Le piano maudit
Najya, assise à l'arrière de la voiture, regardait le paysage à l'extérieur. Raphaël avait les yeux rivés sur la route et Romi sur le GPS.
‑ A droite ! s'écria-t-elle.
Son copain donna un coup de volant, renversant Najya au passage.
‑ C'est ici.
Romi regarda de tous les côtés à la recherche du panneau qui indiquait le nom du domaine vers lequel ils avaient rendez-vous. La veille, ils avaient reçu un mail d'une femme qui, grâce à des connaissances, avait eu vent de l'activité de l'agence. Sa requête était claire ; elle vivait dans une maison que la famille se léguait de génération en génération et depuis quelque temps, un vieux piano se mettait à jouer seul, souvent en début de soirée et parfois même en pleine nuit. La femme était prête à mettre le prix pour ne pas perdre ses employés et retrouver son sommeil.
Les trois compagnons passèrent un portail et pénétrèrent dans une grande cour, en face d'eux s'élevait une vieille maison de campagne à trois étages munie d'une tour sur le côté gauche et plusieurs autres bâtiments plus ou moins hauts l'entouraient. Devant la porte, une jeune femme à l'allure gothique entourée de deux chiens de la race Deerhound les attendait. Raphaël essaya de se garer dans un coin, tant est qu'il y eut un coin à cette grande demeure.
Ils sortirent de la voiture. Un homme en habit, sorti d'on ne sait où, prit leurs sacs et s'éclipsa aussi vite qu'il était venu. Raphaël glissa à l'oreille de Romi et Najya :
‑ Je me disais bien que la propriétaire ne pouvait pas nous accueillir seule.
Ils avancèrent vers la femme.
‑ Bonjour, bienvenue au domaine. Mes parents sont absents, ils prennent des vacances, si vous avez besoin d'aide c'est à Serguei ou à moi qu'il faudra s'adresser. Je m'appelle Rosalie et je serais votre hôte.
‑ Raphaël. Voici Romi et Najya.
Rosalie les invita à rentrer. L'intérieur de la maison était beau et plutôt modeste, Romi avait l'impression de rentrer chez une personne qui était de deux générations plus âgée. Ils s'installèrent au salon et Serguei leur offrit à boire et quelques pâtisseries. Romi bavait devant mais avant de se servir, elle devait poser des questions.
‑ Si on a bien compris, votre piano se met à jouer tout seul. Depuis quand est-ce le cas ?
‑ C'est arrivé quelques jours après le départ de mes parents.
‑ C'est la première fois que ça arrive ?
Rosalie hocha la tête.
‑ Est-ce qu'il y a eu d'autres phénomènes qui se sont passés durant cette période ?
‑ La rumeur a déjà circulé parmi les employés et certains... « s'amusent » à trouver des actes surnaturels là où il n'y en a pas. Je dirais non, en tout cas c'est ce que je ressens.
‑ Et Serguei, a-t-il quelque chose à ajouter ?
‑ Je ne pense pas, non. Il est très protecteur et comme il vit avec nous, il subit les mêmes évènements. Mais vous voulez peut-être voir le piano.
‑ S'il vous plaît.
Romi quitta avec regret les pâtisseries.
Tout de suite rejoint par Serguei, ils sortirent du salon, passèrent devant des escaliers et entrèrent dans une grande pièce décorée de fleurs et munie d'un vieux piano à queue rénové posé près des fenêtres. Où du moins, quatre d'entre eux entrèrent. Seule Romi resta à la porte, un pied à l'intérieur et l'autre encore dans le couloir, les yeux écarquillés rivés au sol. Immédiatement, Yui, sentant un potentiel danger sur sa maîtresse, apparut derrière elle, Aki étant resté avec son araignée dans le monde des esprits ne pouvait pas constamment veiller sur elle. Raphaël se tourna, un peu paniqué.
‑ Ça va ?
Romi fit un pas en arrière et souffla. Elle pénétra dans la pièce, le visage sérieux, et fut prise de frissons. Elle s'arrêta et tourna subitement la tête. Rien. Elle était pourtant sûre d'avoir été observée. Elle regarda le groupe avec un sourire crispé.
