Il y eut une énième ouverture de porte puis Romi put enfin entrer dans le hall. Elle subit une fouille corporelle de la part des gardiens et passa dans un détecteur de métaux avant d'être conduite dans un long couloir où avaient été placés des box de chaque côté. Un homme la fit asseoir sur une chaise en plastique, elle se tenait entre deux parois et faisait face à une vitre transparente. Elle n'attendit pas longtemps, un autre gardien vint placer Erick devant elle et resta campé derrière lui.

L'homme avait changé, il était affalé dans sa chaise, semblait faire son âge beaucoup plus qu'avant et possédait une barbe d'une semaine pas taillée. Romi avait réfléchi longuement et elle n'avait toujours pas trouvé de phrase pour débuter la conversation. A son sens, un simple bonjour ne suffisait pas.

De son côté, Erick regardait la tête brune qui le fixait de ses yeux globuleux du fond de sa poussette.

- Un mioche ?

- Le mien.

- J'espère, sinon je devrais alerter les autorités pour enlèvement. Il a quel âge ?

- Deux ans.

- Et ça en fait trois qu'on ne s'est pas vu.

Erick venait de prendre un coup. Trois ans qu'il était enfermé ici, trois ans que ses jours se ressemblaient et trois ans qu'il savait qu'il passait à côté de sa vie. Il y a quinze ans, ce constat ne lui aurait pas fait grand-chose. Aujourd'hui, il n'arrivait pas à voir l'espoir au bout du tunnel.

- Il y a eu mon mariage, la naissance de Mathis et on m'a empêché de te voir.

- Si on t'en empêche, qu'est-ce que tu fais là ?

- Les jumeaux. C'est dingue comme on peut obtenir des choses d'eux rien qu'en leur demandant. J'en avais marre qu'on me dise de ne pas passer, après tout, je suis la seule à te connaître aussi bien parmi eux.

Les lèvres d'Erick se soulevèrent, Mathis pleura. Erick rigola.

- Il ne m'aime pas ! C'est étonnant. Il voit ?

Romi secoua la tête de droite à gauche.

- Je ne sais pas si c'est bien ou non.

- Tu connais mon point de vue.

- Tu as de la visite ?

- A part toi et ma sœur de temps en temps, non personne. Les seuls qui auraient pu venir sont tous enfermés, mais eux au moins, ils sortiront un jour. Ils m'ont fait voir un psy, tu sais. J'en ai appris plus sur lui que sur moi. On est le douze décembre, je crois, c'est ça ?

- Oui, pourquoi ?

- C'est bientôt la parade des esprits.

- Qu'est-ce que c'est ?

Erick haussa les épaules.

- Demande aux jumeaux. La dernière fois que je les ais vu, c'était des gamins hyper sérieux à la botte de leurs parents. Gardien, je crois qu'on a fini. Ah ! Une dernière chose. Tu l'as détruit ?

Romi, qui savait exactement ce dont il parlait, hocha la tête. Erick se leva et la femme s'en alla. Dans l'entrée, l'un des gardiens lui fit savoir :

- Vous devriez venir plus souvent, en trois ans, c'est la première fois qu'on le voit comme ça.

- C'est quoi, la parade ?

Accroupis au milieu du salon, Raphaël jouait avec son fils tandis qu'Aki flottait devant Romi, sa pipe à la bouche.

- Qui t'a dit ça ?

- Erick.

Raphaël se redressa.

- Tu es allé le voir ?!

- Et j'y retournerais.

- Tu m'avais dit que tu voulais faire quelques courses avant d'aller chercher Mathis.

- Ce que j'ai fait. Après l'avoir récupéré.

- La parade ! lança Aki pour couper court à cette conversation. Elle a lieu environ tous les dix ans, les esprits partent de notre monde, traversent une porte, passent par différents lieux sur Terre et retournent dans le monde des esprits. La parade se lance parfois lors d'un tournant, elle est censée purifier les endroits par où elle passe, elle est totalement prise en charge par les chasseurs pour éviter tout débordement. J'y participais il y a longtemps, c'est le seul moment où les esprits peuvent se promener tranquillement sur Terre. Ça ne m'étonne pas qu'Erick t'en a parlé, il devait déjà réfléchir à un plan il y a trois ans pour embêter tout le monde.

Romi fronça les sourcils.

- J'aimerais bien voir ça...

- Et c'est reparti..., fit Raphaël.

Romi laissa passer une journée le temps de discuter avec ses esprits, puis elle passa un coup de fil et après une brève conversation, posa avec rage son portable sur la table basse du salon.

- Les chasseurs refusent.

- J'espère bien, fit Raphaël. Tu t'étais assagie depuis ma demande en mariage et voilà que tu rends visite à Erick et que tu te mêles d'histoires qui ne te regardent pas.

- C'est comme ça que tu m'aimes.

- Malheureusement, je crois que c'est le cas.

Raphaël prit Mathis dans ses bras.

- Bon, qu'est-ce qu'on fait ?

Romi sourit.

- On appelle Tan.

- Pardon ?

- A part Yui si on ne trouve pas d'autres solutions, aucun de mes esprits ne veut assister à la parade. Yui m'a dit que ça avait l'air d'être le genre de Maïna de participer à cette fête. Si elle accepte, je saurai l'endroit où la parade passe et je pourrais l'admirer. Et ça fera l'occasion de revoir Tan.

