Seokjin s'était montré beaucoup plus malin que chacun ici ne l'aurait cru : parce qu'il n'avait toujours pas dévoilé son talent, sa première mission demeurait simple. Chanter.

Pourtant, aux Rookie Games, tous savaient que la simplicité n'était qu'apparente. Il suffisait en effet que la voix de leur aîné déplaise, ou bien qu'il fasse malencontreusement une fausse note – comme ça pouvait arriver à n'importe qui –, et ses soutiens s'évaporeraient aussitôt.

En vérité, ces missions quotidiennes n'étaient jamais décidées par les producteurs. Elles venaient des internautes eux-mêmes : via un des forums du réseau social du jeu, chacun pouvait demander quelque chose à un candidat. Un logiciel se chargeait ensuite de récupérer les données pour extraire ce qui était le plus réclamé à chaque participant.

Il y avait parfois des tâches bien cruelles qui apparaissaient sur cet écran. Par ailleurs, puisqu'il s'agissait de requêtes de ceux qui votaient pour leur chouchou ou bien contre ceux qu'ils voulaient voir périr, chacun savait qu'il lui fallait relever le défi avec brio. Ils ne pouvaient pas échouer, car s'ils échouaient, ils décevaient leur public, et un public déçu était un public qui se vengeait.

Ceux qui rataient leur mission réduisaient considérablement leur espérance de vie, au point qu'il leur arrivait d'en décéder dans les minutes qui suivaient.

Une chance, personne ne mourait au cours de la première semaine...

Seokjin se redressa, s'éclaircit la gorge et jeta un bref regard à ceux qui l'entouraient. Même si ce n'était pas leurs jours qui étaient mis en jeu, ils étaient tous aussi tendus que si son erreur les condamnait. Jungkook (c'était bien lui, leur maknae, n'est-ce pas ?) surtout paraissait tétanisé, et Yoongi se sentit presque peiné pour lui : qu'est-ce qu'il foutait ici, ce garçon aux airs enfantins ? Comment réagirait-il lorsqu'un candidat tomberait ? Est-ce qu'il y survivrait, au moins ? Pas sûr...

Les premières notes s'élevèrent dans la pièce, et il sembla que chacun se détendit aussitôt : la voix claire de Seokjin se rapprochait d'une agréable caresse. La mission avait été relevée avec succès. Pour l'instant, chacun s'en réjouissait, mais lorsqu'ils joueraient leur vie, Yoongi se demanda s'ils éprouveraient le même sentiment. Les Rookie Games avaient compté plusieurs candidats qui, désespérés, avaient tout tenté pour que leurs concurrents ratent leur tâche.

Souvent, ils s'étaient fait prendre et avaient péri peu après : la foule n'aimait pas les idols malhonnêtes.

Pas une fausse note n'entacha la beauté de la chanson qu'interpréta Seokjin. Il s'assit une fois le morceau terminé, sous les applaudissements. La télévision s'éteignit après avoir diffusé l'image d'un valide vert accompagné de la mention « mission accomplie ».

L'écran du défi, en effet, restait affiché jusqu'à minuit, ce qui ne leur laissait que dix heures avant que n'apparaisse une croix rouge et la phrase décisive « mission échouée », qui signait généralement l'arrêt de mort du garçon qui n'avait pas pu satisfaire les attentes du public. Chacun avait conscience de la cruauté du dispositif, mais telles étaient les règles des Rookies Games. Ceux qui s'y inscrivaient savaient les risques, chaque détail était mentionné dans le contrat. Or, la promesse pour le vainqueur émerveillait tant que l'espoir annihilait toute raison, et les fous acceptaient.

Yoongi n'était pas fou. Il connaissait le sort qui lui était réservé. Pourtant, il ne s'en inquiétait pas : le monde lui paraissait si laid qu'il préférait le quitter plutôt que de lutter vainement pour le changer. Le plus fou, finalement, ce n'était pas tant celui qui se soumettait à la mort que celui qui s'accrochait à la vie. Que pouvait espérer l'humanité sur une Terre qui avait à ce point dégénéré ?

Seul un fou pouvait trouver une cohérence à un monde insensé. Les sains d'esprit finissaient tôt ou tard par comprendre que le bonheur ne leur serait jamais permis, et ils décidaient d'abandonner. Sans doute Yoongi avait-il abandonné, oui, mais plutôt que de se suicider directement, il avait signé le slave contract.

Quitte à mourir, autant mourir avec panache, non ?

Soulagés, donc, les sept garçons retournèrent à leurs activités. Yoongi repartit se coucher – pas pour dormir, mais pour réfléchir. Il avait passé la nuit à composer, et il se félicitait de son avancement : en arrivant ici, il avait espéré avoir le temps de produire une mixtape. Il avait déjà trouvé le thème de plusieurs de ses chansons, la musique de deux d'entre elles, et s'il en avait écrit une en entier, il lui fallait cependant retravailler certains passages qu'il jugeait dissonants.

