« Je peux entrer ? »

Distrait qu'il était par des pensées parasites, Hoseok n'avait pas entendu la porte du dortoir s'entrouvrir. Il identifia aussitôt la voix de Jungkook, qu'il invita à le rejoindre d'un hochement de tête. Il n'avait pas quitté son lit depuis la veille, il se sentait parfaitement incapable du moindre pas. C'était horrifiant, sa propre faiblesse le terrifiait. Il ne se reconnaissait plus, alors même qu'il ne souffrait réellement que depuis cinq ou six jours. La douleur pouvait-elle rendre fou si rapidement ? Peut-être...

Elle cependant perdit en intensité lorsque le maknae tira de derrière son dos un plateau garni d'appétissantes viennoiseries.

« On a pris un bon petit déjeuner ce matin, mais quand on a fini, il en restait. Je... j'ai pensé que ça te ferait plaisir, balbutia Jungkook.

— C'est super gentil de ta part, opina Hoseok sans prêter attention à la lumière qui émanait de son bracelet. Vous fêtiez quelque chose ?

— Au contraire, on avait besoin de se consoler.

— Vous consoler ?

— Jin-hyung est mort, révéla Jungkook d'une petite voix.

— Oh... je suis désolé. Viens. »

Sans plus prêter la moindre attention à l'appétissante nourriture, Hoseok ouvrit les bras, et Jungkook posa son plateau sur le bureau le plus proche avant de s'abandonner à l'étreinte offerte par son ami. Si l'aîné se sentit peiné pour lui, il fut néanmoins soulagé de pouvoir le réconforter : les rôles s'inversaient, et tandis que c'était lui qui, la veille, pleurait contre Jungkook, c'était aujourd'hui ce dernier qui avait besoin de penser à autre chose que la souffrance.

« Attends, comprit tout à coup Hoseok, si... alors ça veut dire que... »

Il s'interrompit, conscient que le moment n'était pas aux réjouissances. Pourtant, si Seokjin était décédé, ça signifiait nécessairement une chose : la popularité était gelée pendant trois jours. En effet, afin de ne pas perdre trop rapidement tous ses gladiateurs, la production coupait les votes pendant cette courte période. De cette manière, même les saisons les plus brèves des Rookie Games duraient un mois.

Jungkook, parce qu'il ne l'avait probablement pas écouté, ne réagit pas. Songeur, il avait appuyé la joue sur la clavicule de son ami et avait fermé les yeux pour profiter du cognement apaisant et régulier du cœur de Hoseok. C'était rassurant de l'entendre battre. C'était rassurant de l'entendre vivre.

« Mange, murmura-t-il en s'écartant finalement à regret, ça te fera du bien. Hyung dit que c'est bon, le sucre, quand on est triste. J'imagine que ça fonctionne chaque fois qu'on est pas au mieux de sa forme, du coup.

— Merci encore d'avoir pensé à moi, Kook-ah. »

Ledit Kook-ah sourit et revint se blottir brièvement dans ses bras avant de lui apporter le plateau. Il le déposa précautionneusement devant lui à qui il adressa un regard pour l'inciter à se servir sans se soucier de quoi que ce soit. Hoseok le remercia d'un signe de tête et entama aussitôt son petit déjeuner. Il était affamé et ne s'en rendait compte que maintenant qu'il dévorait ce repas avec un appétit qu'il ne cherchait pas à dissimuler. C'était un régal ! Avait-il dîné la veille ? Il n'en était plus très sûr : ces derniers jours avaient des airs de brume impénétrable de laquelle il ne parvenait à tirer que quelques rares souvenirs. De la douleur, et quelques moments avec Jungkook. C'était tout. Il lui semblait presque se réveiller avec la gueule de bois, mais au fond de lui il savait que dès le lendemain, sous les effets combinés de la souffrance et des cachets, il aurait probablement effacé de la mémoire ce moment qu'il passait avec Jungkook.

Ces médicaments, même peu puissants, étaient devenus pour lui comme une drogue. Ils ne changeaient rien à sa douleur, mais Hoseok souhaitait tant qu'ils la l'atténuent qu'il finissait par se persuader seul qu'il avait un peu moins mal. Sa blessure annihilait toute considération, elle absorbait aussi bien toute son attention que toute son énergie, et Hoseok, qui avait cru mourir, se voyait offrir trois jours de souffrance supplémentaires.

Tout compte fait, il n'était pas convaincu de recevoir ces trois jours comme une bénédiction...

Le petit déjeuner en compagnie de Jungkook, qui fit la conversation, lui parut heureux. En dépit de ses maux qui refusaient de le laisser en paix, il se régalait autant de la nourriture que des discussions de son cadet. Ce dernier lui racontait un conte qu'il avait entendu quand il était petit. Il ne souhaitait pas parler de la vie, de la réalité, elle était bien trop laide. Mieux valait fuir dans l'imaginaire, c'était le seul refuge restant.

