L'attente
Raphaël ferma son carnet de compte et regarda Romi. Cela faisait moins de cinq minutes qu'elle buvait son café et elle était déjà sur le point de le terminer, comme il savait que sa copine aimait faire durer ce genre de moment, il se disait qu'il y avait quelque chose qui clochait.
‑ Tu penses à quoi ?
‑ A ce qu'avait dit la grenouille...
Raphaël fronça les sourcils.
‑ De quoi ?
‑ Tu sais, avant cette histoire d'esprit sans bras, on a aidé un couple dont la femme était enceinte, j'ai donné mon masque à la « grenouille » qui habitait la maison.
‑ Oui, bien sûr que je m'en souviens. Et donc ?
‑ Ce qu'il a dit t'a peut-être échappé mais je m'en rappelle, il a parlé du monde des esprits et des rumeurs qui y circulaient.
‑ Et donc ?
Romi se tourna vers lui.
‑ Ça ne t'intrigue pas, toi, le monde des esprits ?
‑ Pas plus que toi jusqu'à maintenant. Pourquoi ce revirement, d'un coup ?
‑ J'ai regardé un anime qui en parlait largement. Je me disais que si ça ressemblait à ce que j'y ai vu, j'avais presque envie d'y faire un tour.
‑ Pas question !
Les deux jeunes gens sursautèrent. Aki, le poil hérissé, s'était interposé entre eux. Romi mit ses mains devant elle.
‑ J'ai dit presque ! Ce n'est pas dans mes intentions, et certainement pas immédiate, je me doute que ça doit être très dangereux.
Le tanuki se radoucit.
‑ Pour une fois, tu fais preuve de bon sens.
Romi lui jeta un regard noir.
‑ Comme tu es tout le temps avec nous, tu n'y vas jamais dans le monde des esprits ? demanda Raphaël.
‑ Justement, j'y suis allé pas plus tard que la semaine dernière, quand Romi nous a rappelé Yui et moi pour qu'on se repose.
‑ Et vous êtes revenus comment ?
‑ Comme d'habitude, en pensant à Romi. Quand l'esprit et l'humain sont puissants et qu'il y a un lien entre eux, il suffit de pas grand-chose pour revenir. Avec ta grand-mère, Romi, parfois, une pensée suffisait pour que Madeleine nous invoque ou nous révoque. On n'y est pas encore avec toi mais on peut l'atteindre.
‑ Et lorsque la grenouille disait qu'il y avait des rumeurs sur nous, c'était vrai ? s'enquit la jeune femme.
‑ J'ai rien entendu mais ce n'est pas impossible, les esprits qui ne sont pas sur terre et qui n'ont pas de contractant s'occupent comme ils le peuvent.
Romi termina sa tasse et fixa la table. Ses pensées dévièrent dans un endroit sombre où aucune lumière ne filtrait.
Marie...
Romi écarquilla les yeux et revint à elle. Qu'est-ce qui venait de se passer ? Elle s'était reçue de plein fouets des sentiments et des émotions qui ne lui appartenaient pas. Elle regarda Raphaël qui était toujours en train de discuter avec Aki. Aucun des deux ne s'était rendu compte de ce qui venait de se passer.
La petite fille courait. Tout était flou autour d'elle. Elle savait qu'elle devait échapper à des adultes et aider son ami, ce garçon bien habillé qui n'avait pas de pieds et qui flottait à quelques centimètres du sol.
‑ Laisse-moi, fit-il, on en a déjà parlé, tu peux t'en sortir toute seule si tu me laisses.
‑ Je sais.
‑ Alors pourquoi tu ne m'écoutes pas ?
‑ Là ! Cache-toi là-dedans, vite !
La petite fille s'approcha d'un puits.
Romi ouvrit les yeux. A l'extérieur, les oiseaux chantaient. La jeune femme se tourna, Raphaël n'était plus au lit. Elle vérifia son portable, il affichait neuf heures, c'était trop tard pour se rendormir. Elle se leva et descendit dans le salon. Il n'y avait personne dans la maison et aucun bruit, d'habitude, Romi ne s'en formalisait pas, mais cette fois-ci, elle avait un étrange sentiment de solitude.
Une heure plus tard, elle était à l'agence. Comme d'habitude, elle mangea avec Raphaël puis décida de faire une sieste dans la pièce du fond.
La main dans celle du garçon, la fille courait. Elle ne s'arrêta que lorsqu'elle arriva au puits.
‑ Cache-toi là-dedans, je reviens.
Le garçon enjamba le puits.
‑ Fais attention à toi, dit-il, je t'attendrais le temps qu'il faudra.
La petite fille hocha la tête et le garçon se laissa tomber tout au fond du puits.
Romi émergea de son rêve.
Marie...
