L'homme qui voit
Raphaël était toujours le premier levé, non pas parce qu'il en avait envie mais par obligation. Lorsqu'il savait que Romi ne se réveillait pas tard, il laissait parfois des croissants traîner sur la table. L'agence ouvrait habituellement vers huit heures trente, rarement plus tard et souvent plus tôt, le jeune homme détestait être en retard et prenait donc souvent de l'avance.
Ce matin-là, et comme tous les autres, Raphaël se gara à côté de l'entrée, il ouvrit ensuite la porte puis les stores et découvrit avec surprise que tout était sans dessus dessous.
‑ Ça c'est donc passé dans la nuit, résuma l'inspecteur Vallet, aucune trace d'effraction alors que tout était fermé et rien n'a à priori été volé. Vous n'avez pas de caméra ?
‑ Absolument pas, répondit Raphaël.
‑ Il n'y a rien ici qui pourrait attirer un voleur ?
‑ Nous n'avons que les dossiers des clients, l'ordi, l'imprimante et un micro-onde. On ramène toujours tout chez nous.
‑ Quelqu'un pourrait passer par la porte de derrière ?
‑ Je suppose que oui mais personne n'aurait pris la peine de la refermer à clef, et elle l'était quand je suis arrivé.
‑ Il n'y a rien d'anormal, lança Romi qui revenait de la pièce de derrière.
L'inspecteur soupira.
‑ C'est délicat. On dirait presque...
Une boule de poils jaune passa entre eux en portant un verre d'eau, elle alla le poser sur une commode en fer, à côté d'une plante qui avait été renversée et qu'un gentil esprit avait rempoté. Devant les yeux ébahis de l'inspecteur, le verre se souleva dans les airs et arrosa la plante.
‑ Ne faites pas attention, fit Raphaël, ils nous aident à ranger.
M. Vallet se tourna vers lui.
‑ Si ça avait été quelqu'un d'autre, je n'aurai pas émis cette hypothèse mais... les esprits sont tout à fait capables de réussir une telle prouesse, pas vrai ?
‑ Tout à fait, répondit Romi.
‑ Dans ce cas-là, les forces de l'ordre ne peuvent rien faire.
‑ On s'en doute bien, dit Raphaël.
‑ Vous avez quand même bien fait de m'appeler.
Une heure plus tard, alors que tout avait été rangé, un client entra dans l'agence. C'était un jeune homme qui n'avait sûrement pas plus de vingt-cinq ans, il avait une veste noire à épaulette ouverte sur un t-shirt noir rentré dans un pantalon noir, il était plutôt élégant et avait de la présence. Un peu troublé, Raphaël l'invita à s'asseoir, Romi ne put détacher ses yeux de lui.
‑ Qu'est-ce qui vous amène ici ?
Le nouveau venu n'y alla pas par quatre chemins.
‑ Je m'appelle Damien et récemment j'ai acquis la maison de mes grands-parents. Cela fait longtemps qu'elle n'avait pas été habitée, je ne sais pas si c'est à cause de ça mais tous les jours, dans le grenier, à peu près à la même heure, j'entends du bruit, toujours le même, comme si quelque chose tapait contre un mur ou sur le sol. En tout cas, ça raisonne contre les cloisons de la maison et ce n'est pas très agréable, surtout la nuit lorsqu'on est seul, si vous voyez ce que je veux dire.
Raphaël voyait très bien ce qu'il voulait dire.
‑ Ce n'est peut-être pas grand-chose et je vous dérange sûrement pour rien mais je n'aurais pas la conscience tranquille tant que personne n'aura vérifié. Est-ce que vous pouvez faire quelque chose ?
Le jeune homme ouvrait la bouche lorsque Romi le devança en se levant de sa chaise :
‑ Bien sûr ! Je peux venir chez vous immédiatement, si vous voulez.
Raphaël plissa les yeux. Après quelques formalités, le client quitta l'agence, Romi sur ses talons. Au moment de fermer la porte, la fille fit un clin d'œil à son meilleur ami. Cinq minutes plus tard, le jeune homme fixait toujours la porte, les yeux dans le vide.
‑ Tu as raison de t'inquiéter.
Raphaël sursauta, Aki venait d'apparaître dans son champ de vision comme si de rien n'était.
‑ Je n'ai rien dit, fit-il un peu bougon.
‑ Ça se voit sur ton visage que quelque chose te tracasse et tu as totalement raison.
‑ Mais encore ?
‑ L'énergie de ce Damien est très élevée, il est au même niveau de celui de Romi, si ce n'est plus. En d'autre termes, il est tout à fait capable de voir les esprits.
‑ Quoi ? Alors pourquoi il est venu ici ?
‑ Pour nous tester ? Yui est en train de les suivre, on en sera peut-être plus. Ça se trouve, il ne voit pas les esprits qui ne sont pas puissants... enfin là, je crois que je me cherche des excuses.
Il y eut un silence.
