La fille du lycée
Cela faisait deux semaines que Tanael était entré en seconde au lycée et qu'il s'efforçait de faire comme si de rien n'était. Avoir rencontré Romi et Raphaël l'avait quelque peu rassuré, il ne pouvait certes pas avoir une vie normale, mais il pouvait faire semblant. Il s'était fait quelques amis, du moins il le croyait, ce n'était pas encore tout à fait clair dans sa tête, il essayait de se rapprocher des autres mais est-ce qu'il y arrivait vraiment ?
Tanael faisait semblant. Semblant d'avoir une vie normale et semblant de ne pas voir les esprits, mais c'était dur, ne pas croiser leur regard, ne pas les fixer, ne pas leur parler, rester stoïque lorsque l'un d'entre eux se rendait compte que le garçon pouvait les voir et qu'ils essayaient d'attirer son attention alors qu'il était en cours ou avec des amis. Tanael n'était jamais allé aussi souvent aux toilettes que ces deux dernières semaines.
Et puis il y avait cette fille, dans sa classe, qui l'intriguait. Elle se cachait toujours derrière ses longs cheveux, ne semblait pas avoir d'amis, était la première à arriver et à partir d'un cours et mangeait tout le temps seule. Rien d'anormal en soi, Tanael aussi réagissait de la même manière, à ceci près que tous les deux savaient.
Cela s'était passé il y a quelques jours, Tanael était adossé à un poteau, les yeux rivés sur les vitres, écoutant d'une oreille distraite ce que disaient ses amis autour de lui. Il s'était alors décidé à aller aux toilettes, pour des raisons naturelles, cette fois-ci. Le couloir était vide, il s'était approché et était tombé sur une scène qu'il aurait préféré ne jamais voir, deux esprits étaient en train de copuler aux toilettes.
Les yeux ronds, il avait détourné le regard et était tombé sur Eva, la fille de sa classe qui, visiblement, était en train d'assister à la même scène que lui. Elle avait tourné la tête, ils s'étaient fixés quelques secondes et étaient partis chacun de leur côté.
Depuis, Tanael, curieux, était revenu plusieurs fois sur les lieux. Heureusement pour lui, les esprits n'étaient pas constamment présents. Un jour, il était arrivé en même temps qu'Eva. Côte à côte, les bras croisés, ils avaient constaté que les esprits étaient toujours là et qu'ils n'étaient sûrement pas près de partir. Un garçon était entré aux toilettes et les avait traversés.
‑ On ne devrait pas rester là, avait dit Tanael.
‑ Tu as raison.
Les deux adolescents étaient partis, une fois de plus, chacun de leur côté. Ils ne s'étaient jamais reparlés.
Samedi après-midi, désireux de quitter sa maison pour un temps comme tous les adolescents, Tanael avait décidé de se promener en ville et d'entrer dans des magasins de jeux vidéos pour voir ce qu'il y avait. Dans le bus qui le ramenait jusque chez lui, il vit à travers l'une des vitres Eva, dans un champ, en prise avec un esprit aux poils gris trois fois plus gros qu'elle. Elle se tenait droite devant lui et semblait l'invectiver. L'esprit se rua sur elle.
Tanael se dépêcha de descendre à l'arrêt suivant et revint sur ses pas en courant. Dans le champ, Eva était à terre et l'esprit la fixait, un sourire carnassier aux babines. Tanael regarda autour de lui sans savoir quoi faire, il avait bien quelques sceaux que Romi lui avait donnés mais il se tenait loin d'Eva et n'était pas sûr de pouvoir réussir quoi que ce soit.
Une femme passa à toute allure à côté de lui, la vague qu'elle chevauchait envoya une brise fraîche dans ses cheveux. Maïna se rua sur Eva, la prit dans ses bras sans s'arrêter et revint vers Tanael.
‑ Suis-moi !
Le garçon se mit à courir derrière l'esprit. Ils réussirent à semer la boule de poils grise. Dans une ruelle, seuls, Maïna posa Eva à terre.
‑ Qu'est-ce que..., commença la fille.
‑ Tu te souviens de moi ? fit l'esprit en se tournant vers Tanael.
‑ Bien sûr.
Oui, le garçon se souvenait d'elle, comment aurait-il pu oublier que c'était Maïna qui lui avait sauvé la vie en le rattrapant alors qu'il était de tomber d'une falaise, coursé par un mangeur d'âmes dont Romi s'était débarrassée ?
