Chapitre 1 Vers l'orée nouvelle (2/2) - Silaria
-Que fais-tu ?
La voix douce mais ferme de Sœur Livia l'invitait tacitement à rejoindre le rang. Silaria était terrorisée mais au lieu de s'arrêter comme la Sœur lui demandait, elle accéléra le pas sans un regard en arrière pour la valse infinie du coton, ni pour cette religieuse pleine de bonne volonté mais devenue un obstacle à sa destinée.
Elle franchit le seuil et ferma la porte derrière elle. Dehors, le soleil lui parut d'une intensité presque insupportable.
Elle scruta les alentours. D'un côté, le petit chemin de terre qu'ils avaient emprunté à leur arrivée. Elle n'aurait pas de peine, en remontant sa courbe à retrouver le faubourg et l'orphelinat. De l'autre côté, des buissons désordonnés et des herbes hautes qui lui mouillaient les chaussettes s'étendaient sur quelques mètres avant de disparaître dans les ronces et dans une imposante forêt.
Un grincement sinistre interrompit son étude. La porte grise s'ouvrit sur Sœur Livia. Elle était calme, très loin d'imaginer le tumulte qui déferlait dans la tête de la jeune fille.
- Silaria, est ce que tu vas bien, mon enfant ?
Elle ne répondit pas tout de suite, pétrifiée. Pourtant, elle s'était toujours sentie comprise en sa compagnie. Elle soupira puis lâcha :
- Je ne peux pas accepter d'être vendue là-bas.
- Je comprends. Tout cela est nouveau...
- Non, ma Sœur. Vous le savez mieux que personne. Je ne le supporterais pas. Les autres peuvent se laisser berner, peut-être même accepter en connaissance de cause mais ma nature m'en empêche.
Elle comprit l'allusion à sa bâtardise. Fille d'un parent lyugan, elle avait hérité de cette empathie dévorante qui rendait les injustices parfaitement intolérables pour sa part humaine.
- Mais tu es une orpheline. Tu es la plus grande alors tu comprends mieux que tes frères et sœurs que vous n'avez d'autres possibilités que de rendre la dette au seigneur si vous souhaitez vivre.
- Vivre ici ? Non... Cela me serait tout bonnement impossible, je serais consumée par le ressentiment au point de n'être plus que leur douleur à tous. Non, j'irai ailleurs.
- Où ? Dans les rues sans le moindre soutien ? Demanda-t-elle, te rappelles-tu ton arrivée ?
Silaria avait des souvenirs vagues ; elle se rappelait du froid et de la faim qui l'enserraient de ses griffes comme un monstre familier ; de la peur aussi. Son regard fut attiré par le coton épars qui se faufilait dans la porte laissée entrebâillée par Livia, s'envolant vers elle. Non, vraiment, elle n'était pas capable d'y retourner.
- J'ai grandi, finit-elle pas répondre.
- Tu as grandi, c'est certain (elle marqua une pause et sa voix se fit plus douce). C'est là tout le problème. Tu le sais non, que la vie ne présente pas de cadeau, surtout pour ceux qui n'ont le soutien d'aucun clan ? Si tu pars, tu ne pourras plus jamais remettre les pieds dans le faubourg de l'Est, nous ne pourrons plus veiller sur toi : la place doit être laissée aux plus jeunes. Cela en a toujours été ainsi, vous, les grands, vous devez recouvrir votre dette, d'une façon ou d'une autre. Sous l'aile du seigneur, on vous accorde la sécurité d'un foyer et d'un revenu en échange de vos services. Ainsi l'ordre est maintenu.
- Non, nous pouvons partir... Ce n'est pas vivre, ici.
Une grimace s'étira sur le visage de la Sœur. Sa fille adoptive choisissait le déshonneur, et même si elle essayait de la comprendre, cela continuait de la peiner.
-C'est ce que tu dis, à chaque fois que l'on t'emmène là où l'on a besoin de toi. Tu ne peux continuer à être si capricieuse...
-Mais nous ne sommes pas des pions dont on peut disposer ! Est-ce si idiot de reconnaître notre particularité ? Notre humanité ?
Il y eut un silence et Sœur Livia comprit que Silaria ne changerait pas d'avis, alors elle l'observa au prisme de cette dernière phrase qu'elle avait prononcée. Quelque chose avait changé sans qu'elle ne se rappelle vraiment quand. Peut-être était-ce là en elle, depuis des mois, lorsqu'on lui montrait les menuiseries, les champs et les mines ? Alors, elle lui attrapa le bras.
- Ne pars pas.
Son ton était sans appel. Silaria eut un mouvement de recul mais la poigne de cette femme qu'elle aimait s'accrochait comme un étau, lui faisait mal, son cœur se serra. Silaria le savait, le centre ne verrait pas d'un bon œil sa décision. Sœur Livia, serait jugée coupable de sa mauvaise surveillance.
Allait-elle rentrer au centre comme un chien pitoyable après une fugue ?
D'un coup sec, elle s'arracha à son emprise, les larmes aux yeux, et fit deux pas en arrière pour se tenir à distance. Elles se fixaient, désœuvrées, devenues adversaires malgré leur attachement en raison de leur objectifs divergents. Avant même qu'elle s'élance vers elle, Silaria prit la fuite vers les bois, esquissant un chemin sinueux entre les arbres, obligée de contourner au mieux les ronces et les épines.