La jeune femme se redressa et cria :
‑ Raphaël, il se passe quelque chose !
Elle se dépêcha de rejoindre son copain et lui raconta les rêves qu'elle faisait depuis la veille.
‑ Alors si j'ai bien compris, fit Raphaël, une fille a aidé un esprit à se cacher dans un puits parce qu'il était poursuivi et tu entends sa voix l'appeler dans ta tête depuis hier. Ce garçon doit en avoir marre de l'attendre.
Romi soupira.
‑ Ses émotions ont l'air plus compliqué que ça.
Un livreur entra dans l'agence avec un gros carton dans les bras.
‑ Romi Hallet, c'est ici ?
‑ C'est moi !
La jeune femme récupéra le colis avec un grand sourire et l'ouvrit. A l'intérieur se trouvait une cinquantaine de livres intitulés « Les aventures de l'agence aux esprits » écrits par Romi et corrigés par Raphaël. Elle en prit quelques-uns et les posa sur le bureau, bien à la vue de tous.
‑ On avait dit pas de dépenses inutiles... d'ailleurs, tu sais où il se trouve, ce garçon dans son puits ?
‑ Tout ce que je peux dire c'est qu'il n'est pas en ville. Et encore, au vu des habits que la fille portait, c'est bien possible que ça se soit passé bien avant notre naissance et comme les villes changent souvent...
‑ C'est possible que le puits n'existe plus. On commence nos recherches ce week-end ?
Romi hocha la tête. Durant toute la semaine, lorsqu'elle était perdue dans ses pensées où qu'elle rêvait, elle revoyait cette petite fille et ce garçon qui essayaient d'échapper à leurs poursuivants. Autant dire que le samedi matin, Romi n'était pas au top de sa forme. Ils commencèrent leur recherche aux alentours de la ville.
‑ Il y avait des arbres près du puits, fit Romi une fois sortit de la voiture.
‑ Ils ont pu être enlevés.
‑ Concentre-toi, Romi, lança Aki. Si cet esprit à réussi à t'atteindre à l'agence et à la maison, tu peux savoir où il se trouve en suivant son énergie. Tout le monde n'est pas capable de le faire mais avec de l'entraînement, tu peux sentir les esprits qui sont autour de toi. Ce garçon ne devrait pas être trop difficile à trouver de cette manière. Protège tout de même ton esprit et appelle Yui, si c'est valable dans un sens, ça marche aussi dans l'autre, dès que tu libères ton énergie, nous la sentons.
Alors Romi se concentra.
‑ Il n'y a rien. Ou plutôt, il n'est pas là, parce qu'il n'y a pas rien.
Ils marchèrent quelques minutes au milieu des maisons, mais Romi fut catégorique, le garçon ne se trouvait pas ici. Ils réitérèrent cette action à différentes reprises et à plusieurs endroits. Ils décidèrent, à l'approche de midi, de visiter un dernier village, ils avaient faim mais ils voulaient bien sacrifier encore quelques minutes à la recherche de l'esprit, d'après Romi, le signal se faisait plus fort. Main dans la main, le couple parcourut les rues.
‑ Il est là !
‑ Je le sens aussi, dit Aki. C'est faible.
Pourtant, Romi s'engouffra immédiatement dans l'artère principale et se rendit jusqu'à la place à grands pas.
‑ C'est ici.
La jeune femme avait le doigt pointé sur un puits en pierre. C'était le même que dans ses rêves à ceci près qu'il était bouché par une plaque en bois sur laquelle était posée un pot de géranium. Les arbres étaient toujours debout. Romi s'approcha du puits, regarda autour d'elle et enleva le pot de fleurs pour le reposer plus loin.
‑ Il a été scellé il y a longtemps, remarqua Aki.
Raphaël et Romi virent effectivement un sceau à la peinture noire à moitié effacé inscrit sur la planche en bois.
‑ Il aurait pu partir depuis longtemps, ajouta le tanuki, pourquoi il ne l'a pas fait ?
Romi ôta la plaque en bois et se pencha à l'intérieur du puits. Il y faisait noir.
‑ Tu es ici ? Tu peux sortir ?
Un garçon dans un costume noir qui devait avoir dans les huit ans sauta hors du puits, les bras écartés, un grand sourire aux lèvres.
‑ Marie ! Attends... tu n'es pas Marie ?
‑ Elle s'appelle Romi, lança Raphaël. A quelques lettres près elle pourrait être ton amie mais ce n'est pas le cas.
Le sourire du garçon s'effaça. Il passa par-dessus les pierres et atterrit sur le sol.
‑ Qui êtes-vous ? Mes ennemis ? Vous êtes venue m'arrêter ?
‑ Si on le voulait, on ne s'y serait pas pris de cette manière. Tu veux qu'on aille parler dans un autre endroit ? Dans un village, les choses se savent.
