Romi marchait sur des nuages et elle trouvait ça tout à fait normal.

Elle rêvait sans le savoir.

Elle s'avança sous un ciel bleu et vide. Tout était vide. Elle avait beau regarder dans toutes les directions, il n'y avait strictement rien, alors, puisqu'elle n'avait pas tellement d'autre choix, elle avançait droit devant elle.

Quelques instants plus tard, ses pieds rencontrèrent du sable sans s'y enfoncer, elle marchait dessus comme sur un plan dur. Au loin, une silhouette se dessinait, elle s'avança vers elle. Plus elle s'approchait, plus la forme grossissait, si bien, qu'elle en devint énorme. Romi n'avait jamais vu de sphinx mais il lui semblait que la statue qui lui faisait maintenant face devait en être aussi grosse.

Sa tête, posée sur le sol, ressemblait à celle d'un shachihoko, ces statues japonaises, mixte entre un tigre et un poisson, que l'on pouvait retrouver sur les toits des temples et des châteaux. Son corps, à moitié caché, était celui d'un lion et sa queue celle d'un dragon, armée de piquants.

Alors qu'elle l'observait, l'œil rond de ce que la femme avait pris pour une statue s'ouvrit. Elle fut surprise mais ne ressentait pas tant de peur que ça, sa perception dans les rêves était différente. La tête bougea et la fixa.

- Désolé de t'accueillir dans un endroit aussi vide, je n'ai pas pu mieux faire. Tu es Romi, c'est ça ? Un ami en commun m'a parlé de toi, l'esprit du temps. Il m'a dit que tu étais une humaine intéressante, c'est dur de se faire une idée en rêve mais je crois savoir de quoi il voulait parler.

L'esprit se tut pour laisser le temps à Romi de répondre, mais celle-ci ne dit rien.

- Les humains m'appellent Chaos, ravis de faire ta connaissance. Nous n'allons pas pouvoir parler plus longtemps, un rêve ne dure pas éternellement, navré.

Son immense bouche s'étira dans un sourire.

- Si on ne se revoit pas en rêve, ce sera en vrai, et alors à ce moment-là, tu ne seras déjà plus la même. Le temps passe vite et j'ai hâte !

Sur ce, Romi se réveilla tranquillement dans son lit.

Cela faisait des jours qu'Erick était plongé dans ses livres, des jours qu'il feuilletait d'un air las ceux qui répertoriaient l'entièreté des esprits connus et leurs caractéristiques. Il aurait aimé croire qu'il faisait cela pour rien mais c'était difficile pour lui. Il avait un mauvais pressentiment.

Ce n'était pas tout. Depuis quelques jours, les annonces sur le site des chasseurs d'esprits s'étaient multipliées, et au vu de la date, ce n'était pas étonnant. Chaos s'était réveillé.

C'était un peu la panique chez les chasseurs et Erick avait bien envie de prendre quelques missions, pour lui, pour sortir, faire un peu d'exercice et se faire un peu d'argent, mais il savait qu'en cette période il devait faire profil bas, il ne voulait pas servir de sacrifice.

L'homme soupira et tourna une énième page avant d'écarquiller les yeux. Il avait enfin trouvé les informations qu'il cherchait et elles n'étaient pas bonnes. Pas bonnes du tout.

- Écoute. Voilà..., disait Damien à Romi par téléphone, depuis quelques semaines, c'est le branle-bas de combat chez les chasseurs, il s'est passé quelque chose dans le monde des esprits et on n'a plus une minute à nous. En soi, ça ne te concerne pas tellement mais Valens préfère t'en parler, on pourrait avoir besoin de toi. Demain soir, ça te va ?

La femme accepta et raccrocha. Elle se tourna vers Raphaël qui avait écouté la conversation.

- Tu crois que c'est pour ça qu'on a beaucoup de clients, en ce moment ? s'enquit son mari.

Romi prit une inspiration et souffla, elle le croyait, effectivement. Affalé près d'eux, sa pipe dans sa gueule, Aki observait ses humains avec de petits yeux.

- Je suis fatiguée, dit Romi. Je crois que je vais me coucher.

Raphaël suivit sa femme des yeux, inquiet. Ces dernières semaines, celle qu'il aimait ne semblait pas au top de sa forme. Elle qui passait des nuits à jouer se couchait à présent en même temps que ses enfants.

Le couple se rendit le lendemain soir au restaurant auquel ils avaient été invités. Ils retrouvèrent Leslie, Valens, Damien et même leur mère assis autour d'une table ronde à la nappe blanche en dentelle. Isabelle avait pris un coup de vieux ces dernières années mais elle n'avait pas pour autant arrêté son activité, et ce n'était pas plus mal de pouvoir compter sur une personne qui avait de l'expérience en ces temps compliqués.

Ils attendirent d'avoir commandé avant de débuter la conversation.

- Comme vous l'avez peut-être remarqué, commença Valens, ce restaurant est géré par les chasseurs, vous pouvez parler tranquillement, ici.

Romi et Raphaël en doutaient, mais ils ne dirent rien. Valens annonça comme si cette information changeait la face du monde :

- Chaos s'est réveillé.