Le lendemain, le jeune homme arriva à la maison du couple. Cela faisait plusieurs années que Raphaël n'avait pas vu Tanael, alors lorsqu'il vit le garçon devenu homme, clef de voiture en main, entrer dans sa maison, l'émotion le prit. Il se souvenait de sa première rencontre avec cet adolescent de quatorze ans encore au collège, frêle et peu rassuré, ainsi que de sa petite sœur. A présent, Lyne en était à sa deuxième année dans un lycée spécialisé et Tanael, qui avait pris en taille et en carrure, avait trouvé du travail à mi-temps dans une librairie, travail qu'il avait pour l'instant réussit à garder grâce à Maïna qui repoussait les esprits loin de son maître. La femme suivait d'ailleurs de près le jeune homme. Romi était ravie de les voir.

- Entrez ! Tu veux quelque chose ?

- Non, merci.

- Je te présente Mathis. Tu sais pourquoi je t'ai demandé de passer ?

- Pour Maïna.

- Et pour te voir.

Romi lui expliqua son plan et étonnamment, Maïna accepta avec joie. Avant de rencontrer la femme, l'esprit voyageait beaucoup, et si elle ne s'était pas liée à Tanael, elle aurait continué. Alors une promenade d'une nuit à travers la France ne pouvait que la réjouir.

Romi n'eut pas de nouvelle pendant plusieurs jours. D'après Tanael, les préparatifs étaient longs, et à part des rumeurs, peu d'informations concrètes parvenaient à Maïna.

L'esprit prit connaissance de l'itinéraire deux jours avant la parade en voyant un plan sur une pancarte dans le monde des esprits. Grâce à elle, Tanael emmena sa petit sœur et Romi dans une forêt à l'abri des regards indiscrets, ou plutôt à l'abri des chasseurs.

Emmitouflés dans leurs blousons, les trois compagnons restèrent dans la pénombre et le froid à discuter sans trop élever la voix. En milieu de nuit, Lyne s'exclama :

- Vous entendez ?

- De la musique, fit Tanael.

Romi regarda sur sa gauche.

- Et de la lumière. Planquons-nous !

Ils reculèrent de quelques mètres et se cachèrent derrière des arbres. Ils fixèrent tous un point sur leur gauche, en silence, yeux grands ouverts. Tels des projecteurs braqués sur la forêt, un long train de lumière s'avançait en direction de la position dans laquelle ils se trouvaient plus tôt, la musique qui l'accompagnait se faisait de plus en plus forte.

La parade passa devant eux. A quelques mètres seulement, des centaines d'esprits avançaient lentement, au rythme des tambours. Bouche bée, les trois compagnons n'arrivaient pas à détacher leurs yeux de ce magnifique spectacle. Une voix s'éleva :

- C'est plus impressionnant à voir que de participer.

Les trois amis sursautèrent.

- Aki ! s'écria Romi. Qu'est-ce que tu fais là ?

- J'étais curieux. C'est dangereux pour trois humains de rester seuls ici. Levez les yeux.

Le tanuki voletait derrière eux, sa pipe dans sa patte. Les trois compagnons levèrent la tête, des flocons s'écrasèrent sur leurs jours.

- Il neige ! lança Lyne.

- La magie de Noël, ajouta Aki. A moins que ce ne soit dû à autre chose... Tan, j'espère que tu n'as pas besoin de Maïna dans l'immédiat. Au petit matin, ils vont retourner dans le monde des esprits où la nourriture et la boisson seront en abondance.

- Elle m'a dit de ne pas l'appeler avant après-demain.

Lyne sortit son portable et prit une photo qui ne rendit pas la beauté de la chose, la plupart des esprits n'apparaissaient pas dessus. Il fallut plusieurs minutes avant que la queue de la parade ne paraisse devant eux. Petit à petit, la lumière et la musique s'éloignèrent. Romi se tourna vers Aki.

- Tu nous montres la sortie ? Il faut qu'on évite les chasseurs.

Le nouvel an passé, Romi retourna voir Erick. Calé dans sa chaise, sa première phrase fut :

- La parade ?

- On y est allé, c'était magnifique.

Il y eut un silence puis elle ajouta :

- Ton... psy, il t'a dit quoi ?

Erick se renfonça dans son siège et soupira.

- Tu es venu pour ça ? C'est pas censé être confidentielle, ce genre d'infos ?

- Je suis curieuse. Et je ne suis pas venue pour ça.

L'homme prit une inspiration.

- Hyperactif, quotient supérieur à la moyenne et dépressif. Rien qui change à ma vie. Au moins, grâce à ça, on m'a privatisé la salle de sport au moins une fois par semaine. Ils ne veulent pas que je sois avec les autres. Je fais tout seul. Je mange seul, je sors seul, je m'entraîne seul. J'aime les gens, tu le sais.

Il souffla.

- Tu peux venir plus souvent ?

- Je ferais ce que je peux mais on n'habite pas à côté.

Erick sourit.

- Bonne année, Romi.

- Et j'espère que la tienne ne sera pas trop affreuse.

La femme se pencha en avant.

- Sinon, tu as appris quoi sur ton psy ?

Erick rigola.

- C'est elle, en fait. Vois-tu, il se trouve...