‑ Quand tu parles d'énergie, ça veut dire quoi, exactement ?
‑ C'est quelque chose qui émane de vous et que nous percevons, c'est difficile à décrire, c'est comme... l'instinct ou ce que vous appeler l'aura. Chez certaine personne, elle s'affaiblit avec le temps, pour d'autres c'est le contraire. A leur naissance, et durant la première semaine, les bébés voient tous les esprits, même s'ils perçoivent encore à peine leur environnement. L'énergie des adultes est trop faible pour distinguer quoique ce soit et elle est nulle lorsque leur mort est proche.
Peu avant midi, le jeune homme reçut un SMS de Romi : « Damien m'invite pour le déjeuner. » Raphaël leva les yeux au ciel et essaya de lui envoyer une réponse amicale.
Vers treize heures trente, la jeune femme poussa la porte de l'agence, tout sourire.
‑ Alors ? fit le garçon.
‑ Fausse alerte, il n'y avait absolument rien. Il va mettre des trappes à souris et voir si ça continue. Je vais me faire du café, tu en veux ?
‑ Oui.
Romi s'éclipsa, Aki chuchota à l'intention de Yuilhan :
‑ Tu n'as rien trouvé d'anormal ?
‑ Si tu parles de ce qu'on aurait dû trouver là-bas, rien du tout, la maison était vide. Quant à l'humain...
Le renard se tourna vers Raphaël.
‑ Il me contournait et il m'a même fixé deux fois.
‑ C'est bien ce qui me semblait, fit Aki.
‑ Qu'est-ce que ça implique ? s'enquit le garçon.
‑ Il va falloir se méfier. Je crois qu'il...
‑ Vous parlez de quoi ? fit Romi en revenant avec deux tasses de café.
‑ ... va pleuvoir, inventa le tanuki.
‑ Vraiment ? Je pense pas.
Raphaël ne mit pas longtemps pour oublier Damien, non seulement parce qu'il n'en entendit plus parler mais aussi parce que la semaine passa, tout simplement. Mais un soir, alors que les deux amis vaquaient à leurs occupations dans le salon, le garçon proposa :
‑ Ce sont bientôt les illuminations, non ? On va les voir ?
‑ Damien me l'a déjà proposé..., répondit Romi.
Le cerveau de Raphaël eut un blocage. Il se tourna vers elle.
‑ Tu as son numéro ?!
La jeune femme hocha la tête. Son ami essaya de garder un visage neutre mais à l'intérieur, il bouillait. Il resta encore cinq minutes dans le salon avant de rejoindre sa chambre et d'y tourner en rond. Au risque de se le répéter, Damien ne lui revenait pas, il pouvait voir les esprits et il leur avait délibérément menti. Il était peut-être aussi un peu jaloux, depuis la primaire, Romi n'avait jamais été aussi proche de quelqu'un d'autre que de lui.
‑ Jaloux, peut-être pas mais égoïste, ça c'est sûr.
‑ Ne t'inquiète pas, Yui va la suivre, comme la dernière fois.
Raphaël leva les yeux, Aki fumait tranquillement sa pipe sur son lit. Le tanuki ajouta :
‑ Tu n'as pas essayé de te renseigner sur Damien ?
‑ Je n'y ai pas pensé. C'est quoi son nom de famille, déjà ?
Après de longues minutes passées sur internet, le garçon lâcha :
‑ OK, il y a rien sur lui, en tout cas pas sous son vrai nom. Il reste donc...
Il se leva de sa chaise et cria à l'intention de Romi :
‑ Je sors avec Yui demain, ne l'appelle pas de la journée, j'aimerais ne pas me retrouver seul.
Ainsi, le lendemain, guidé par le renard, le garçon se rendit à la maison où Damien avait emmené Romi. A peine arriva-t-il sur les lieux qu'il remarqua la pancarte « Vendue » accrochée sur le portail. Raphaël soupira et appela l'agence immobilière. Il découvrit avec surprise que l'ancien propriétaire n'était pas Damien et que le vendeur n'avait pas le même nom de famille que lui. Après avoir raccroché, il chuchota à l'intention de Yui :
‑ Il aurait emmené Romi dans une maison au pif ? Aurait-il maquillé ça en visite immobilière pour prouver sa présence ou bien a-t'il payé des gens pour se retrouver seul pendant une journée ?
Tout en réfléchissant, il alla s'acheter un gobelet de café au lait froid, il en prit une gorgée, fit la grimace et retourna à son véhicule.
‑ Je vais pouvoir t'expliquer ce que je voulais dire la dernière fois à l'agence.
Raphaël sursauta. Aki venait de réapparaître, et sur le dos de Yuilhan, cette fois-ci. Une femme passa non loin de lui, il porta son gobelet à ses lèvres pour cacher leurs mouvements et chuchota :
‑ Pas ici.
Il rentra chez lui, Romi n'était pas encore levée.
