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L'esprit sans bras

Les bras ballants et le cerveau en pause, Raphaël bâilla.

‑ Tu vas avaler un moucheron.

Le jeune homme fit un effort pour ouvrir les yeux et regarder sa copine qui se baladait dans le jardin dont elle s'occupait depuis plus d'un mois, ou plutôt dont ses esprits, qui étaient beaucoup trop gentils, s'occupaient. Après tout, comme disait Romi, ils avaient beaucoup de temps libre et ce genre de travail ne les fatiguait pas.

‑ Ça fait longtemps que je n'avais pas autant dormi.

‑ Tu pourras le faire plus souvent maintenant que tu ne travailles plus dans l'entreprise.

‑ Et l'agence ? Ne me dis pas que maintenant que je suis de retour, tu ne vas pas recommencer tes grasses matinées.

‑ Certes... je te laisse donc une semaine de repos !

‑ Une semaine après seulement deux mois de travail ? Si on t'entendait, beaucoup te maudiraient.

Le soir même, Raphaël avait prévu de sortir avec ses amis. Il laissa donc Romi seule devant son ordinateur et se rendit en ville où il retrouva un groupe de quatre personnes. Ils entrèrent ensemble dans un bar et se frayèrent un chemin jusqu'au comptoir pour commander.

‑ Il y a du monde ! fit Raphaël.

‑ Il vient tout juste d'ouvrir. Tu veux quoi ?

Mue par son instinct, Raphaël tourna la tête sur sa gauche et croisa le regard de Damien. Raphaël fit la grimace, le chasseur d'esprit claqua sa langue contre son palais et avertit Valens, son frère.

‑ Tu le connais ? demanda un dénommé Liam qui avait suivi l'échange.

‑ Malheureusement oui.

‑ Il te fixe, là, non ?

Raphaël jeta un coup d'œil à Damien qui lui fit signe de s'approcher, le jeune homme soupira.

‑ Je reviens.

Il alla à la rencontre des chasseurs d'esprits et lança :

‑ Qu'est-ce que vous faites là ? Vous n'êtes pas du genre à traîner dans ce genre d'endroit.

‑ Notre mère a insisté pour qu'on se « change l'esprit ».

‑ Le jeu de mots était volontaire ?

‑ Ou alors il y avait autre chose derrière ça.

Damien sortit de sa poche un dessin qu'il montra à Raphaël. Il représentait sans aucun doute un esprit. Filiforme, très grand, il avait un long cou, de longues jambes et il lui manquait un bras. L'autre tenait une hache.

‑ Tu l'as déjà vu ?

‑ Absolument pas.

‑ Si tu le croises, tu t'enfuis et tu nous appelles immédiatement.

‑ Qu'est-ce qu'il se passe ?

‑ Cet esprit rôde dans les environs depuis quelques jours, il coupe le bras gauche de ceux qui le voient. On ne sait pas si c'est pour remplacer le sien, pour se venger ou par jalousie, il y a eu plusieurs victimes dont une qui est décédée. C'est étrange que Romi ne l'ait pas vu, ceci dit, il n'est pas venu par chez nous non plus.

‑ Il ne doit s'attaquer qu'aux plus faibles, dit Valens.

Un frisson parcourut le dos de Raphaël.

‑ J'ai laissé Romi seule...

‑ Ne t'en fais pas, lança Damien, votre maison est protégée. Tu ferais mieux de t'inquiéter pour toi, tu n'as aucun moyen de te défendre, pas vrai ?

‑ Pas vraiment...

Yuilhan avait l'habitude de le suivre de partout sauf dans de rares cas, et cette soirée, comme il y avait ses amis avec lui, était l'un de ces rares cas. Comme par hasard.

‑ On t'accompagnera jusque chez toi, proposa Valens, c'est trop dangereux pour toi tout seul.

Raphaël hocha la tête et rejoignit ses amis. Près d'une heure et demie plus tard, il retrouva les chasseurs d'esprit à l'extérieur du bar. Valens alla à sa voiture et lança un katana à son frère.

‑ Tu montes avec Raphaël.

‑ Je suis en moto.

‑ Quelle idée ! fit Damien.