‑ Je ne ressentais rien jusqu'à maintenant mais dans cette pièce, c'est extrêmement fort. L'esprit sait que je suis là. Est-ce que vous avez tenté quelque chose contre lui ?
Rosalie secoua la tête, c'est Serguei qui répondit :
‑ Nous avons fait placer des caméras quelques jours mais ça n'a rien donné. Nous avons aussi veillé et on s'est rendu compte que le piano jouait seul que lorsque certaines lumières étaient éteintes et qu'il n'y avait plus un semblant de vie dans la maison et autour.
‑ Vous avez toujours ces vidéos ? demanda Raphaël qui se souvenait ce qui s'était passé avec les youtubeurs et ce que lui avait dit Étienne lors de leur travail au château.
‑ Suivez-moi.
Romi fut contente de sortir de cette pièce, la pression qu'elle ressentait était difficile à supporter. Ils montèrent à l'étage et s'installèrent devant des ordinateurs où Serguei fit jouer les vidéos des caméras de surveillance. N'ayant pas de sons, ils mirent un certain temps avant de trouver le bon segment, et ce fut Romi qui s'en rendit compte en premier.
‑ Là. Tu vois, Raph ?
Le jeune homme se pencha sur l'écran. Assise sur la chaise du piano, une forme blanche très floue semblait danser.
‑ Ah oui, c'est minime.
‑ Mais c'est là.
Romi se leva.
‑ Je veillerais seule, cette nuit.
‑ Quoi ?! Pas question.
‑ Totalement seule, Raph, je ne veux pas le faire fuir.
La jeune femme fit un grand sourire et ajouta avant que Raphaël ou qui que ce soit d'autre ne rajoute quelque chose :
‑ Vous pouvez nous montrer nos chambres s'il vous plaît ? J'ai quelques affaires dont je vais peut-être avoir besoin pour cette nuit.
Une fois seuls dans leur chambre, Raphaël lança un regard noir à sa copine, la tête plongée dans son sac.
‑ Qu'est-ce que tu as en tête ?
‑ Aucune idée, c'est juste en prévention. Fais-moi confiance...
Elle sortit la tête du sac, tout sourire.
‑ On va les manger, ces pâtisseries ?
En revenant dans le salon, ils remarquèrent que Serguei avait déjà tout débarrassé.
Le domestique et Rosalie profitèrent du reste de la journée pour faire visiter le domaine, sous les regards curieux des employés, à leurs invités. Puis, à la nuit tombée, Romi se leva de table. Serguei l'avertit :
‑ Nous avons mis une caméra vers le piano.
La jeune femme se contenta d'un :
‑ Je comprends.
Avant d'aller s'installer dans la salle du piano, seule et sans lumière. Elle tourna d'abord en rond, elle passa ensuite du temps sur son portable puis s'assit sur une chaise dans un coin de la pièce où elle s'assoupit. Elle fut réveillée, lui semblait-il, quelques minutes plus tard par une musique jouée au piano. Elle sursauta. Devant l'instrument, se tenait un esprit de taille moyenne aux jambes très fines. Il avait un visage long et portait un masque blanc représentant la tête d'un taureau. Ses doigts étaient extrêmement longs et parcouraient le clavier à la perfection.
Romi se leva et s'approcha doucement du piano. Elle posa délicatement sa main sur l'instrument et écouta quelques minutes la musique douce et à la fois dure de l'esprit. Elle attendit qu'il termine avant de dire :
‑ Tu es venu alors que tu savais que j'étais là.
‑ A partir du moment où tu m'as vu je ne vois plus l'utilité de me cacher à tes yeux. C'est même plutôt intéressant.
‑ Tu sais, tous les humains ne sont pas gentils comme moi, tu es bien tombé. Où as-tu appris le piano ?
‑ J'ai observé les humains jouer pendant des générations, j'ai retenu et je rejouait les partitions lorsque la maison était vide. Maintenant plus personne ne le touche, à part un homme de temps en temps et la petite dernière de la famille.