Romi haussa les sourcils, Raphaël les fronça.

- Chaos, le dieu primordial de la mythologie grecque ? fit-il. Celui qui a créé Nyx, Gaïa et je ne sais plus trop quoi ?

Leslie sourit.

- Non, ce n'est pas le même, tu te doutes bien. Il s'agit de l'esprit le plus ancien, il n'a pas de nom connu, il a donc été appelé Chaos il y a quelques siècles de cela. Il a été nommé ainsi à cause de certaines légendes disant qu'il serait à l'origine du monde des esprits et des esprits eux-mêmes. Je n'y crois pas. Pour moi, les esprits sont nés en même temps que la vie sur Terre, à partir du moment où les créatures la peuplant ont eu des sentiments, des émotions et où elles ont ressenti de l'injustice.

Raphaël acquiesça plusieurs fois.

- Ce n'est pas la peine de vous dire qu'il est très puissant, expliqua Isabelle, le plus fort de tes esprits, Romi, n'est rien à côté de lui. Il apparaît environ tous les cinquante ans, la dernière fois j'étais une enfant et je me souviens encore de ce que ça a été.

- Lorsque Chaos se réveille, personne ne peut passer à côté, continua Valens. Il est assez orgueilleux, il annonce sa venue à tout le monde, il t'a peut-être même contacté sans que tu le saches, Romi.

La jeune femme hocha la tête sans en dire plus.

- Il aime s'amuser au dépens des humains, il fait tout pour mettre le foutoir parmi nous. Il organise les esprits, les libère, les guides, les manipulent juste pour son bon plaisir. Pour s'occuper. Il est intenable. On va tout faire pour l'arrêter avant que ça ne vire... au chaos.

Il souffla avant d'ajouter d'une petite voix, comme si sa réaction était indigne de lui :

- Je me demande si ça ne se passe pas de la même façon dans le monde des esprits.

- Pas du tout !

Surpris, la tablée regarda autour d'elle. Un tanuki surgit alors de dessous la nappe et alla se poser délicatement sur la tête de Romi. Isabelle lui lança un regard noir.

- Ah, tu étais là, toi..., lança Damien.

- Je vous écoute parler depuis tout à l'heure et vous me faites bien rire, dit Aki. Je n'ai pas pu m'empêcher d'intervenir devant tout ce que vous étiez en train de dire.

- Réponds, esprit, fit la mère des deux garçons d'une voix sèche, pourquoi avons-nous à chaque fois aussi peu d'informations sur Chaos ?

- Je vous croyais plus intelligente que ça. La réponse est simple ; nous vivons dans deux mondes différents.

Le tanuki sourit et Isabelle donna l'impression d'être à deux doigts de l'étriper.

- Aki..., soupira Romi qui n'osait pas bouger d'un poil.

Alors le tanuki précisa, jouant avec une mèche de cheveux de sa maîtresse :

- Ça fait des mois que nous savons que Chaos allait se réveiller, bien avant vous, nous le sentons jusqu'au plus profond de nos tripes. Des groupes se sont formés par les esprits qui veulent le servir et se faire bien voir de lui. Des esprits dangereux et un peu dérangés. Nous autres on ne veut rien avoir à faire avec lui, on a peur, on ne veut rien savoir. Il nous laisse tranquille et ça nous va très bien.

Il y eut un silence. Valens vida son verre et Isabelle ajouta :

- Le seul moyen d'arrêter Chaos c'est d'aller dans le monde des esprits d'où il ne sort jamais, de le sceller et de l'épuiser assez pour qu'il dorme de nouveau pendant cinquante ans. Malheureusement, tous ceux qui sont allés l'endormir ne sont jamais revenus. On ne les a jamais revus.

Sur ces paroles peu engageantes, le dîner se termina.

Romi ne se sentait pas très bien, ces derniers temps. Elle avait souvent la tête qui tournait et elle avait beau dormir, elle ne se reposait pas. Elle ne savait pas si ça venait d'une raison médicale ou d'un des esprits dont elle s'était occupée dernièrement.

Dans la salle qui juxtaposait le bureau de l'agence, la femme se versait du café. Alors qu'elle prenait la hanse de sa tasse, elle vit que sa main était devenue translucide. Les yeux écarquillés, elle cria :

- Raph !

Celui-ci accourut. Il retrouva sa femme assise par terre, loin de la table où était posée sa tasse. Il s'accroupit à côté d'elle et prit sa main dans les siennes. Il jeta un coup d'œil à Aki qui le fixa. L'esprit dit alors :

- J'ai peur d'avoir raison.

La main de Romi était redevenue normale.

- J'ai senti une grande puissance émaner d'elle. J'ai même eu un doute sur son humanité.

- Tu veux dire... ?

Aki s'approcha et hocha la tête.

- Oui. Je crois bien que Romi est en train de devenir un esprit. Je n'ai jamais vu ça.

Le dimanche arriva et Raphaël n'était pas plus avancé que lors de l'explication d'Aki. Romi et lui avaient refusé d'en informer les chasseurs car ils savaient tous les deux comment ils traitaient leurs esprits. Romi n'avait pas envie de finir dans un laboratoire.