Raphaël eut un rictus.

‑ Mon plaisir. Et puis, sans voiture, ça t'évite de ramener tes potes bourrés. Je l'ai déjà expérimenté une fois, pas deux.

Ils se rendirent vers la moto où Raphaël sortit un deuxième casque. Damien prit peur, il trouvait le bolide de Raphaël, qui était magnifique, soit dit en passant, beaucoup trop gros pour lui.

‑ T'es déjà monté ?

Damien secoua la tête.

‑ Tu montes en dernier et descends en premier, tu poses tes pieds sur cette barre en fer, ici, et tu t'accroches à moi ou à la selle sans lâcher. Le casque te va ? Je l'ai acheté pour Romi mais la moto, ce n'est pas son truc.

Et Damien la comprenait parfaitement. Même si les deux jeunes gens avaient du mal l'un avec l'autre, le chasseur d'esprit s'accrocha à Raphaël comme une moule à son rocher. Si ses débuts en moto furent plutôt effrayants, le premier virage faillit lui faire faire une syncope, il y prit tout de même du plaisir au bout d'une dizaine de minutes.

Raphaël s'arrêta à un stop. Malgré le casque et le bruit du moteur, il entendit très faiblement le cri d'un homme. Il regarda dans son rétroviseur. Valens alluma le plafonnier et lui fit signe de se garer, Raphaël leva un pouce en l'air pour lui dire qu'il avait compris. Il n'y avait personne sur les routes, ils se garèrent dans un chemin qui menait à un champ. Ils coururent jusqu'à un village, empruntèrent une ruelle très en pente et tombèrent sur un spectacle dont ils se seraient bien passés.

L'esprit sans bras se tenait debout devant le corps inanimé d'un homme. A cause de l'obscurité, Raphaël ne réalisa pas tout de suite ce qui se passait. Puis il remarqua que le bras gauche de l'homme se trouvait à quelques pas de l'endroit où il devait être habituellement. Le jeune homme eut un haut-le-cœur, il s'appuya contre un mur, le souffle court.

Valens lança sa lance, la pointe rata l'esprit et alla se perdre plus loin dans la ruelle. L'esprit en profita pour fuir, Valens lui courut après.

‑ Non, Valens ! cria son frère.

Raphaël prit son portable, Damien l'imita et lança :

‑ T'appelles le Samu ? Surtout, dis-leur que j'informe les flics.

Raphaël s'exécuta en tremblant. Une fois qu'il eut raccroché, Damien le prit par le bras et le tira derrière lui.

‑ Qu'est-ce que tu fais ? Et l'ambulance ?

‑ Mon frère est parti tout seul ! Reste ici si tu veux, moi je le suis !

Raphaël jura, s'excusa devant l'homme évanoui et suivit Damien. Ils coururent à la poursuite de Valens, tournèrent dans une ruelle sur leur droite et virent le frère de Damien assis contre un mur, l'esprit se tenait debout devant lui, hache levée. La lance de Valens avait volé trop loin pour que quiconque puisse la prendre.

C'est alors qu'une faucheuse apparut derrière l'esprit. D'un mouvement ample, elle trancha l'air devant elle, l'esprit auquel il manquait un bras esquiva, la lame passa à un centimètre de la tête de Valens.

‑ Qu'est-ce que c'est que ça ? s'exclama Raphaël.

‑ La faucheuse, l'esprit de Valens.

‑ Elle a failli le toucher, là, non ?!

‑ Quand elle est prise dans son truc elle fait rarement attention aux autres, c'est pour ça que mon frère ne l'appelle qu'en cas de force majeure. Mais elle se soigne !

Raphaël soupira.

‑ En attendant, continua Damien, l'esprit semble beaucoup trop rapide pour nous.

‑ C'est parce qu'il a de grandes jambes.

‑ Ce n'est pas le moment de faire des blagues !