Romi réfléchit quelques instants et sortit d'un coup :
‑ Pourquoi maintenant ? D'après ce que tu me dis, cela fait des centaines d'années que tu es là, alors pourquoi tu as tout à coup décidé de jouer avec des personnes dans la maison qui peuvent t'entendre ?
L'esprit fixa la jeune femme et sous son masque, il sembla sourire. Ses mains quittèrent le clavier. Il s'éleva peu à peu dans les airs.
‑ Attends !
L'esprit s'éclipsa. Sa voix résonna une dernière fois dans la pièce :
‑ Vous feriez mieux de ne pas entrer ici pendant quelques jours.
Un vent violent emplit la salle durant quelques secondes. Romi, sachant qu'elle ne pourrait rien obtenir de plus, s'en alla sous la lampe de son portable. C'est perdu dans ses pensées qu'elle arriva au pied de l'escalier menant aux chambres et qu'elle découvrit que tous les habitants de la maison l'attendaient, assis sur les marches.
‑ Tiens, fit-elle.
Raphaël s'expliqua :
‑ On avait les images mais pas le son. Qu'est-ce qu'il y a eu ?
‑ Il me semble que nous avons affaire à un esprit protecteur, comme on en a déjà vu beaucoup. Ce qui est étrange c'est qu'il n'agit pas dans toute la maison mais dans une seule pièce, et il a une emprise formidable dessus.
‑ Qu'est-ce qu'on doit faire ? demanda Rosalie.
‑ Pour l'instant rien. Je vais encore discuter avec lui. Ce qui m'inquiète, c'est qu'il m'a dit que personne ne doit entrer dans la pièce pendant quelques jours.
‑ Il te semble dangereux ? s'enquit Raphaël.
‑ Non. Mais il cache quelque chose. Allons nous coucher, ça ne sert à rien de faire quoi que ce soit cette nuit.
Durant le trajet jusqu'à leur chambre, Romi, sourcils froncés, imaginait plusieurs hypothèses possibles, Raphaël n'osa pas la déranger. Le lendemain matin, elle retourna dans la pièce mais ne put y entrer. La porte était fermée à clef. Serguei l'ouvrit mais elle se referma immédiatement sur eux dans un coup de vent. Ils réitérèrent l'acte plusieurs fois mais sans succès. Romi aurait pu faire sortir l'esprit de là mais elle ne le voulait pas. A la place, elle décida d'attendre quelques jours. Pendant quatre nuits, le piano joua longuement et de manière plutôt mélancolique. Romi assista une fois à la scène par les fenêtres extérieures.
Et puis un jour, la pièce du piano prit feu. Les vitres explosèrent et les flammes léchèrent les murs. Sans Aki à ses côtés, Romi ne put qu'observer la tragédie. Heureusement, les pompiers arrivèrent vite. Ils mirent du temps à éteindre le feu. Après plusieurs heures de bataille, l'un d'eux vint les voir et dit avec de la surprise dans la voix :
‑ Tout a brûlé sauf un piano et une commode. Malgré les flammes et l'eau, ils sont intacts, presque comme neuf.
Romi sourit tristement et se tourna vers Rosalie pour lui demander :
‑ Qu'y avait-il dans la commode ?
‑ Toutes les partitions y sont rangées.
‑ Et l'esprit ? s'enquirent Najya et Raphaël en même temps.
Romi haussa les épaules.
‑ Je ne le sens plus. Avec un peu de chance, il est juste gravement blessé et il va se reposer dans le monde des esprits. Il ne devrait pas revenir avant plusieurs années. Enfin ça, nous ne le serons sûrement jamais.
N'ayant plus rien à faire ici, Najya, Romi et Raphaël s'en allèrent.
Dans l'année qui suivit, la salle du piano fut reconstruite. Il est dit que, bien longtemps après, lorsque Rosalie fut entourée de ses petits-enfants, le piano recommença à jouer, une seule et dernière fois le temps d'une nuit.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro