Semaine 2 – Jour 7

Peiné par la mort de Hoseok mais rassuré par son score qui bougeait peu, Namjoon se sentait serein ce jour-là. Par chance – pour lui – les haters avaient tendance à agir en groupe : ils décidaient d'une proie puis passaient leurs journées à mitrailles le bouton « contre » sur le site du jeu. De fait, le candidat choisi voyait sa réputation s'écraser tandis que les autres demeuraient relativement stables. En toute sincérité, d'ailleurs, il n'aurait pas imaginé arriver si loin dans l'aventure, ni même si haut en termes de popularité.

Il devait probablement son succès à l'âge de Seokjin ainsi qu'à la blessure de Hoseok. Toutefois... si aucun concurrent ne commettait la moindre faute, une chose lui paraissait évidente : il allait être le prochain. Il n'était pas exceptionnellement apprécié des spectateurs et, parce qu'il présentait le score le plus bas, il serait sacré victime idéale des assoiffés de sang.

Il mourrait sans doute au cours de la semaine qui venait, peu importait sa performance de cet après-midi. Un bon rap et des paroles admirables ne lui permettraient pas de gagner plus d'un jour ou deux.

Donc autant abandonner tous ses projets pour se concentrer sur sa mixtape. Namjoon en effet, conscient que son temps lui était désormais compté, l'avait reprise de manière plus acharnée. La veille, il y avait passé l'essentiel de sa journée. Aucun entraînement de chant ni de danse, ils s'avèreraient de toute façon parfaitement inutiles. Mieux valait se focaliser sur la raison même de sa présence : laisser ses derniers messages à l'humanité – si d'aventure il existait encore un peu d'humanité dans le cœur du public.

« Je peux te parler ? »

Jungkook leva un regard curieux sur Namjoon qui l'interpelait alors même qu'il enregistrait le refrain d'une de ses chansons. En effet, le rappeur était ce matin-là venu proposer à son ami de poser sa voix sur ce morceau qui lui tenait à cœur, un morceau au sujet de l'amitié. Touché, comprenant là l'affection que son aîné lui portait, le maknae n'avait pas hésité. Ils se trouvaient tous les deux dans son studio depuis à peine deux minutes quand Namjoon avait interrompu Jungkook, qui venait d'achever son premier enregistrement. Un essai fructueux que le compositeur garderait probablement.

« Oui, qu'est-ce qu'il y a ? répondit le plus jeune.

— Vraiment merci pour ton aide sur cette chanson. J'aurais pas imaginé l'enregistrer seul.

— C-C'est normal, bafouilla-t-il intimidé.

— Dis, tu penses qu'il restera quoi, de nous, quand on mourra ?

— Comment ça ? Nos chansons, tu veux dire ?

— Je sais pas.

— T'as peur que ton tour arrive, hein ?

— Ouais, admit Namjoon. Du moins j'en ai pas peur, mais je sens que c'est moi le prochain, à moins d'un miraculeux retournement de situation.

— Et t'as peur qu'il ne reste rien de toi ?

— Pas exactement, j'ai peur qu'il ne reste pas ce que j'espérais.

— C'est-à-dire ?

— J'ai peur que tout ce qu'il reste de moi après ma mort, ce soit cette émission, mais pas mes chansons, pas mes textes. Sauf que j'ai pas envie que quand on pense à moi, on pense à ce visage qui a causé ma perte, ou bien moi en train de préparer le dîner pour tout le monde.

— Tu voudrais laisser quoi ? demanda Jungkook, curieux chaque fois qu'il s'agissait de ce garçon qu'il idolâtrait.

— Mes textes. Seulement mes textes et leur mise en voix. Rien d'autre.

— Ils te tiennent à ce point à cœur ?

— J'ai étudié pendant des mois juste pour écrire certains d'entre eux. La guerre, la paix, la corruption, l'écologie, la société, l'humanitaire, les tourments de chaque génération, la mélancolie, la détresse, le remords, le désespoir, la joie, l'euphorie, l'amitié, l'amour, toutes les émotions par lesquelles on passe tous forcément un jour ou l'autre... j'ai écrit, ça, j'ai écrit tout ça. Et... j'ai la sensation d'avoir dit tout ce que j'avais à dire. Un peu comme si mon cœur était une éponge qui, après avoir aspiré toutes les caractéristiques de notre monde, avait été pressée jusqu'à ce qu'il ne reste plus aucun flot de paroles à déverser sur le papier. Complètement à sec.