Devant leurs yeux, un combat avait commencé entre la faucheuse et l'esprit à la hache. Valens avait discrètement récupéré sa lance et rejoignait à présent Raphaël et Damien. Les deux esprits enchaînaient les coups. Le problème, Raphaël le remarqua tout de suite, était que la hache avait beau être très lourde, c'était la faux qui mettait le plus de temps à agir car beaucoup moins maniable. Ajouté au fait qu'aucun des chasseurs d'esprits ne pouvaient faire quoi que ce soit ; Mei, l'esprit de Damien, n'avait pas la possibilité d'agir et Valens avait beau fouiller dans ses poches, il ne tombait que sur quelques seaux qui ne servaient à rien dans cette situation. Et il ne fallait même pas songer à dessiner un pentacle.

L'esprit trancha la faucheuse de sa hache. Valens la rappela immédiatement pour qu'elle puisse se reposer. Au loin, la sirène d'une ambulance se fit entendre.

‑ La faucheuse gagnait du temps, on aurait dû s'enfuir.

L'esprit à la hache s'approcha d'eux à une vitesse fulgurante. Valens plongea sur Damien et Raphaël pour les protéger, la lame le blessa au bras et ils tombèrent tous les trois à terre. L'esprit s'éleva au-dessus d'eux, sa hache prête à s'abattre sur le premier venu, c'est-à-dire Valens.

Tout à coup, un énorme renard blanc à neuf queues sauta sur l'esprit. Sur leur gauche, le visage dur, Romi chevauchait un immense oiseau noir.


Après le départ de Raphaël, Romi était plutôt contente de se retrouver seule à la maison pendant une petite heure. Elle se fit du thé au citron dans lequel elle trempa deux chocos et chanta à tue-tête pendant de longues minutes, jusqu'à ce que sa gorge lui fasse mal. Elle esquissa même quelques pas de danse, à part les esprits, personne ne pouvait la voir. Elle retourna ensuite sur son ordinateur en se demandant ce qu'elle pouvait bien faire, elle n'avait pas de mangas ou de livres à lire, Raphaël l'avait prévenue, ce n'était pas parce qu'il avait gagné deux mois de salaire qu'il fallait tout dépenser tout de suite, au contraire. Le jeune homme était plutôt content de ne plus travailler à l'entreprise et il n'était pas près d'y retourner de sitôt.

Comme souvent, Romi vérifia ses mails. Elle eut la surprise, sur l'adresse de l'agence, de voir un message de la mère de Damien. Elle l'ouvrit pour le lire. La chasseuse d'esprit venait tout juste d'apprendre par son fils que le couple n'était pas au courant pour l'esprit qui rôdait en ville et aux alentours. Le mail parlait donc de l'esprit auquel il manquait un bras. La fin du mail contenait un lien, la mère de Damien avait ajouté cette phrase : « Voici le site officiel des chasseurs d'esprits, il y a toujours quelqu'un qui travaille dessus alors les nouvelles sont tout le temps mises à jour. Allez y faire un tour. Le mot de passe est : LadyRoseM. »

Romi cliqua sur le lien. Il l'envoya sur une page noire et blanche ou elle entra le mot de passe.

Elle tomba sur un site tout à fait banal et même très peu attrayant. Le fond était blanc, il y avait une liste de plusieurs catégories et l'accueil offrait les dernières nouvelles que le bandeau, qui se trouvait tout en haut de la page, faisait tourner en boucle. La jeune femme prit vite fait connaissance du site, sans grand intérêt. La page qui l'intéresse le plus fut celle qui s'appelait « Wanted », les esprits les plus dangereux avaient leur tête mise à prix. Elle n'en reconnut aucun mais c'était toujours bon à savoir.

Le bandeau informatif se mit à jour. Il annonçait que l'esprit auquel il manquait un bras avait été vu en dehors de la ville, dans un quartier bien spécifique, et qu'il y avait avec lui deux chasseurs de la famille Collet en plus d'un homme qui voyait. Il y avait également une victime. Romi écarquilla les yeux, la coïncidence était beaucoup trop frappante pour qu'il ne s'agisse pas de Raphaël. Elle prit son sac, sa veste et sortit de la maison.

‑ J'aurais jamais le temps de les rejoindre en voiture !

‑ Tu veux vraiment y aller ? Et si ce n'est pas Raphaël ? demanda Aki. Te dire que c'est une très mauvaise idée n'y changera rien, je suppose ?

‑ Bien sûr que non !