Quoi qu'il en soit, il se réjouissait de constater que l'inspiration lui était venue si aisément malgré la pression des jeux. Sans compter qu'il s'était plus appliqué qu'à l'accoutumée, car pendant parfois de longues dizaines de minutes, son bracelet était resté allumé. Il avait supposé que d'autres garçons devaient être réveillés puisqu'au milieu de la nuit, c'était près d'une heure que le voyant était demeuré éteint.

Yoongi rouvrit les yeux lorsque la porte se ferma derrière un nouvel arrivant. Il se redressa assez pour observer Seokjin entrer et s'affaler sur son lit dans un soupir sans doute soulagé.

« Jolie voix, commenta Yoongi. Tu t'en es bien sorti.

— Merci. Demain c'est ton tour, c'est bien ça ?

— Ouaip.

— Pas trop anxieux ?

— Bof, ça va. Et toi ?

— Tu l'as dit toi-même, je m'en suis bien sorti, répliqua Seokjin en haussant les épaules.

— On sait tous les deux ce qu'être le plus vieux implique.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Tu le sais, normalement, si t'es ici.

— C'est pas parce que je suis né plus tôt que je partirai plus tôt.

— Les statistiques ont pourtant prouvé que même une voix exceptionnelle ne sauvait pas ceux qui étaient considérés comme trop vieux pour débuter.

— Dans ce cas j'espère que toi aussi, t'es prêt à mourir, rétorqua l'aîné.

— Depuis un bon bout de temps, oui. Et toi ?

— Les statistiques, ça veut rien dire.

— Ça dit peut-être rien, mais ça ment jamais. »

Incapable de répondre à cette affirmation, Seokjin souffla assez haut pour se faire entendre. Yoongi ne répliqua pas, lui non plus : à travers ce silence, son camarade venait de lui démontrer qu'il savait pertinemment qu'il avait raison. Il ne se sentait simplement pas prêt à l'admettre. Pas étonnant. Difficile d'admettre qu'on allait clamser quand on voulait vivre. Seokjin devait vouloir vivre...

Ou bien n'aimait-il pas évoquer le sujet de sa mort prochaine.

Une chose en tout cas demeurait certaine : si personne n'échouait à sa mission cette semaine, l'aîné du groupe serait probablement dans le top trois de ceux que les internautes désireraient voir partir.

« T'as quelque chose de prévu, cet après-midi ? demanda Yoongi dans l'espoir d'apaiser les vagues tensions apparues quelques instants plus tôt.

— Je sais pas. Maintenant que je n'ai plus de raisons de dissimuler ma voix, je vais peut-être aller m'entraîner.

— Je crois que Hoseok et Namjoon occupent déjà un studio chacun, et deux gamins avaient l'air intéressés aussi. Y a une sacrée file d'attente.

— J'ai pas besoin d'un studio. Si je veux que cette saloperie à mon poignet s'allume, j'ai tout intérêt à faire un peu mieux qu'un banal enregistrement dans un endroit confiné et déjà vu.

— Comment ça ? Tu veux chanter où ? La terrasse ?

— Plutôt au bord du lac. Avec une ambiance un peu romantique, tu vois ?

— Une ambiance romantique ?

— Oui, mais pas romantique genre mièvre, moi je te parle du vrai romantisme. Le mouvement littéraire et artistique. C'est pour ça, le lac.

— Ah ok. Si tu le dis. Et tu comptes y aller quand ?

— Quand mon cœur palpitera un peu moins fort. J'ai encore les mains qui tremblent. »

Yoongi se redressa pour jeter un œil à celui qui dormait dans le petit espace à côté du sien. Allongé sur le dos, Seokjin avait levé une main devant son visage et l'observait désormais, les sourcils froncés sous l'effet de l'inquiétude. Il savait ce qui s'était joué, et visiblement son corps peinait à s'en remettre. Psychologiquement, tout allait bien, mais le tressaillement compulsif qui persistait prouvait qu'au fond de lui, il s'était senti tout simplement terrorisé.

Son être avait saisi qu'il aurait pu signer son arrêt de mort s'il avait effectué une seule fausse note.

« Wow, impressionnant, commenta Yoongi, ça t'était déjà arrivé ?

— Non. J'en ai pourtant connu, des coups de stress, mais j'imagine que celui-là était le plus intense que j'aie vécu...

— C'est pas si étonnant. »

Malgré son apparent détachement vis-à-vis de la mort, Yoongi se demanda si lui aussi, le lendemain, son corps déciderait de s'effrayer à l'idée qu'il jouait sa vie.