‑ Je ne bougerais pas d'ici tant que je n'aurai pas vu Marie. J'ai fait une promesse.
Romi souffla. Ils n'allaient pas le déloger d'ici si facilement, alors avant d'utiliser la manière forte, elle fit une tentative un peu douloureuse.
‑ Écoute, je ne sais pas comment tu perçois le temps, mais entre le moment où tu t'es caché ici et aujourd'hui, il y a eu un changement de siècle, nous ne sommes plus dans les années mille neuf cents, tu comprends ? La Marie dont tu te souviens n'est plus la même et elle n'est peut-être même plus de ce monde. Elle ne reviendra pas.
Il y eut un silence puis l'esprit se mit à crier de toutes ses forces. Le vent se leva. Le couple se boucha les oreilles. Yuilhan lui sauta dessus, ce fut la seule façon de le calmer.
Assis derrière son bureau à l'agence, Raphaël observait le garçon boire du thé sur la petite table en face de lui. Debout à ses côtés, Romi demanda à l'esprit :
‑ Tu t'appelles comment ?
‑ Pourquoi est-ce que je donnerais mon nom à un humain ?
Le jeune homme le fixa.
‑ Réponds. On ne te fera pas de mal, on ne veut pas se servir de ton nom.
‑ Ernest.
‑ Vu tes habits, tu viens des années mille huit cents, non ? s'enquit Raphaël. Et d'une famille plutôt riche.
Le garçon haussa les épaules.
‑ La majorité des esprits anciennement humain ne se souviennent plus de leur vie passée, expliqua Aki, Charles est une exception, et encore, on n'en a jamais parlé mais il ne doit plus se souvenir de grand-chose concernant sa vie. Ce garçon a dû souffrir, il est mort jeune, on lui a coupé ou arraché les pieds. C'est mieux qu'il ne se souvienne de rien. Tu t'es réveillé où ?
‑ Dans une grande maison. Je ne sais pas pourquoi mais il fallait que je fasse payer à ceux qui vivaient là-bas, alors je m'en suis pris à eux. C'était satisfaisant, ça a duré plusieurs mois, petit à petit ils devenaient fous, certains sont même morts. Je suis parti lorsque je me suis retrouvé seul et que des exorcistes de pacotille sont entrés dans la maison. Je ne ressentais plus rien, ni le froid, ni la faim, j'avais à peine besoin de dormir alors je m'en suis allé.
‑ C'est là que tu as rencontré Marie ? demanda Romi.
‑ C'était beaucoup plus tard. Elle jouait dans l'herbe, elle pouvait me voir, j'étais content, je jouais avec elle.
‑ C'est à ce moment que les chasseurs d'esprits vous ont vu, fit Aki.
Le garçon hocha la tête.
‑ Elle m'a caché dans le puits, j'ai attendu une journée, j'ai entendu du bruit et je me suis endormi.
‑ Tu as dormi parce qu'ils t'ont scellé. Tu t'es réveillé il y a longtemps ?
Ernest hocha la tête.
‑ J'ai attendu longtemps, j'ai appelé Marie mais elle n'est pas venue. Vous si. On est en quelle année ?
Romi lui répondit. Le garçon écarquilla les yeux, se leva et se dirigea vers la porte.
‑ Où est-ce que tu vas ? demanda Romi.
‑ Chercher Marie !
‑ Est-ce que tu es sûr de toi ? La Marie que tu connais n'est plus la même. Tu ne la reverras peut-être plus jamais.
‑ Il faut que je la trouve.
‑ Tu ne connais pas son nom, tu ne sais pas où elle habite et tu ne sais pas ce qu'elle est devenue. Malgré tout, je ne t'arrêterais pas, tu as besoin de réponses.
Le garçon sortit de l'agence, Romi l'imita.
‑ Ernest ! Cette fois-ci, c'est nous qui t'attendrons, alors ne tarde pas trop à revenir.
‑ Pourquoi tu lui as dit ça ? lui demanda Raphaël une fois la jeune femme de retour dans l'agence. Il reste un esprit.
‑ Justement, vu sa personnalité il peut devenir dangereux alors un peu d'espoir ne peut pas lui faire de mal.
‑ Et on va l'attendre combien de temps, ton esprit ?
Romi haussa les épaules.
‑ Le temps qu'il faudra. Lorsqu'il sera prêt, il viendra, je te l'assure.
La jeune femme alla s'asseoir sous le regard de Raphaël. Il n'osait pas lui demander ce qu'elle ferait si Ernest commettait quelque chose d'irréparable. L'esprit semblait instable mais le jeune homme faisait assez confiance à Romi pour la laisser rendre sa liberté à ce garçon même s'il le sentait assez mal.
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