C'était inévitable, du moins ils le supposaient, mais tous les deux n'arrivaient pas à l'accepter.

Raphaël n'arrivait pas à voir une solution et Romi ne l'aidait pas, évidemment, ils étaient dans un état de stress extrême et ne devaient pas le montrer à leurs enfants. En ce jour, donc, il dit à sa femme de rester se reposer à la maison, il prit sa moto et se dirigea à l'adresse d'Erick, seul homme, se disait-il, qui pouvait réellement l'aider. Il se présenta à Vivien, devant la porte, et Erick, quelque peu méfiant, le laissa entrer.

Ils avaient tous les deux le visage grave de quelqu'un qui avait quelque chose à annoncer. Erick fit asseoir Raphaël à sa table, celui-ci n'hésita pas, après avoir décrit l'état de Romi, il termina sur cette phrase :

- D'après Aki, elle est en train de devenir un esprit.

Erick soupira.

- J'ai fait des recherches. Quand on est allé au cimetière avec mon frère, un esprit qui se trouvait sur la tombe de mes parents l'a enlacée. J'ai vu que ce type d'esprit aimait passer plusieurs jours sur la tombe de récents défunts. quand il enlace un humain, ça veut dire que celui-ci va bientôt mourir.

La tête lovée dans sa main, Raphaël regardait par la fenêtre.

- On peut faire quelque chose ?

Erick secoua la tête de droite à gauche.

- Je ne pense pas, non. J'ai un esprit qui est un ancien humain, Guillaume, il ne se souvient bien évidemment plus de sa vie sur terre mais, comme il faisait des études pour devenir chasseur d'esprit, il y a des documents sur lui. Lors de son acquisition, j'ai fait des recherches, comme d'habitude, je n'ai jamais lu ou entendu quelqu'un dire que ce genre de condition était réversible, même avec le corps à disposition. Nous ne sommes pas dans un monde SF, quand une âme quitte son corps, on ne peut pas la remettre dedans. Après, si tu me donnes du temps, je peux encore essayer de me renseigner...

- On n'a pas le temps ! C'est de pire en pire. On n'a pas mis au courant les chasseurs pour des raisons évidentes. Je ne sais pas quoi faire.

Raphaël avait les lames aux yeux et Erick n'avait aucune idée de comment réagir.

Quelqu'un frappa. Erick et Raphaël se levèrent. Ils allèrent ouvrir la porte. Romi se tenait derrière, le visage sérieux.

- Qu'est-ce que tu fais là ? demanda son mari après qu'elle soit entrée.

- Je t'ai suivi.

- Bah bravo, le flic, fit Erick. On se laisse suivre ?

- Je ne suis pas flic !

Romi posa son sac à main et s'assit à la table.

- C'est moi qui vais rendormir Chaos.

Les deux hommes se regardèrent.

- Si tu fais ça, tu ne reviendras jamais, fit Erick.

- Je ne reviendrais pas, quoi qu'il arrive. Si je vais dans le monde des esprits, j'y resterai, vous le savez très bien. Il n'y a pas d'autres solutions.

Raphaël prit les mains de sa femme.

- Tu... tu vas nous abandonner.

Romi réprima les sanglots qui la prenaient. Elle avait assez réfléchi et assez pleuré avant de prendre sa décision. Elle ne pouvait pas l'accepter mais Aki était formel ; dans son état, il n'y avait pas de retour possible et elle lui faisait confiance. Comme il lui avait dit, d'après ce qu'il ressentait, elle avait déjà un pied dans le monde des esprits alors que l'autre restait sur Terre. Mais jusqu'à quand ?

- Arrête, Raph. Tu sais très bien comment ça va se finir. Les humains sont censés perdre en puissance avec l'âge et ce n'est pas mon cas, et ce depuis des années, on le sait tous. Rien de bon ne peut m'arriver.

Erick, qui ne savait pas vraiment où se mettre, dit finalement :

- Si tu dois quitter ce monde, tu ne le feras pas toute seule. Je t'accompagnerais jusque dans la mort.

Il y eut un silence. La tête de Raphaël oscillait entre l'homme et sa femme. Il se sentait défait. Erick ajouta :

- Il y a une méthode simple mais longue pour qu'on devienne également des esprits ; passer trop de temps dans leur monde. Seulement, on ne veut pas me voir près des portes, alors...

- Attends ! s'écria Raphaël. On ? Comment ça, on ?

- Ne joue pas l'idiot, tu as très bien compris.

- Tu me demandes de choisir entre Romi et nos enfants ?

Erick hocha la tête.

- C'est ça.

- Et pour toi, la voie est toute choisie ? Je devrais suivre Romi ?

- Si tu l'aimes, oui.

- Mais j'aime aussi mes enfants !

Il prit une inspiration, mit sa main entre lui et l'homme et souffla.

- J'ai besoin d'être seul.

Il sortit de l'appartement en coup de vent et dévala l'escalier. Il attendit d'être caché par son casque de moto pour se mettre à pleurer.