Livia avait-elle appelée de l'aide ? Il était sûrement mieux pour elles deux qu'elle n'ait appelé personne. Les administratifs de l'orphelinat allaient-ils croire qu'elle l'avait aidée à s'enfuir parce qu'elles s'étaient toujours montrées si proches ? Peut-être seraient-ils cléments, espérait-elle, après tout, il n'y avait pas une Sœur ou un Frère du Centre qui ne s'était pas fait berner par la jeune fugueuse.
Ses pensées l'amenèrent à sa situation présente. Elle enjambait les racines et les mousses, euphorique. Elle ne voyait dans la forêt qui l'entourait que des potentialités à découvrir. Le vent dans les feuilles, les chants des oiseaux, le bruit des gouttes de rosée tombant sur les pierres l'emplissaient d'une joie électrisante qui lui donnaient envie de courir.
Au fur et à mesure qu'elle s'enfonçait de plus en plus loin, et que les rumeurs des hommes ne parvenaient plus du tout à ses oreilles, elle se mit à réfléchir.
A présent, qu'allait-elle faire ? Où irait-elle ? Un autre faubourg où personne ne la connaîtrait ? Elle pourrait alors se faire passer pour une étrangère en voyage... En se faisant passer pour une lyugan, on lui donnerait plus de crédit qu'à une humaine banale. Ils n'avaient pas besoin de savoir qu'elle n'avait connu de sa famille, que ses frères et sœurs adoptifs.
D'un coup, son geste lui sembla si irréel. Elle avait en quelques secondes renoncé à ceux qui l'avait nourrie. Elle avait rejeté le lieu qui l'avait vue grandir ; le grand dortoir dans lequel elle avait si souvent joué avec ses statuettes de chevalier qu'elle modelait patiemment dans la glaise ; la salle commune où trônaient le noble seigneur de Narranda à l'origine de ses plus grands rêves de grandeur et, à ses côtés, le sinistre grand prêtre Nicaton, fondateur de la maisonnée qu'elle habitait.
Peu à peu, l'exaltation qui faisait galoper son cœur ralentit, elle se mêlait à un sentiment de tristesse, car déjà, le deuil de son quotidien et la séparation avec ses anciens amis faisaient leur chemin. Alors, entre toutes ces branches humides, qui parfois grinçaient avec bonne humeur, elle chercha du réconfort. Silaria s'assit dos à une souche et chercha la paix nécessaire à plus de raison.
Elle ferma les yeux et se laissa aller aux rumeurs de la forêt qui avaient remplacé celles du faubourg qui l'avait élevée. Elle respira ses odeurs si éloignées de celles de son enfance et se laissa envahir par toutes les humeurs du monde, toutes ces espèces animales et complètement indifférentes au tournant de son existence.
Elle n'avait pas jeté un regard en arrière. Sœur Livia avait-elle lancé quelqu'un à sa poursuite ? Par précaution, elle devait se cacher. Alors, ressentant au plus profond de son être la vie forestière, elle se dissimila totalement du regard des hommes. On racontait que les lyugans savaient faire corps avec l'univers et pouvaient marcher à travers les mondes grâce à cette étrange faculté. Mais elle avait le sang impur, et ne parvenait à se cacher qu'à force de concentration. Dès qu'elle reprenait conscience de son corps, un moindre geste rompait l'harmonie parfaite qu'elle entretenait avec son environnement.
Malgré la distance, elle percevait l'agitation de ses frères et sœurs orphelins qui l'atteignit faiblement. Ils la cherchaient, l'appelaient mais finirent par se résigner, probablement lassés d'un cache-cache qui se révèlerait interminable. Tous le savaient, personne ne parviendrait à la trouver si Silaria en avait décidé ainsi. Cela dura un moment, puis elle les perdit totalement.
Cela y était. Ils partaient sans elle.
A cet instant, elle reporta son attention sur tout le reste, sur le trajet des fourmis, la chasse des serpents, la course des mulots, tous si bien au fait de leur objectif du jour. Elle resta là longtemps, aux aguets, se délectant de toutes ces vies qui suivaient leur cours, quand un bruit, le bruissement d'une épée la tira brutalement de sa transe.
Elle sursauta, reprit ses esprit et le contrôle de ses membres. Le Soleil était à présent bien haut et devant elle, deux étrangers approchaient. Ils portaient une tenue sombre et marchaient d'une allure souple, qui n'avait rien d'ordinaire. Ils paraissaient d'un âge difficile à deviner mais probablement plus proche de l'âge adulte que de l'enfance.
La femme qui menait la marche retint son attention. Chaque trait de son visage lui semblait atypique : un visage angulaire avec des pommettes hautes, des yeux étirés d'un gris glacé qui contrastait durement avec des cheveux noirs attachés en arrière. L'homme, plus en retrait était à peine plus grand qu'elle, son visage était d'une beauté plus discrète, régulière. Ses cheveux bruns étaient taillés courts comme il était commun chez les soldats, mais Silaria remarqua de suite que ses yeux fauves s'étaient posés sur elle avec une attention fascinée.
Elle constatait avec horreur qu'ils s'approchaient de sa position.
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