Le tanuki soupira et devant l'urgence de la situation, se décida à faire quelque chose qu'il n'avait pas entrepris depuis des dizaines d'années. Il se transforma en un énorme oiseau noir.

‑ Monte.


Yuilhan avait les crocs plantés dans la jambe de l'esprit à la hache. Romi descendit de l'oiseau et se dirigea vers les trois jeunes hommes.

‑ Je savais que c'était vous !

‑ C'est quoi, ça ? s'écria Raphaël.

‑ Aki. Tu te souviens, Yui avait dit que lui aussi pouvait se transformer.

‑ Pourquoi t'es venu ? demanda Damien. C'est trop dangereux.

L'esprit à la hache frappa Yuilhan au flanc, le renard couina et lâcha prise. De la fumée sortait de sa blessure.

‑ Yuilhan, reviens à moi ! Aki !

Le renard prit repos dans sa carte et le tanuki se transforma en Maïna, l'esprit de l'eau qui avait sauvé Tanael lorsqu'il était tombé de la falaise. Il s'approcha de Damien.

‑ Passe-moi ton arme.

Le jeune homme fit la grimace.

‑ Ce n'est pas le moment de faire des chichis !

Avec Aki, Maïna avait une personnalité tout à fait différente. Le tanuki s'empara de la poignée du katana, de la fumée sortit de sa paume mais il fit comme si de rien n'était. Il secoua sa main gauche.

‑ Comment ça marche, ce truc ?

Il pointa sa main sur l'esprit à la hache et tira un filet d'eau que son adversaire évita. De toute évidence, Aki n'était pas au point avec ce corps. Arme en main, il courut sur l'esprit, porta un coup et rencontra le manche de la hache. Le tanuki fit un pas en arrière et réitéra son attaque. Les deux esprits enchaînèrent ainsi les coups sans qu'aucun des deux ne prenne l'avantage sur l'autre.

‑ Depuis quand il sait faire ça..., murmura Raphaël.

‑ C'est le moment, fit Valens. Partons !

Alors qu'ils commençaient à s'en aller, Damien l'attrapa par le bras.

‑ Attends ! Vous entendez ?

Tout à coup, des voitures noires surgirent aux quatre coins de la rue. Des femmes et hommes en sortirent et ils se mirent en cercle autour de l'esprit à la hache. Damien tapota l'épaule de Romi tout en pointant Aki du doigt.

‑ Rappelle-le, vite !

Romi s'exécuta. Les chasseurs d'esprits, les mains croisées devant eux et bardées de peinture, psalmodiaient des phrases incompréhensibles en latin. L'esprit à la hache cria puis disparut. Tout redevint calme.

‑ Il vient de se passer quoi ? demanda Raphaël.

‑ Ils l'ont transporté dans un endroit clos où d'autres personnes s'occuperont de lui, répondit Damien.

Un homme s'approcha de Valens.

‑ Vous êtes blessé.

‑ Ce n'est rien.

‑ Qui êtes-vous ? demanda une femme à Romi et Raphaël. Je ne vous ai jamais vu. Vous les voyez, vous aussi ?

Le jeune homme allait répondre lorsque Valens se mit devant lui.

‑ Ils travaillent pour nous, si vous avez des questions, c'est par nous qu'il faut passer.

La femme abandonna l'affaire. Damien murmura.

‑ Dépêchez-vous de partir par la petite ruelle à droite avant qu'ils ne prennent réellement conscience de votre présence ici.

Romi hocha la tête et le couple partit discrètement de l'endroit que les chasseurs d'esprits venaient de boucler. Le trajet vers la moto se fit en silence. Arrivé à hauteur des champs, Raphaël demanda :

‑ Tu penses à quoi ? Tu t'inquiètes pour Aki et Yui ?

‑ Non, une bonne nuit de sommeil et ils seront sur pied. Je me disais juste... Tu crois que la grand-mère de Damien et Valens connaissait la mienne ? On en connaît pas assez sur les chasseurs d'esprits et je n'ai personne à qui demander des informations.

Raphaël haussa les épaules. Romi se promit de contacter Damien, un peu plus tard, pour avoir une réponse à sa question.

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