‑ Romi m'a demandé de veiller sur toi et j'ai décidé d'accepter, ça fait quelques mois que je te suis mais je commençais à m'ennuyer et je me demandais si je n'allais pas reprendre mon tour du monde quand j'ai vu cette idiote provoquer un esprit !
‑ Provoquer ? s'enquit Tanael.
‑ Tout à fait ! Tu ne l'as peut-être pas vu mais elle s'est jetée devant lui alors qu'il n'avait rien demandé.
‑ Pourquoi ?
‑ Oui ! Pourquoi ? Tu es toute seule, tu ferais mieux de faire comme Tan et d'éviter tout ce qui bouge.
Eva, les bras croisés, boudait.
‑ Si je ne fais rien, les chasseurs d'esprits ne me remarqueront pas.
‑ Quoi ? fit Tanael.
‑ Quoi ?! répéta Maïna. C'est quoi cette histoire ?
‑ Romi m'a demandé de les éviter.
‑ Oui, pour toi, Tan, il vaut mieux, ils font passer à tout prix l'humain avant les esprits, ils ont des règles bien précises, une hiérarchie... bref, tout l'opposé de l'agence. Ce sont des gens fréquentables que si tu veux perdre ta liberté, ils considèrent les esprits comme des objets et nous ont souvent trahis. Même un contrat avec eux ne nous protège pas.
‑ Hé ! Du calme, je suis aussi un chasseur d'esprit, lança Eva.
‑ Alors pourquoi tu essayes d'attirer leur attention ?
La fille la snoba, Maïna soupira.
‑ Si tu veux rencontrer des chasseurs, Romi en connaît.
‑ Tu ne fais rien mercredi après-midi ? demanda Tanael. On se rejoint et je t'emmène à l'agence, tu y trouveras deux personnes qui pourront peut-être t'aider.
Eva haussa les épaules.
Comme promit, Eva, Tanael et Maïna se retrouvèrent quelques jours plus tard. Il était environ quatorze heures lorsque le garçon poussa la porte de l'agence.
‑ Tan ! fit un Raphaël bâillant.
Les deux adolescents fixèrent l'espèce d'oiseau à deux bras, assis, jambes croisées, à la petite table qui se trouvait en face du bureau.
‑ Ne faites pas attention à lui ! lança Romi. Il nous surveille depuis quelques mois, on a essayé d'engager la conversation mais impossible de le faire parler, du coup, il vaut mieux l'ignorer. Tu es avec Maïna ? Donc tu es au courant.
Tanael hocha la tête.
‑ Qu'est-ce qui vous amène ? s'enquit Raphaël.
‑ Tu as l'air fatigué.
‑ M'en parle pas ! Je travaille depuis deux semaines avec ma sœur, sa boutique est nouvelle et est donc prise d'assaut. Ça se calmera à la fin du mois. Tu t'appelles comment ?
‑ Eva.
‑ Je suis Raphaël et voici Romi, on gère cette agence depuis quelque temps et on s'occupe de dératiser. Je rigole, mais en ce moment on n'a que ça comme boulot, on va bientôt connaître les greniers de toute la ville. Donc ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
‑ Cette idiote s'est attaquée à un esprit juste parce qu'elle en avait envie.
La fille lança un regard noir à Maïna.
‑ Ah non, pardon, parce qu'elle veut se faire remarquer. Elle dit être une chasseuse d'esprit.
L'oiseau, Romi et Raphaël, à la surprise de Tanael, la fixèrent.
‑ Oui, bon..., fit-elle un peu intimidée. C'est ce que disait mon grand-père, alors...
‑ On l'est de génération en génération, normalement, non ? Jusqu'à ce que l'un des membres de la famille l'oublie, si j'ai bien compris, lança Raphaël.
‑ Oui, mais en ce moment, c'est un peu compliqué, chez eux, dit Romi.
‑ Ça ne l'est pas, rétorqua l'oiseau, surprenant tout le monde.
‑ Tu ne vas quand même pas nier qu'il se passe beaucoup de choses. Ton grand-père t'a donné plus d'informations ?
Eva secoua la tête.
‑ Il me racontait des histoires qui s'étaient passées quand il était jeune, il avait des amis puis il y a eu une bataille et il a perdu tout le monde alors il a décidé de s'éloigner des chasseurs. Il me disait souvent de les éviter pourtant il en invitait de temps en temps chez lui. Je suis la seule de la famille à être dotée de la vision.
‑ Tu n'as pas renouvelé les contrats avec les esprits de ton grand-père ?
‑ Il ne voulait pas.
Romi prit une inspiration et regarda Raphaël.