‑ Qu'est-ce que tu veux me dire ?
‑ Je crois que Damien est un chasseur. En fait, j'en suis sûr.
Le garçon attendit que le tanuki lui en dise plus mais à part fumer, il n'en fit rien. Il lança donc :
‑ Je suppose que tu ne parles pas des gens qui prennent leur fusil et tuent des animaux innocents ?
‑ Exact, les chasseurs comme cet humain se contentent de faire le même job que vous sans réellement se soucier des esprits. Ils les chassent ou les scellent, d'où leur nom. C'est d'ailleurs étrange que vous ne soyez pas encore tombé sur eux.
‑ Je ne vois toujours pas ce qu'il est venu faire dans l'agence.
‑ Vous êtes sur le territoire de sa famille.
Raphaël leva les yeux au ciel. C'était d'un absurde...
Quelques jours plus tard, Romi se rendit au centre-ville pour profiter des illuminations laissant Raphaël à la maison, seul avec ses pensées. Le lundi suivant, le jeune homme trouva une enveloppe posée sur son bureau à l'agence. Il s'installa sur sa chaise et l'ouvrit avec méfiance, c'était signé Damien. La lettre n'était pas longue, elle ne contenait en fait que quelques phrases concises.
« Salut, c'est Damien, je pense que tu sais ce que ma famille et moi sommes puisque tu m'as fait suivre. Ce n'est pas encore le cas de Romi je crois et je te remercierais si tu ne lui disais pas tout de suite. J'ai une proposition à vous faire, rejoignez-nous, travaillez pour nous. Tu trouveras mes coordonnées ci-dessous. »
Il avait laissé son numéro et son adresse. Raphaël soupira, mit la lettre dans un tiroir et le referma. Loin des yeux...
‑ Je ne t'ai pas fait suivre et tu peux te gratter pour que je te rejoigne !
Il attendit quelques minutes avant de se motiver pour lire ses mails. Dans la même journée, il reçut un SMS de ses amis qui l'invitaient à sortir pour Noël, Raphaël répondit : « Je peux pas. » Ils proposèrent alors de se voir pour le Nouvel An.
« ‑ Je peux pas non plus.
‑ Tu es trop occupé !
‑ Un soir un de ces quatre, sinon. »
Ainsi, jeudi soir, il retrouva ses amis dans un bar.
‑ Ça fait une heure qu'on est là et tu n'as pas encore dit une seule phrase spirituelle, fit un de ses amis en lui donnant une légère tape dans le dos.
‑ Qu'est-ce que ça veut dire ?
‑ Il y a quelque chose qui ne va pas ?
‑ Je suis juste fatigué, c'est tout.
‑ Ooh... des problèmes de cœur... ?
Raphaël faillit recracher le contenu de son verre.
‑ Comment tu peux arriver à cette conclusion ?! Ce n'est pas ça, c'est le boulot, c'est tout.
Quoique... Cela faisait plus de dix ans que lui et Romi se connaissaient et cela faisait depuis leurs douze ans qu'ils s'étaient fait la promesse d'habiter ensemble. Alors bien sûr qu'il y avait pensé, plusieurs fois même, et ça avait aussi traversé l'esprit de Romi mais rien ne laissait croire qu'elle le pensait encore, elle sortait avec Damien. Et le garçon en était jaloux. Du moins c'est ce qu'il croyait. Son ami le fixa avec un petit sourire.
‑ Quoi ?
‑ Tous les symptômes sont là.
‑ Quels symptômes ? Lâche-moi !
Et puis après tout, avait-il le droit d'espérer ?
Au bout de quelque temps, et surtout après que Raphaël ait payé une tournée pour que ses amis arrêtent de le harceler, ils sortirent du bar. Il avait à peine franchi la porte qu'il remarqua, pile en face de lui, Damien, adossé à une voiture, lui faisant un petit signe de la main. Raphaël en resta bouche bée.
‑ Tu le connais ?
‑ Je reviens.
Il s'approcha de Damien, les mains dans les poches.
‑ Et après on m'accuse de te faire suivre...
‑ C'est le cas, j'ai vu ton esprit marcher juste derrière moi.
‑ Ce n'est pas mon esprit.
‑ Alors celui de Romi ? Pourtant je la sentais plus proche de ce renard...
Raphaël fronça les sourcils.
‑ Qu'est-ce que tu veux ?
‑ Tu as ignoré ma lettre.
‑ Totalement.
‑ Comme j'ai vu que tu ne venais pas à moi, j'ai décidé de venir à toi.
‑ Je ne te rejoindrai jamais.
Il fit mine de partir et, tournant les talons, lâcha finalement :
‑ Je ne t'aime pas. Je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose en toi qui ne me reviens pas.
‑ Ne t'inquiète pas c'est réciproque. En tout cas, sache une chose, je ne suis pas ton ennemi. Pour l'instant.
Raphaël fit demi-tour et alla retrouver ses amis qui l'attendaient.
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