« Hyung, je veux danser, hésita Jungkook une fois le repas terminé.

— C'est vraiment à moi que tu t'adresses ? marmonna Hoseok en reposant son verre de jus de fruits.

— Tu peux me regarder et me donner des conseils ?

— Ça c'est dans mes cordes, à condition que tu m'aides à y aller. »

Son cadet opina, un sourire soulagé aux lèvres. L'imaginaire avait ses limites pour Jungkook, mais pas la danse. Il n'oubliait pas forcément quand il racontait, mais il oubliait toujours quand il dansait. Ça expliquait son talent. Il dansait à s'en abîmer les pieds, de cette manière tout s'effaçait. Il ne comptait plus ni les heures ni les blessures qu'il avait subies. Genoux, hanches, dos, épaules, nuque ; il avait à plusieurs reprises terminé à l'hôpital à cause de douleurs qui refusaient de partir. Mais il n'avait jamais regretté, parce qu'au moins il avait pu s'abandonner et s'enfuir loin, dans un ailleurs qui n'était pas constitué de formes mais de sons.

Son ailleurs, ce n'était pas un paysage, c'était une musique.

Jungkook rapporta le plateau désormais vide à la cuisine. Lorsqu'il revint au dortoir des hyungs, Hoseok se trouvait assis sur le bord de son matelas, l'air peu serein. Son ami approcha et se posta à côté de lui. L'aîné enroula un bras autour de ses épaules, l'autre lui maintint la taille afin de le soutenir et lui prit la main.

« Prêt ? s'enquit Jungkook.

— Ouais.

— Un, deux, trois. »

Ils se levèrent d'un même mouvement. Hoseok ne gardait qu'un pied sur le sol, et son cadet lui servait de béquille – preuve de la confiance qu'il plaçait en leur maknae. Jungkook attendit quelques instants avant d'esquisser lentement un premier pas. Ce fut en sautillant que son ami parvint à rester à sa hauteur. Ils avancèrent de cette manière, Jungkook s'assurant tout le long de leur court chemin de progresser au rythme de son aîné. Il l'épaulait sans ciller, et une fois dans la salle de danse que le garçon convoitait, il prit le temps d'aider Hoseok à s'asseoir sans que son pied touche le parquet.

« Tu veux que je t'apporte une chaise ou un oreiller ? s'enquit Jungkook en se redressant.

— Non merci, c'est gentil. Ça va, ça fait pas plus mal que quand je suis allongé sur mon lit. Vas-y, je te regarde. Faut que tu t'entraînes, c'est important. »

Un nœud se forma dans la gorge de Hoseok lorsque, après avoir acquiescé et s'être étiré quelques instants, Jungkook mit la musique en marche. Comme il aurait aimé pouvoir lui aussi se lever et s'abandonner à cette envoûtante mélodie. Comme il aurait aimé danser auprès de Jungkook, sentir ce lien invisible les unir. Les notes les auraient rapprochés jusqu'à les encercler, et ils auraient partagé un moment unique... comme chaque fois que Hoseok dansait avec son groupe.

Il retint ses larmes avec véhémence, conscient du mal qu'il s'infligeait à penser aux fantômes d'autrefois quand l'avenir ne se comptait pour lui plus qu'en jours.

De Jungkook émanait une pureté digne de celle d'un ange. Il lui rappelait leur maknae, celui que son sacrifice avait sauvé. L'émotion le gagna peu à peu, impossible à réfréner. Plus Jungkook se laissait submerger par la musique, plus Hoseok voyait en lui son petit prodige. Perdu dans les profondeurs explosives du refrain final, Jungkook parut déployer tout son talent. Il n'avait pris que quelques minutes pour s'étirer, mais elles avaient suffi à lui permettre des pas d'une souplesse indescriptible.

Hoseok ne regardait plus Jungkook danser, il regardait son ami, ce gamin débordant de passion et d'un optimisme identique au sien, ce gamin qu'il avait observé évoluer au fil des mois. Son visage, même, avait remplacé celui de Jungkook. La douleur, Hoseok l'avait oubliée, du moins celle de sa cheville, car désormais celle de son âme lui paraissait bien plus lancinante, bien plus insoutenable.

Quand la musique s'acheva et que Jungkook se retourna pour demander conseil à son aîné, il trouva ce dernier les joues maculées de larmes, les yeux posés sur lui et pourtant ailleurs. Hoseok le regardait sans le voir, et Jungkook sut à cet instant, le cœur lourd, que peu importait ce qui adviendrait dans les jours à venir : Hoseok également était mort ce matin-là.