‑ On connaît des chasseurs d'esprits...
Les yeux d'Eva se mirent à pétiller.
‑ ... Mais ! Si ton grand-père s'en est éloigné, qu'il ne t'en a jamais parlé plus que ça, que tu n'as pas d'esprits avec toi et que tu ne sais pas te défendre toute seule, c'est mort. De ce que j'ai compris, beaucoup de personnes sont dans ton cas et ils n'ont pas la possibilité de vous prendre sous leurs ailes.
Il y eut un silence que Raphaël brisa, il venait de se souvenir de quelque chose.
‑ Ton grand-père, il ne possédait pas une arme bardée de runes ou je ne sais quoi ? Ça peut être n'importe quoi, une lance, une épée, un couteau...
‑ Pas que je sache.
‑ Pourquoi cette question ? demanda Tanael.
‑ Ces armes sont leurs outils de travail, répondit Romi. Je ne sais pas s'ils s'en servaient déjà à l'époque mais si c'est le cas trouve-la.
‑ Et entraîne-toi avec si tu peux, lança Raphaël. A ce moment-là on te présentera aux chasseurs qu'on connaît. Si on le fait avant, ils ne te reconnaîtront pas.
‑ Tan, on compte sur toi pour la protéger. D'ailleurs, tu ne voudrais pas faire un contrat avec Maïna ?
‑ Quoi ? s'écria l'esprit.
‑ Je sais que tu as des réticences mais j'en serais beaucoup plus rassurée.
Tanael et Maïna se regardèrent.
‑ Outre mon ennuie, fit l'esprit, tu vas lui faire faire le même contrat que les tiens ?
‑ Oui, ceux qui te garantissent liberté et protection.
‑ Alors ça me va.
Tanael hocha la tête.
‑ Parfait ! Yui, Charles, venez à moi !
Les deux esprits se matérialisèrent.
‑ Poussez le bureau contre le mur et mettez la commode et la table dans le coin gauche de la porte, il me faut de la place pour le pentacle.
Pendant que les deux esprits s'exécutaient, Romi sortit une carte vierge de sa sacoche, elle l'entoura de scotch et la plaça dans deux pochettes plastiques qu'elle découpa et agrafa. Maïna pouffa.
‑ Je sais ! C'est pas super beau mais dans une poche ou dans un sac, ça tiendra plus longtemps. Je me souviens de mes années de lycée et une feuille libre dans mon sac de cours ou dans ma poche ressortait rarement vivante.
La jeune femme dessina un pentacle sur quatre feuilles qu'elle avait scotchées pour éviter de marquer le sol et plaça la carte au milieu.
‑ Place-toi ici, Tan, et répète avec ferveur ce qu'il y a sur cette feuille.
Romi lui tendit un papier et le garçon lut à haute voix :
‑ Maïna, moi, Tanael, humain à qui on a offert le pouvoir de voir, te demanda à toi, esprit de l'eau, d'entrer à mon service en te promettant de te garder libre et de ne jamais te faire de mal. Je te donne également le pouvoir de briser le contrat en cas de danger imminent tant que l'acte ne me porte pas préjudice.
Raphaël haussa les sourcils. C'était un peu plus formel que ce que disait habituellement Romi. Le pentacle s'illumina.
‑ J'accepte.
Maïna disparue et son nom s'afficha sur la carte au milieu du pentacle.
‑ Tu peux la rappeler.
Romi lui expliqua et Tanael répéta :
‑ Maïna, moi, Tanael, je t'invoque !
Maïna revint dans la pièce.
‑ Ça faisait longtemps que je n'étais pas rentrée.
‑ Si tu veux la révoquer, tu prononces la même phrase. Tu peux même faire plus court si tu y arrives, les chasseurs d'esprits ont l'habitude de faire des phrases longues en latin, je n'ai jamais compris pourquoi.
La jeune femme sourit.
‑ Charles, Yui, remettez tout en place.
Sur ce, Tanael et Eva quittèrent l'agence, un exemplaire du livre de Romi dans les mains. Ils marchèrent côte à côte en silence, le garçon tout content d'avoir son premier contrat et de l'annoncer à sa sœur.
‑ Et... on en fait quoi des deux esprits dans les toilettes du lycée ? demanda la fille.
Tanael haussa les épaules.
‑ Ignorons-les, ils ne font pas de mal et ce ne sont pas les seuls toilettes de l'établissement. J'espère juste qu'ils ne resteront pas trop longtemps, c'est dur pour mon cerveau d'ado...
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