Romi était à présent au courant pour Damien. Il lui avait donné rendez-vous dans un endroit tranquille et lui avait tout raconté. Une fois de nouveau seule, elle avait invité Raphaël à la rejoindre, la façon dont Damien l'avait lâché l'énervait un peu. Assise à une table dans un bar, elle tripotait le cure-dent placé dans son verre. Ça faisait longtemps que le garçon ne l'avait pas vu aussi démoralisé.

‑ Tu le savais ? finit-elle par demander.

Son meilleur ami hocha la tête.

‑ Pourquoi tu ne m'as rien dit ?

‑ Je voulais laisser Damien le faire. Et puis, si je t'avais dit quoi que ce soit, tu te serais encore énervée.

‑ C'est faux.

Raphaël prit une gorgée.

‑ C'est pour ça que tu m'as fait promettre de ne rien lui dire à propos de mes esprits ? demanda Romi.

‑ Tout à fait. Comme je savais que tu avais des sentiments pour lui, j'ai cru que tu irais lui raconter notre vie...

‑ Je ne ressens rien pour lui ! Enfin je crois... Qu'est-ce que tu sais ?

En vérité, par grand-chose. Tout ce que le jeune homme savait sur Damien était que sa famille était les chasseurs d'esprits de la région, qu'elle ne faisait pas dans la dentelle, qu'elle tuait les esprits en trop des personnes qui en possédaient plus de trois et qu'elle avait fait fouiller leur agence pour en savoir plus sur eux, heureusement, sans succès.

Romi regarda par la fenêtre.

‑ Bon ! fit Raphaël au bout de quelques minutes. On rentre ? On a un client, demain.

Leur client était en fait une cliente, elle avait un certain âge et était un peu austère. C'était dimanche mais les deux compagnons étaient ravis d'être ici, surtout Raphaël, après tout, ce n'était pas tous les jours qu'il pouvait entrer dans l'une des plus grandes caves à vins de la région.

Depuis deux-trois ans, quelque chose se passait ici, un bruit se faisait souvent entendre d'une des étagères, comme si quelqu'un tapait sans cesse contre une bouteille. Évidemment, la propriétaire des lieux avait d'abord pensé à un insecte, elle avait cherché mais n'avait rien trouvé, elle avait alors abandonné en pensant que le bruit s'arrêterait, ce qui n'était jamais arrivé. Une fois sur les lieux, Yuilhan avait acquiescé, il y avait bien un esprit ici.

‑ Je ne crois pas à tous ces trucs, tout ce que vous faites, mais mon employée n'est pas rassurée, c'est elle qui m'a proposé vos services. Au bout de la dixième fois, j'ai fini par accepter, au moins pour lui prouver qu'elle a tort. Ne touchez à rien ! C'est par ici.

Le renard était beaucoup trop grand pour cet endroit, Romi le rappela donc. La femme les emmena vers une étagère qui contenait les crus de ces dernières années. Plus ils se rapprochaient, plus le bruit se faisait entendre. Ils s'arrêtèrent devant plusieurs bouteilles empilées, c'est de là que venait le son, c'était le même que lorsque Romi cognait son ongle contre un verre.

‑ Je peux... ? s'enquit-elle.

La propriétaire hocha la tête, les bras croisés. La fille entreprit d'enlever les bouteilles une par une très délicatement. A chaque fois qu'elle en prenait une, elle regardait à l'intérieur. Elle finit par trouver ce qu'elle cherchait, dans une bouteille ou il manquait clairement quelque centilitre de vin, un petit esprit d'apparence fantomatique la regardait avec ses grands yeux. Il était terriblement mignon.

‑ Le voilà.

Raphaël regarda par-dessus son épaule. Il frappa gentiment sur la bouteille, l'esprit l'imita et tourna sur lui-même.

‑ Il frappait pour demander à sortir.

La propriétaire haussa les sourcils. Ces deux-là étaient-ils fou ? Il n'y avait absolument rien dans cette bouteille. Ceci dit, le bruit s'était arrêté.

‑ Il a pas l'air méchant, fit Raphaël.

‑ Ça aurait été une autre histoire s'il était resté enfermé plus longtemps.

Romi plaça la bouteille devant les yeux de la propriétaire.

‑ Ceci est un esprit en bouteille, il a dû y entrer lorsque vous l'avez remplie. Au moment où vous l'ouvrirez, il exaucera un seul de vos vœux. Ne traînez pas et ne soyez pas cupide, il pourrait y avoir un revers de la médaille.

‑ Je suis censée vous croire ?

‑ A partir du moment où vous avez fait appel à nos services vous avez accepté le fait que tout ce qui pourrait arriver serait potentiellement hors de votre perception et de votre compréhension.

Raphaël prit note, il devait absolument ajouter cette phrase sur la page principale de leur site internet.

La propriétaire soupira et prit la bouteille.

‑ Vous voulez un verre ?

‑ Volontiers ! s'exclama Raphaël.

La femme alla chercher trois verres qu'elle plaça sur un tonneau. Puis, alors qu'elle était sur le point de déboucher la bouteille, elle demanda :

‑ Je dois prononcer le vœu à voix haute ?

‑ Non, ce n'est pas la peine.

Romi espérait ne pas se tromper. C'était l'une des seules pages des carnets de sa grand-mère qu'elle avait retenues sans beaucoup d'efforts, seulement, comme les animaux et les humains, chaque esprit était différent et il pouvait donc y avoir des nuances.

La propriétaire ouvrit la bouteille. Le petit fantôme se dépêcha d'en sortir en poussant un petit cri de joie, il tourna plusieurs fois autour de la femme puis fit face à Romi et Raphaël, il leur envoya un baiser avant de quitter la cave.

‑ Il est parti, annonça la fille.

‑ J'ai senti quelque chose.., fit la propriétaire.

Romi était persuadée que l'esprit n'allait pas quitter la maison de sitôt. Les trois verres furent remplis, Raphaël était aux anges.

‑ Vous pouvez profiter de notre boutique avant de partir.

‑ Volontiers !

Après avoir visité la boutique, ils quittèrent le domaine. Raphaël rangea soigneusement l'alcool qu'il venait d'acheter dans la petite voiture de Romi.

‑ Tu n'iras pas trop vite, pas de freinage brusque !

‑ Ça risque pas.

Au bout de quelques secondes, Romi ajouta :

‑ Si tu trouvais un esprit en bouteille, quel vœu ferais-tu ?

Raphaël n'avait pas besoin de réfléchir, tout ce qu'il voulait c'était une vie heureuse avec sa meilleure amie.

‑ C'est banal mais c'est un secret. Et toi ?

Romi ne répondit pas tout de suite. Il y a plusieurs années, elle aurait simplement souhaité avoir une vie normale, c'est-à-dire de ne plus voir les esprits. A présent, eh bien...

‑ Je ne sais pas. Pour l'instant tout me convient, je ne suis pas à plaindre.

‑ Même pas la paix dans le monde ?

‑ C'est impossible.

Romi se mit au volant de sa citadine.

‑ Tu devrais souhaiter d'avoir une nouvelle voiture.

‑ Tu te trompes, c'est ton vœu à toi, ça. Et puis, tu es bien content de pouvoir transporter tes bouteilles en sécurité.

‑ Hmm... c'est pas faux.

La fille appuya doucement sur l'accélérateur et s'engagea sur la route.