« Ma vision du monde, elle est sans doute sévère par moments, et elle explique pourquoi quand on m'a proposé de participer aux Rookie Games, j'avais la sensation que c'était soit ça soit une visite du régime pour discuter de mes positions. Dès le début il était convenu tacitement que je mourrais ici, je le savais parfaitement. C'est pour me faire taire qu'on m'a proposé de candidater, et j'ai accepté parce que de toute manière, je n'avais plus rien à dire. Ma prochaine mixtape sera ma dernière, mais j'ai peur de ne pas laisser dans les esprits la marque que j'avais espéré y laisser. Je... je crois que j'avais souhaité au plus profond de moi que participer me permettrait de faire passer universellement ces messages qui me tiennent tant à cœur, j'ai accepté de me sacrifier pour eux, et... j-j'ai peur que le sacrifice se révèle vain. Tu penses que c'est stupide, Jungkook ? Tu crois que je suis prétentieux d'avoir voulu laisser un peu de moi de cette manière ? »

Il s'agissait là de questions que Namjoon se posait sincèrement : était-ce hautain de sa part de songer que chacun devrait écouter ce qu'il disait pour, peut-être, s'apercevoir que ce qu'ils vivaient ne devrait pas apparaître comme la norme ? Le régime, la pollution, les désastres qui s'enchaînaient sous leurs yeux... et pourtant ils restaient aveugles, tous aveugles.

Namjoon avait espéré qu'en passant à la télévision, il leur permettrait de se rendre compte de ce qui les entourait réellement. Il avait cru que ce serait simple... il comprenait désormais qu'il s'était fourvoyé. Ceux qui suivaient avec passion les Rookie Games étaient ceux atteints de la pire cécité, incapables de lever le nez de leur écran.

Jungkook demeura muet, ébahi par les mots de son aîné. Il n'était pas tant surpris par ses espoirs que par la verve qu'il démontrait lorsqu'il s'exprimait. Jungkook avait entendu sa détresse vibrante, et jamais il n'aurait imaginé que Namjoon tienne à ce point à élever la voix.

Pourtant, c'était bien elle qui consistait en son principal instrument de travail.

Oui, Namjoon utilisait le rap pour offrir une opinion différente à ceux qui n'en connaissent qu'une. Son but ? Pas qu'on l'écoute et qu'on boive ses paroles, mais bel et bien qu'on s'en serve pour remettre en question ce que l'on concevait comme juste et immuable. Il se moquait qu'on adhère à ses idées, l'important à ses yeux demeurait qu'elles ouvrent une réflexion.

« Moi... tu m'as aidé, murmura Jungkook alors que leurs bracelets venaient de s'éteindre.

— Hein ?

— Avant toi... je pensais que... que ce que j'avais vécu, c'était normal. J'ai regardé ma mère tuer de sang-froid mon père, et j'ai pensé que s'il obéissait pas au régime, c'était normal qu'il soit puni. Et puis j'ai entendu tes chansons. J'ai pas tout compris, mais... je crois que j'ai saisi l'essentiel : un être humain, c'est pas rien. C'est notre égal, et il faut le considérer comme tel, et le respecter. Alors... j'ai réfléchi, et j'ai trouvé que mon père n'avait jamais rien fait de mal. Parce que même s'il obéissait pas, il avait jamais fait de mal à personne, et il était gentil avec moi. Mais on l'a tué. Son épouse l'a tué. Et j'ai trouvé ça injuste. Tu m'as aidé. »

Namjoon se mordait la lèvre inférieure, il but chaque mot prononcé par Jungkook, et il s'émut de ces aveux. Ils avaient déjà discuté, mais jamais il n'aurait cru que ce garçon qui lui paraissait docile pouvait avoir remis en cause son environnement grâce à lui.

Un étrange sentiment envahit le rappeur, la sensation... que son existence avait servi, que sa vie n'avait pas été vaine. Un tel cheminement de pensée ne laissait pas indemne, c'était ce genre de réflexion qui vous changeait, qui vous amenait à considérer le monde d'un œil neuf, et... savoir qu'il avait ainsi marqué ne serait-ce qu'un esprit, c'était aux yeux de Namjoon la preuve que tout n'était pas perdu. Encore aujourd'hui, Jungkook acceptait le régime, il lui avait déjà avoué se sentir rassuré par ce gouvernement. Son aîné, donc, n'aurait pas cru que malgré tout il pouvait questionner certains de ses aspects.

Et surtout pas les nombreux assassinats commis dans le silence le plus total...

« Merci, Jungkook. Merci pour ta sincérité. »

Dans un élan commun, les deux garçons s'enlacèrent avec tendresse. Ses tourments apaisés par cette seule confession, Namjoon éprouvait l'agréable impression qu'il pouvait y parvenir : il pouvait élever la voix, se faire entendre, et tenter, à son échelle, de rendre le monde meilleur. C'était ça, à ses yeux, le but de tout art. Changer les choses, ébranler les certitudes pour écrouler les empires des puissants en mettant en lumière tout ce qu'ils avaient écrasé.

Il lui restait quelques jours pour amener le public à cette même remise en question... et il savait qu'il avait peut-être devant lui un peu plus de temps que ceux qui voteraient contre lui pourraient l'imaginer...