restaurant. Et les membres disparaissent. Autour de moi, ils sont de moins en moins nombreux, et lorsqu'il n'en reste plus qu'un, que je me précipite pour l'agripper et le retenir, le sol s'ouvre et l'engloutit sous mes yeux.
Parfois, je suis déjà seul. Dans les couloirs de l'agence ou dans un grand studio qui n'en finit pas. J'essaye de chanter et ma voix est faible. Le vide et le silence m'entourent et m'oppressent. Je pars à la recherche de mes hyungs. Je ne trouve personne. Plus je les cherche, plus je suis rattrapé par l'évidence: ils ne sont pas là. Ce n'est que moi, et ce bâtiment désert.
Le rêve le plus atroce est apparu en février. Mon esprit ne l'a joué que trois fois, trois nuits où je suis revenu à moi en pleurant. C'est une cérémonie militaire.
Le drapeau sud-coréen claque fièrement dans le vent. Des jeunes hommes en uniforme, la main sur le cœur, prononcent des vœux et s'apprêtent à donner deux ans de leur vie au pays. Parmi eux, Yoongi-hyung.
Il y a des fleurs, une petite fanfare, une atmosphère joyeuse et solennelle. Soudain, un bruit aérien me fait lever la tête. Un vrombissement.
Un avion. Un avion se précipite sur les rangs des apprentis soldats. Il descend en piqué à une allure vertigineuse, effectue un looping. L'aile droite est brisée et des flammes s'en échappent, ainsi qu'une fumée noire. Les gens courent et crient. Moi, j'assiste sans bouger à la catastrophe. Lorsque j'arrive à m'approcher, avançant à contresens, bousculé par la foule en fuite, je découvre le corps inanimé de mon hyung.
Il y a du sang sur sa peau blanche et dans ses cheveux clairs, son uniforme est tâché mais le col encore repassé, sans le moindre pli.
Désarticulé comme un pantin, écrasé par le nez de l'engin.
Le corps mou et encore tiède. Les yeux grands ouverts levés vers moi et le ciel.
La vie elle-même, j'avais fini par le comprendre, allait s'acharner à nous détruire. Même si nous surmontions tous les obstacles, mêmes si nous survivions à la fin du groupe et à nos séparations successives, la mort nous désunirait. Elle viendrait nous cueillir l'un après l'autre, dans un ordre imprévisible et aléatoire. Si je ne partais pas le premier, je me condamnais à les perdre.
Mais pouvais-je partir ?
Pouvais-je leur infliger la douleur de perdre un frère, cette douleur même que je refusais d'affronter ?
Il y a, dans l'histoire des idols, une mort qui a marqué ma génération. Kim Jonghyun. Je ne pouvais pas reproduire ce schéma tragique.
Les forcer à continuer sans moi, leur carrière comme leur vie, c'était monstrueux.
C'était une vie à sept. Elles ne pouvaient continuer qu'à sept.
Si l'un partait...
Les autres aussi. Fatalement.
Qu'est-ce que la mort sinon l'éternité ?
Quel plus beau cadeau pouvais-je leur faire que de passer cette éternité ensemble ? Que d'atteindre la fin au même moment ?
Qui pouvait vaincre Bangtan ?
Moi, Jeon Jungkook, je pouvais contrôler ma vie.
Grâce à mes hyungs.
Pour eux, j'allais domestiquer la mort.
Même elle ne nous aurait pas, elle ne réussirait pas son coup, cette sale garce, si nous venions de notre propre chef tomber sous son manteau de nuit.
J'étais capable de nous sauver. J'étais capable d'empêcher le monde et le temps de nous détruire.
Il fallait nous figer jeunes, unis, intacts. Comme des insectes dans de l'ambre solide.
Notre dernier salut, jour symbolique de nos sept ans, marquerait nos adieux à la scène, au public, et à cette vie matérielle et vaine que la force de notre lien allait transcender.
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